Mérine CÉCO, Le pays d’où l’on ne vient pas, Paris, Écriture, 2020, 287 p., ISBN : 978-2-35905-334-0

Du sable rouge à l’île-cercle, ce pays d’où l’on ne vient pas. À propos du nouveau roman d’une auteure courageuse, Mérine Céco

Philippe CHANSON 

Texte

En réalité, tout se passait comme si le vrai bourreau,
c’étaient les souvenirs. (Céco, 2021, p. 58)


Je me rendais compte que nous étions des drogués de la mémoire du passé.
Nous nous réfugiions dans le passé pour ne pas affronter le présent,
et encore moins l’avenir. (Céco, 2021, p. 237)

1Pas très sûr que Fèmi, l’héroïne du roman, fille née en bordure du sable rouge béninois, aussi rouge que le furent les fers brûlants des esclaves passant la porte du non-retour, ne vienne pas vraiment de cette île-cercle de la Martinique. Entre l’immense étendue de sable et de mer de cette côte de Ouidah et celle entourant le petit cercle refermé de l’île propices aux « sports antillais » que sont la drive et les kankans-milans, elle porte une double part qui gît en elle : par sa mère et par son père. Mais n’ayant jamais pu connaître ce dernier, elle comprend que le pays de Martinique dont elle ne croit pas venir est de cette façon venu à elle. Et c’est dès lors à lui qu’elle va venir. Tel est le soubassement de ce roman, précisément intitulé Le pays d’où l’on ne vient pas, dont on ne va pas raconter en soi l’histoire si bien contée sous la plume toujours aussi belle, incisive, subtile et engagée de Mérine Céco.

Note de bas de page 1 :

C’est ce qu’expose Amselle (2001, p. 7-15) en proposant une nouvelle manière de considérer l’universalité des cultures par branchements. Je reprends et traite ce point de vue dans Chanson (2011, p. 145-155).

2Le mieux est d’accueillir son nouvel opus et de recueillir l’essentiel de ce qu’elle burine dans ses lignes, tant elles laissent si bien éclater les courbes et les profondeurs des sillons creusés par un commerce triangulaire d’histoires entremêlées, sens Afrique-France-Antilles. Un commerce triangulaire pour une fois inverse à celui de l’Histoire imposée, sens France-Afrique-Antilles qui, pourtant, encore et toujours affleure. Ainsi se trace le parcours de Fèmi qui découvre que de Cotonou à Fort-de-France en passant par les banlieues parisiennes, son Afrique est finalement étonnamment à géométrie variable. Branchée par ici, débranchée par-là, rebranchée encore ailleurs, l’Afrique n’est plus, n’est pas que la seule terre africaine de jadis1. Elle est désormais partout, quoique traînant toujours partout avec elle les scories de l’Histoire que l’on sait. Une découverte qui interroge Fèmi lorsqu’elle pointe les écarts de langage et d’attitude des uns et des autres et entre les uns et les autres ; ces uns (Africains) comme ces autres (Antillais) étant toujours prêts à s’accuser mutuellement d’un passé qui empêtre toujours leur présent et noyaute leur avenir, jusqu’à paradoxalement se substituer parfois à celui qui le fomenta : cet Autre colonial…

3Voilà ce que décortique et dispute ce roman qui, jouant beaucoup sur la métaphore, tourne autour de la mémoire, du souvenir et de l’oubli via une affaire – franchement surréaliste – qui s’en mêle et s’emmêle, ravivant aussi bien les rancœurs que les frictions et les fractions de tous bords. En bref tout un lot de postures propres à diviser ce qui devrait plutôt pousser à unir pour résister. Quelle est cette affaire ? Fèmi qui mène l’enquête en Martinique tout en profitant de tenter d’y retrouver son père, découvre qu’une délégation de la Métropole, en mission avec l’aval d’« élites » locales collabos, essaye d’administrer au forcing d’étranges petites pilules roses pâles dont l’effet vise à effacer la mémoire de ses nouveaux compatriotes en faisant le pari que, devant leurs éternels spasmes revendicateurs et propres à réclamer réparations, l’oubli consenti de l’Histoire servile et coloniale amnésiera leur mal-être et les amènera, du coup, à vivre enfin le bonheur d’un contentement citoyen ! Comme si l’on pouvait guérir d’une souffrance imposée par ceux-là mêmes qui ne le reconnaissent « qu’un petit peu mais pas vraiment », et qui tentent plutôt de mettre en place une stratégie de l’oubli. Manigance autant étrange que l’idée même en est incongrue : le « pays de la froidure » pense pouvoir congeler collectivement le passé alors que l’on ne peut d’autant moins anéantir une mémoire dite – bizarrement – « collective », que toute mémoire ne peut être en fin de compte que personnelle ; et quand bien même pourraient s’en partager des bouts et des pans, ces éclats de mémoire ne seraient-ils pas toujours diversement appréhendés ? À preuve cette quasi impossibilité, crasse, dans cette île-cercle, de s’unir et faire cause commune, chacun défendant avant tout ce qu’il pense être son précieux petit mo-la. Comment donc s’en sortir ?

