Autour du Congrès Mondial de Flamenco de l’Institut Cervantes : présentation générale et pistes de réflexion The World Flamenco Congress of the Cervantes Institute: General Presentation and Lines of Inquiry
Compte rendu de l’inauguration du Congrès Mondial de Flamenco qui s’est réuni à Madrid le 29 mars 2021. Pour son trentième anniversaire, l’Institut Cervantes, en partenariat avec Unión flamenca (l’Association d’Artistes Professionnels du Flamenco), a choisi de parier sur la diffusion internationale du flamenco à partir de cinq axes thématiques englobant les principaux enjeux actuels du genre. Pensé comme une plateforme de réflexion globale autour du flamenco, ce Congrès offre l’occasion de s’intéresser à l’atelier Trad. Cant. Flam., atelier de traduction de letras engagé au sein du groupe de recherche EHIC.
Report on the inauguration of the World Flamenco Congress convened in Madrid on March 29, 2021. For its thirtieth anniversary, the Cervantes Institute, in partnership with Unión flamenca (Association of Professional Flamenco Artists), has chosen to focus on the international circulation of flamenco. The topic was addressed in five thematic axes encompassing the main current issues of the genre. Conceived as a platform for global reflection about flamenco, this Congress is an opportunity to look into the Trad. Cant. Flam. workshop, a translation workshop of letras engaged within the EHIC research group.
Figure 1 : Cérémonie de présentation du Congrès Mondial de Flamenco (Madrid, le 29/03/21)
© Presentación del Congreso Mundial de Flamenco / EFE
De gauche à droite : Francisco José Arcángel (cantaor), Luis García Montero (directeur de l’Institut Cervantes), Carmen Linares (cantaora), Marina Heredia (cantaora), Rocío Márquez (cantaora et commissaire du Congrès), Miguel Marín (directeur artistique).
1. Quand un et un font huit
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La cérémonie d’ouverture de ce Congrès est visible en ligne à l’adresse suivante : https://www.youtube.com/watch?v=pa-5OxTouVM. Toutes les citations suivies d’un minutage sont des propos tirés de cette vidéo (Instituto Cervantes, 2021).
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« Cádiz, salada claridad ; Granada, / agua oculta que llora. / Romana y mora, Córdoba callada. / Málaga cantaora. / Almería, dorada. / Plateado, Jaén. Huelva, la orilla / de las tres carabelas. / Y Sevilla » (Machado, [1936] 1993).
- Note de bas de page 3 :
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Un exercice de style auquel nous nous sommes prêtée pour l’occasion : « África, don de la palabra. Asia, / aura exótica. / Cosmopolita, América del Norte. / América del Sur, alma en la tabla. / Europa apostaora. / Andalucía la introspectiva / tierra de alta cultura. / Y flamenca. »
- Note de bas de page 4 :
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« Catalyseur d’une cosmovision du flamenco ». Pour cette citation et les suivantes : traduction de l’auteure.
- Note de bas de page 5 :
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« D’où ils viennent, à quels moments de l’histoire ils se sont accentués et où ils nous mènent ».
1Dix ans après la tenue du premier Congrès International de Flamenco à Séville (2011), c’est aujourd’hui l’Institut Cervantes qui choisit de parier, à l’occasion de son trentième anniversaire (1991-2021) et du centenaire du Concours de Cante Jondo de Grenade (1922-2022), sur la diffusion et la connaissance du flamenco en inaugurant son propre Congrès Mondial de Flamenco1. Deux dates historiques, une célébration mondiale et cinq grands points de rendez-vous : un événement sans précédent et pour ainsi dire à huit temps qui n’est pas sans rappeler, avec un peu d’imagination, le célèbre huitain machadien « Canto a Andalucía »2. À ceci près que le Congrès – organisé en collaboration avec Unión Flamenca (l’Association d’Artistes Professionnels du Flamenco) – déborde quant à lui largement le cadre de la géographie andalouse, troquant les huit provinces et leur description contre les quatre coins du monde et leur angle d’étude respectif3. Et pour cause : il se veut le « catalizador de una cosmovisión del flamenco »4 (Rocío Márquez, 14m31s), une plateforme de méditation articulée autour de cinq grandes lignes thématiques distribuées sur les cinq continents en collaboration avec les principaux festivals, instituts et salles d’exposition du monde pour les deux ans à venir. Les mots (Afrique), le mouvement du corps et la dimension exotique (Asie), la transformation et le futur (Europe), le métissage et la diversité (Amérique du Nord), et le lien entre émotions et professionnalisation (Amérique du Sud) constituent les fils conducteurs d’une réflexion globale à mener sur le flamenco autour d’un certain nombre d’acquis et de systèmes de croyance ancrés dans l’inconscient et l’imaginaire collectifs. Tout l’intérêt de la démarche engagée par le Congrès vise à reprendre, non pas dans une optique historiciste ou commémorative mais dans une perspective critique et (auto)réflexive, l’ensemble des problématiques soulevées par le Concours de Cante Jondo de Grenade (la division entre le flamenco dit « pur » et « adultéré », la légitimation du flamenco par les élites culturelles, les conséquences de la professionnalisation du cante, le flamenco comme espèce en voie de disparition, etc.). Plutôt que d’apporter des réponses strictement consensuelles, tranchées et définitives, il s’agit par ces questionnements d’interroger et de réactualiser un ensemble d’idées reçues et de préjugés en les analysant de façon diachronique, dans le but d’essayer de comprendre « de dónde vienen, en qué momentos históricos se han acentuado y adónde nos llevan »5 (Rocío Márquez, 18m39s).
