Recherches en Esthétique n°26, « Le (dé)plaisir », Fort-de-France, CEREAP, janvier 2021, 270 p., ISBN : 366-3-322-11332-1
1Entre surprise et fascination, découvrir ce nouveau numéro de Recherches en Esthétique s’affirme comme une promesse renouvelée. Un titre incitatif, dont la graphie originale fait sens et joue avec les couleurs d’une œuvre intrigante, éveille l’imagination du lecteur, avisé ou non, laissant augurer la possibilité de faire, entre les pages, d’imprévisibles et fécondes rencontres. Cet exemplaire ne déroge en rien au projet de cette belle revue-carrefour : s’affranchir des frontières, surprendre, en proposant une approche éditoriale originale, singulière, celle d’un espace transversal de réflexion où s’expriment des sensibilités intellectuelles et artistiques d’horizons géographiques et culturels divers. Défi ou pari réussi, Recherches en Esthétique est une revue au long cours. Elle possède une mémoire dont les traces s’inscrivent dans l’ensemble de ses numéros thématiques qui l’élèvent au rang de collection. Publiée en Martinique depuis 1995, cette revue a su conserver son rythme annuel de parution, son mouvement, sa pulsation. Plaisir sensible retrouvé après l’attente, celui de pouvoir arpenter ce numéro qui s’offre comme un rendez-vous, un rituel, une rencontre. Lire autrui entretissé avec d’autres permet d’interroger ou de s’interroger, de s’étonner, d’ouvrir de nouveaux espaces de création et de réflexion.
2Pour Dominique Berthet (2015), qui est à la fois directeur de la rédaction et de la publication, « une revue exprime une pensée en acte, une pensée du moment », et faisant écho à ces propos, la thématique de ce présent numéro s’inscrit résolument dans son temps : « plaisir relatif et profond déplaisir » (p. 61) se côtoient et se tissent à l’envi au creux de cette période étrange faite de ruptures, d’empêchements, d’isolements, de temps suspendu, imposés par le confinement et la crise sanitaire. À ce propos, Richard Conte s’interroge dans ce numéro de Recherches en Esthétique : « peut-on réellement confiner un artiste dont l’espace de l’atelier prolonge à l’infini les limites de son cerveau et l’étendue de son corps ? » (p. 89). Artiste et théoricien, l’auteur livre un retour passionnant sur sa pratique de la liasse, un rituel graphique accompagnant sa réflexion sur la question du plaisir/déplaisir. Journal de bord sensible et sans mots de cette période de confinement, cette liasse, véritable « mémoire poïétique » (p. 86), est largement illustrée par la reproduction de seize doubles pages (dont huit sont en couleur), des dessins de l’artiste qui accompagnent ses « Divagations poétiques », un texte captivant.
3Il revient au lecteur d’improviser son itinéraire à partir des sections qui composent le sommaire de ce 26e numéro, d’arpenter la revue au gré du hasard ou de ses envies ou d’en suivre l’organisation : « (Dé)plaisir esthétique », « (Dé)plaisir de la création », « (Dé)plaisir de la réception », jusqu’au « (Dé)plaisir en Caraïbe et à la Réunion ». Les titres des différents articles reflètent à eux seuls la polyphonie des voix et la liberté d’approche des contributeurs (philosophes, sociologues, critiques et théoriciens de l’art, universitaires, artistes) pour questionner la notion de plaisir en relation avec les arts et traiter de la tension qui émane du couple plaisir-déplaisir. La revue développe son propos au fil des vingt et un articles et les réflexions qui émergent des débats d’idées, études de cas, entretiens, s’entretissent à la manière d’une trame.
4La complexité semble le maître mot, que l’on se place du côté de la réception ou de la création. Selon Dominique Berthet, pour un artiste, « créer, c’est fréquenter intimement les affres de l’inquiétude et les joies de l’action » (p. 62). D’après Christian Bracy, chez certains artistes comme ORLAN par exemple, « le plaisir de déplaire » (p. 188) peut parfois constituer à lui seul le moteur de leur création.
5Dans l’expérience esthétique, les deux notions plaisir/déplaisir entretiennent des relations intimes et ambiguës. Au cours de l’entretien avec Marc Jimenez, qui ouvre les premières pages de la revue, Dominique Berthet soulève un paradoxe : dans la rencontre avec une œuvre, le déplaisir éprouvé pourrait avoir autant d’intérêt que le plaisir. « Dans la question de la réception de l’art, n’y a-t-il pas un intérêt à trouver dans le déplaisir ? » (p. 12). Selon Bruno Péquignot, le déplaisir est nécessaire, car il force à « rechercher, penser, analyser, critiquer » (p. 42) face à une œuvre qui parfois heurte, déroute ou perturbe. Si plaisir et déplaisir se côtoient, s’opposent, se complètent, se répondent, leur mouvement atteste au final de l’importance de la réflexion du récepteur.
6Parce qu’il est difficile de rendre compte, en quelques lignes, du contenu de deux cent soixante-douze pages, on retiendra plus particulièrement la diversité des exemples et des écritures, traces de propositions artistiques et d’expériences esthétiques de grande intensité, sur ce thème passionnant du « (dé)plaisir ». À chacun de trouver son chemin à partir de cette composition de fragments d’idées, de s’approprier ces réflexions ou encore de les prolonger par la découverte des quatorze notes de lectures des quelques publications récentes qui clôturent le volume.
7Au terme de ce numéro, s’impose une halte sur les hommages vibrants rendus par Dominique Berthet et Françoise Py à Frank Popper et Aline Dallier, « écrivains d’art » et « pionniers de la critique d’art » (p. 217 et p. 221). S’ajoute celui de Dominique Berthet à Marvin Fabien, « un artiste contemporain caribéen » (p. 231), mis à l’honneur à travers la reproduction de l’une de ses œuvres récentes sur la couverture de ce numéro qui lui est dédiée. Tous trois ont laissé des marques précieuses de leur pensée entre les pages de cette revue.
8On ne peut que souhaiter le plus vif plaisir aux lecteurs de Recherches en Esthétique dans la découverte de ce nouveau numéro passionnant et la plus grande longévité à cette belle revue qui « crée des liens entre les lieux, les individus, les esthétiques » (Scopalto).