Note de bas de page 2 :

Désarroi qui, dans une perspective épidémiologique, a été singulièrement analysé sous les termes de « détresse créole » et « détresse psychique » par Massé (2008).

4Dans l’entremêlement de ses personnages, dont toute une panoplie d’héroïnes féminines bien doubout sur leurs deux pieds, Mérine Céco, lucide et sans tabou – ce qui veut dire courageuse –, reprenant tout par devers l’Histoire (avec un grand « H »), va donc nous montrer tout « ça » (au sens vraiment psychanalytique !), osant carrément parler de « cyclothymie ambiante » (Céco, 2021, p. 175). Une expression forte, presque violente mais sans ambages pour désigner ce désarroi2 conduisant, entre déprimes et euphories, les néo-colonisés de l’île-cercle « tantôt à se résigner, tantôt à se déchaîner » (p. 175), via des sautes d’humeur ou de haut et de bas aussi intermittents que caractéristiques. Et Mérine Céco de nous balader à travers cette cyclothymie à moults tendances auxquelles ses fanm doubout auront à faire, victorieuses, jusqu’à l’évaporation de cette délégation repartant finalement impuissante, la tête basse, en catimini, non sans rebondir sur ce que cette affaire offre à penser : la mémoire ne doit pas être écueil mais accueil ; elle ne doit pas tomber dans l’écueil fantasmé ou manipulé par du collectif mais être accueil de ce qu’elle recueille déjà pour soi-même. Et dès lors, se muant en rétrospection intérieure, elle peut se partager aboutissant à comprendre, dans cette affaire, que les véritables petits cachets roses pâles amnésiants n’étaient sans doute pas tant ceux que la délégation distillait aux Martiniquais que « tout ce derrière quoi on se cachait pour ne pas affronter la réalité » :

On voulait jouir de la même égalité que les Français mais on ne voulait pas vraiment être français. On voulait plus de responsabilité mais on refusait de voter en faveur de l’article 74 de la Constitution du pays de froidure qui nous aurait permis d’acquérir un brin d’autonomie. On réclamait des réparations mais on n’était pas clairs sur le statut politique que l’on souhaitait. On rêvait de construire notre pays mais on était fiers que nos enfants réussissent en s’expatriant à l’étranger. On s’estimait lésés par les Békés mais on n’aimait pas trop que des Nègres nous commandent. On feignait de mépriser les Blancs mais on vénérait la moindre goutte de sang blanc qui coulait dans nos veines. On se savait d’origine africaine mais on n’aimait pas que l’on nous traite d’Africains. On préférait s’exprimer en français mais on militait avec rage pour la pérennité du créole, etc. (Céco, 2021, p. 253)

5Et Mérine Céco de demander via ses héroïnes si l’on voulait sortir « oui ou non, de cette situation intenable où l’on était toujours pris entre deux feux »… (p. 253)

6Sortir donc de ces entre-deux que prolongent la course au paraître, le leurre des 40 sacro-saints pourcentages de vie chère, l’immersion dans des religions anesthésiantes, l’enferrement des colorismes identitaires et etcétéra de tenailles semblables qui enserrent entre les crocs de l’oubli absolu du passé (alors qu’aucun peuple ne s’est jamais construit dans l’oubli) et ceux du ressassement continu d’une mémoire traumatique comme happée par la circularité irréductible de l’île (alors qu’aucune blessure ne s’est jamais guérie par rumination). Arrêter de faire semblant et bien plutôt résolument regarder le passé en face et non s’y réfugier pour affronter le présent et construire-étayer l’avenir. Se prendre en mains et assurer ses responsabilités en surmontant ses peurs. Et accepter de s’échiner à trouver une voie commune visant à se décoloniser d’un passé encombrant au lieu de continuellement s’approvisionner à la source même de ceux qui n’ont cessé de dominer pendant des siècles, pour sortir de la colonisation mais bien aussi de la néo-colonisation qui sourd de l’ancienne. C’est au miroir de cet arsenal, brandi à travers les héroïnes de Mérine Céco, que l’on pourra apprécier la mise en cause du souvenir dérivé en tant que bourreau, de la mémoire en tant que fardeau et du passé comme blessure et drogue. On sent bien que l’auteure fustige cette lourde domination sous perfusion, économique, politique, sociale, épidermique, qui anesthésie la réalité aux Antilles et dont le résultat crédite ces divisions et ces tensions continuelles entre tant de factions.

Note de bas de page 3 :

On gagnera, du coup, à relire ici la nouvelle intitulée « Mythologies filiales » que Mérine Céco nous livre dans Au revoir Man Tine (2016, p. 137-149). Elle renforce cruellement cette appréhension. C’est le texte sans doute le plus véridique et abouti que l’on pourra trouver sur « être fanm » aux Antilles. Dans le même ouvrage, sur « être Da », on lira le délicieux portrait – un adagio ! – que l’auteure peint de « Da Michèle » (p. 81-93).