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Reprise du célèbre vers « De la musique avant toute chose » de Paul Verlaine dans son « Art poétique » (1874).
2. « Du rythme avant toute chose »6
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« Le rythme du flamenco, c’est le mot ».
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« Nous parlons à un rythme, nous ressentons à un rythme, et nous nous faisons comprendre à un rythme ».
- Note de bas de page 9 :
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Voir glossaire.
2La table ronde s’est centrée sur le premier axe d’étude en introduisant la question du lien étroit entre les mots et le flamenco. Une vaste trajectoire aux intersections et déviations multiples, qui est allée de la revendication machadienne de la poésie populaire à l’adaptation par le cante de la poésie dite savante, en passant par l’exercice de la création artistique, les limites expressives du langage et l’idée de la parole désarticulée. Autant de questions qui s’inscrivent non seulement au cœur de la recherche universitaire actuelle mais qui alimentent également la pratique réfléchie et réflexive des artistes sur leur art. De la théorie à la pratique et vice versa, se crée ce que Meschonnic nomme une « pensée du continu » (Meschonnic, 1970) qui a motivé chez les quatre artistes présents un retour d’expérience sur les enjeux ayant présidé au transfert du langage poétique de poètes tels que Federico García Lorca, Juan Ramón Jiménez, Miguel Hernández ou encore Antonio Orihuela, vers un répertoire proprement flamenco. En revenant sur l'importance du rythme constitutif du mot en lui-même, ainsi que de sa diction naturelle et de son articulation dans le cante, Arcángel a posé l’une des bases théoriques de l’esthétique flamenca : « el ritmo del flamenco es la palabra »7 (42m37s). Logée au cœur de la confluence d’intérêt entre littérature et flamenco, l’historicité de la voix portée par le discours annule l’opposition binaire entre la prose et le vers, l’écriture et l’oralité. Tout est dans le rythme, qui marque aussi bien le temps de l’énonciation que le temps des émotions, tant il vrai que « hablamos a un ritmo, sentimos a un ritmo, y nos hacemos entender a un ritmo »8 (Arcángel, 43m21s). Insuffler dès lors à un mot, un paragraphe ou une strophe un rythme qui n’est pas le sien pour le faire entrer dans le compás9, revient inévitablement à violenter le texte d’arrivée ou à trahir le texte de départ.
3. Du flamenco à la lettre : le cas de la traduction des letras
- Note de bas de page 10 :
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Cet atelier, encadré et dirigé par Vinciane Trancart et Anne-Sophie Riegler au sein du Laboratoire EHIC (Espaces Humains et Interactions Culturelles) de l’université de Limoges, a notamment fait l’objet d’une journée d’étude et d’un workshop autour de la traduction du chant flamenco les 24 et 25 septembre 2020. L’atelier travaille actuellement sur la traduction de la Antología del Cante Flamenco dirigée par Perico el del Lunar (1954/2015). Voir les textes de présentation de cet atelier ainsi que les réalisations de ses membres (enregistrements, transcriptions, traductions et articles), au début de ce numéro 2 de la revue FLAMME.
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« Les besoins minimes ».
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Citation issue des correspondances électroniques échangées avec Serge Salaün dans le cadre de l’atelier Trad. Cant. Flam., entre 2019 et 2021.
