Appel à contribution – N°4 | 2024

Les espaces urbains dans les fictions criminelles espagnoles :
(dé)cadrer la ville à l'écran et en bande dessinée

Sous la direction de Diane Bracco (EHIC - Université de Limoges)
et Thomas Faye (CeReS - Université de Limoges)

Parution en janvier 2024

Date limite de proposition des articles : 31 mars 2022

De nombreuses études évoquent les destins croisés de la bande dessinée et du cinéma. Tantôt pour rappeler que BD et cinéma recourent aux mêmes outils et au même métalangage (L. Cuñarro et J. E. Finol), tantôt pour souligner qu’ils « empruntent […] les mêmes voies d’expression » tout en rappelant que « leur langage est essentiellement différent » (T. Groensteen, 2005). Ils partagent également un intérêt particulièrement appuyé depuis le milieu du XXe siècle pour les univers de la fiction criminelle. Une telle prédilection peut s’expliquer par le fait que ces media du visuel se prêtent à la représentation de l’atmosphère, tout particulièrement urbaine, caractéristique des genres du polar (J. Madrid), du noir ou du thriller.

En tant qu’écritures (audio)visuelles, elles impliquent ce que Pascal Bonitzer désigne comme l’« exercice d’un droit de regard » du spectateur/lecteur ainsi qu’une instance de contrôle du regard de celui-ci (W. Eisner) en lui imposant une image, une série de représentations, et en le guidant vers l’interprétation de ce qui est montré. Ce droit de regard et ce contrôle sont rendus possibles et exercés par le contenu de l’image montrée lui-même, mais aussi par l’évocation, en creux, de ce que l’image ne montre pas et de ce qui, supposément, l’entoure.

Jan Baetens (2021) attribue la proximité entre les deux media au fait qu’ils soient construits sur des images « ‘cadrées’, ce qui implique par définition qu’elles ont aussi un hors-cadre ou horschamp », sans pour autant manquer de signaler que « le statut de cette zone autour de l’image réalisée n’est pas du tout le même ». Il établit ainsi le cadre en tant qu’élément structurant des langages audiovisuels et bédéique, et en facteur de sens incontournable des fictions cinématographiques, télévisuelles et iconotextuelles.

Au cinéma, le cadre s’incarnera dans le plan, rigide et matériellement contraint ; dans la bande dessinée, il prend corps de façon plus souple dans le multicadre (T. Groensteen, 1999). Dans tous les cas, il interpelle le spectateur/lecteur et s’érige en unité de sens, à la fois homogène en surface et traversée de dialectiques complexes : en imposant des limites à la représentation, il crée un espace au sein duquel il tire sa cohésion des relations qu’il rend possibles entre les éléments qu’il enserre (P. Fresnault-Deruelle, 1975), tout en leur donnant sens à son tour. Il est donc un maillon essentiel de la structuration des arts séquentiels (cinéma, productions télévisuelles, bande dessinée), dans lesquels il est capable de créer l’illusion d’un mouvement, du temps qui passe, à partir d’une écriture fragmentaire et fragmentée. Il interroge, en somme, les valeurs d’homogénéité et de continuité de la représentation, en influençant la perception. Son appréhension doit donc être paradigmatique et syntagmatique, variant ainsi de la représentation statique contenue dans le cadre, à l’inscription de celle-ci dans le continuum sémiotique qui l’unit aux éléments qui l’entourent.