7En somme, le roman de Mérine Céco est le récit et l’expression d’un désarroi, la traduction d’une angoisse face aux remous, aux dilutions et aux incertitudes que connaît la Martinique actuelle, mais un roman que l’on devine cependant serti de l’espérance en un « à-venir » possible. Car si l’auteure convoque à dessein ces figures de femmes néo-dissidentes en leur donnant la mission romanesque de substituer les petites dragées aussi roses pâles que l’épiderme des ex et néo-colonisateurs et les empêcher par ce biais de zombifier la mémoire des résidents de l’île-cercle, ce n’est pas pour rien. À travers elles, notre auteure pousse non seulement les Antillais de la gent masculine à faire leur autoréparation au lieu de se la laisser faire par d’autres, mais, devant leur faconde affichée et leurs ressorts exacerbés de kok, elle les pousse également à « dé-passer » le machisme tutélaire ambiant tout en dépoussiérant ce matriarchalisme et cette matrifocalité mythologisés par ces vieux poncifs de Da, de Man et de Poto-mitan, sans parler de ces manies et manières de réduire si souvent les fanm en termes de bonda et koukoune ; des assignements qui tentent au vrai de cacher leurs propres peurs et faiblesses d’aveugles face à ce qu’ils savent bien ce qu’elles valent, ce qu’il leur doivent, ce dont elles sont capables, en un verbe ce qu’elles sont. Il faut lire ici les pages 153-155, dures mais saisissantes, pour ne pas dire crucifiantes, que nous livre Mérine Céco3. Elles se terminent par cet agacement non contenu :

Or, voilà que ces hommes qui n’avaient jamais cessé de parler en notre nom à nous, sans jamais douter de leur savoir sur nous, femmes, mères, sœurs, amantes, grand-mères et j’en passe, continuaient de tenir le crachoir, alors même que nos enfants étaient menacés, nos familles en passe de se diluer dans une Martinique-Madino dont nous ne voulions pas. C’est alors que nos digues ont cédé. Nous leur avons craché au visage que nous avions décidé de faire bande à part, à moins qu’ils n’acceptent de se soumettre à nos manières de faire. Enfin, nous prenions les choses en main ! Notre nouveau slogan : « Qui nous aime nous suive » ! (Céco, 2021, p. 155)

Note de bas de page 4 :

On pense par exemple au superbe manifeste Éloge de la Créolité de Bernabé, Chamoiseau et Confiant (1989).

8Il y a donc encore quelque chose en plus à découvrir dans ce roman-cri de Mérine Céco : le combat d’une créolité via les femmes, ou d’une « créolité femme » ou « côté femmes », tant ces dernières ont ce don intuitif et perceptif de faire plus droit au passé tordu par le mal des mâles (et jusqu’à se sacrifier) pour construire plus fidèlement le présent tout en pensant bien plus concrètement à « l’à-venir ». Et c’est pourquoi, concrètement, au-delà de la fiction romanesque, Mérine Céco qui n’a cessé et qui n’a de cesse de se nourrir des écrits d’une créolité magnifique, mais qui jusque-là a toujours été – faut-il le préciser ? – très masculine4, tente en effet, à travers l’action conjointe et unie de ses héroïnes capables de cimenter une vision ou à tout le moins une action commune, « de forger – m’a-t-elle confié – une créolité un peu plus féministe ». En soi, cet élan n’est pas nouveau. On pense forcément aux sœurs Paulette et Jeanne Nardal dont on oublie qu’elles ont carrément balisé, à leur époque (l’entre-deux-guerres), les idées et les chemins de la Négritude que reprendront les hommes. Et c’est sans doute ce qui ressort le plus de ce roman, sa pointe : l’appel à une créolité plus féminine (de sens et de caractère), plus féminisée (d’option et de point de vue), et donc plus féministe (en termes d’engagement et de résistance), parce que « notre vision des choses ne rejoint pas exactement celle des hommes », m’écrit encore avec justesse Mérine Céco.

9L’auteure chercherait-elle, par ce trait d’horizon, à devenir – comme certains ont pu le penser – une des voix féminines majeures de la littérature antillaise ? Ce serait très mal connaître Mérine Céco ! Je crois bien plutôt à ce dont son engagement et sa personne tout simplement reflètent et témoignent : cesser d’être et de rester une enfant de la Martinique pour devenir impérativement majeure et mature dans sa réflexion sur et au bénéfice de ce pays aimé d’où elle vient. Car elle, elle sait le pays d’où l’on ne vient pas. C’est la voie et la voix qu’elle porte profondément, humainement et littérairement en elle, incarnant assurément ce qu’elle fait dire de Frida à Sonia, deux de ses héroïnes : « Elle, elle me dit qu’elle ne sait pas rester à la circonférence des choses. Je suis comme elle, je déteste la superficie, le degré zéro, la surface » (Céco, 2021, p. 62).

10De sa terre Marine dont elle porte l’Écho, elle est courageuse Mérine Céco.