3L’adaptation d’un texte au cante rejoint en cela l’exercice de la traduction, toute la difficulté étant de ne pas traduire seulement d’un langage à l’autre ou d’une langue à une autre, mais de veiller au contraire à conserver « [t]out ce qui fait qu’il n’y a pas que le sens des mots » (Meschonnic, 2007, p. 22). Tout acte de traduction, en fonction de l’objectif qu’il vise, « montre d’abord sa représentation du langage, et sa représentation de la chose nommée littérature, ou poésie » (p. 22). Ainsi, contrairement à la plupart des transcriptions et traductions de coplas qui ont pu le précéder, l’atelier de traduction engagé au sein du laboratoire de recherche EHIC Trad. Cant. Flam. place quant à lui la notion clé de chantabilité au centre de sa pratique, se faisant à la fois l’écho et le réceptacle de la réflexion sur le va-et-vient incessant entre les mots et le flamenco10. La confrontation de l’écrit à la structure mélodique du cante permet alors de penser le rythme comme « une organisation du mouvement de la parole » (Meschonnic, 2007, p. 27) ou comme « une gestuelle du sens » (p. 29). Le rythme ne se résume pas à une affaire d’intensité, d’accents ou de répétitions, il se définit aussi et avant tout par « le rythme prosodique, le récit du récitatif, pas seulement le récit du sens des mots » (p. 29). C’est sur la base de cette logique bidirectionnelle entre le mot et la voix, la théorie et la pratique, que la traduction des letras est appelée à se poursuivre dans le chant. Comme le rappelle Arcángel, tout texte devient chantable dès lors qu’il recouvre « las necesidades mínimas »11 (41m18s) du cantaor, de manière à être suffisamment audible et lisible pour et par celui-ci. C’est en partie le travail réalisé au sein de l’atelier Trad. Cant. Flam. par Chloé Houillon et Maguy Naïmi, accompagnées à la guitare par Claude Worms, et ce que pointe, entre autres, Serge Salaün lorsqu’il se réfère au degré de chantabilité des traductions du cante : « Vocaliser en français sur des i ou des u, ou certaines nasales, ne produit sans doute pas le même "effet" que dans l’original. Un chant dramatique risquerait même de changer de nature »12.
4. Autour de l’idée d’une chantabilité durable
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« Le flamenco porte en lui le rythme du mot ».
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« Notre phare, c’est le mot ».
- Note de bas de page 15 :
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« Un ballot de mots ».
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« De haute culture ».
4En définitive, l’enjeu ultime qui sous-tend toute réflexion de nature hybride autour de la création de letras semble devoir s’ancrer dans une notion de chantabilité durable. Ce travail, qu’il soit de l’ordre de l’adaptation intertextuelle, de la composition musicale ou de la traduction interlinguistique, se doit en effet de respecter une charte éthique qui repose avant tout sur le respect d’un ensemble de matières premières qui seront par la suite amenées à être corrélées : dimension populaire des coplas et langage poétique savant, forme et sens du texte source et du texte cible… Entre conversion et conservation, il s’agit d’établir la conversation la plus responsable qui soit entre le mot et la voix, mais aussi entre la théorie et la pratique, en trouvant le meilleur équilibre possible sur la base d’un conflit souvent préexistant. Avec, en tout et pour tout, le rythme. Si la copla est souvent considérée comme la partition du cantaor, c’est au titre du précepte énoncé par Arcángel selon lequel « el flamenco tiene el ritmo de la palabra »13 (37m32s). « Nuestro faro es la palabra »14 (43m08s), conclue-t-il ; « un fardo de palabras »15, pourrait-on ajouter. Une sorte de « faro-fardo » qui est aussi un fardeau comme l’a été, et dans une certaine mesure continue de l’être, l’esprit d’innovation, de rénovation et d’expérimentation propre aux artistes qui explorent le lien entre les mots (écrits, parlés, chantés, tus) et le flamenco, dont le précurseur par excellence reste Enrique Morente (Grenade, 1942 – Madrid, 2010). Mi-phare, mi-fardeau, les mots définissent un flamenco « de alta cultura »16 (Luis García Montero, 2m38s) qui ne s’accommode pour ainsi dire que de textes de « haute couture », faits sur mesure, à l’image de la composition inédite d’une letra et de l’élaboration d’une mélodie flamenca hors palo (ou style) traditionnel, ou encore de ce que serait, hors frontière, la création stricto sensu d’une copla flamenca en langue étrangère. Lorsque le sens nous échappe, précisément à l’endroit même où il achoppe, l’enjeu consiste à trouver des alternatives et à opérer des choix, dont les plus porteurs font précisément aujourd’hui du flamenco un gage d’avenir. Tant et si bien que nous serions tentée de conclure avec Meschonnic qu’au fond « [i]l n’y a pas de problème de traduction. Il n’y a pas d’intraduisible. Il y a seulement le problème de la théorie du langage qui est à l’œuvre dans l’acte de traduire, qu’on le sache ou non » (2007, p. 22).