Pourtant, la séquentialité propre à ces deux media ne joue pas du cadre de manière similaire (J. Baetens, 2021 ; T. Groensteen, 2005), la bande dessinée se construisant sur des béances sans doute plus profondes que le cinéma ou les productions télévisuelles. Il nous faudra donc réfléchir au cadre et aux processus qui mènent à sa configuration, à la fois du point de vue de sa composition interne et de la place qu’il occupe dans l’engendrement de la séquence. Ces processus seront d’abord matériels : le cadre et le cadrage, son découpage, son modelage, son format (plus ou moins « élastique » [B. Peeters, 1998] selon le medium), ce qu’il inclut ou ce qu’il exclut dépendront de la pellicule, de son traitement analogique ou numérique, des limites de l’écran (P. Bonitzer ; D. Villain), des limites de la page ou de la planche (J. Baetens, 2021), de la matérialité du support de diffusion qui en informent les contours et donc les contenus. Il s’agira ensuite de processus narratifs puisque la construction du cadre vise à ce que le spectateur/lecteur « reconnaisse avant qu’il analyse » (W. Eisner), obligeant le réalisateur ou l’auteur à « ‘voi[r]’ pour le lecteur » – et, de fait, également pour le spectateur –, c’est-à-dire à opérer une sélection des pics narratifs à représenter. Ces derniers doivent s’inscrire dans une continuité scénographique et narrative reconstituée par la coopération du spectateur/lecteur dans l’acte d’assemblage et de montage de l’unité du récit. Les processus seront encore esthétiques, puisqu’ils relèvent de choix de composition du cadre, de l’image, qui allient souci du visuel et construction du récit. Ils seront finalement rhétoriques, en ceci que les choix évoqués ci-avant vont, autour du cadre, participer de stratégies de tensions entre ce qui est montré et dit, et ce qui est occulté et tu, entre ce qui est construit et ce qui est à construire (on pensera à la closure qu’évoque McCloud en bande dessinée, en tant qu’ellipse génératrice de sens, mais on pensera aussi, au cinéma, à la dialectique du cadre/cache établie par Bazin et prolongée par Bonitzer). On joue alors avec les attentes et les frustrations du spectateur/lecteur, contraint de se soumettre au cadre et d’en imaginer les contours, le contexte, le hors-cadre.

Nous voudrions donc orienter l’appréhension du cadre en tant qu’élément structurant des media audiovisuels et bédéique vers une réflexion sur les enjeux d’une esthétique de la fragmentation, afin d’interroger en particulier les principes de continuité, de rupture, de marges contraignantes ou libératrices, de clôture, d’ouverture dans la création de l’univers fictionnel.

C’est à la lumière de ces considérations que nous entendons examiner les représentations de la ville espagnole au prisme des fictions criminelles dans les media audiovisuels et la bande dessinée. Les atmosphères de mystère, de suspense ou d’angoisse mises en place par les réalisateurs, dessinateurs et auteurs espagnols exploitent le potentiel visuel intrinsèque des genres fondés sur le crime, dérivés d’une littérature policière internationale à la fois inspiratrice et tributaire de l’imaginaire du noir hollywoodien des années 1940-1950, lequel fait la part belle au motif urbain. La profusion de récits policiers publiés chaque année, projetés sur les écrans ou diffusés via les plateformes numériques suggère que le polar, le thriller et le (néo)noir (J. Memba, 2019) omniprésents dans la création visuelle et audiovisuelle très contemporaine en Espagne, appellent à la figuration et à la représentation par le biais de l’image, ce que confirment les abondantes circulations transmédiatiques de la littérature vers le cinéma, la télévision et/ou la bande dessinée. L’exemple le plus éloquent demeure sans nul doute celui du détective de Manuel Vázquez Montalbán, Pepe Carvalho, dont les aventures urbaines ont fait l’objet de multiples adaptations cinématographiques dès la fin des années 1970 (Tatuaje de Bigas Luna, Asesinato en el Comité Central de Vicente Aranda, El laberinto griego de Rafael Alcázar, Los mares del Sur de Manuel Esteban) et télévisées (série TVE, Olímpicament mort de Manuel Esteban) et continuent aujourd’hui d’être transposées en bande dessinée (Tatuaje et La soledad del manager, cosignées par Bartolomé Seguí et Hernán Migoya). Plus récemment, la très populaire trilogie du Baztán de l’autrice basque Dolores Redondo a donné lieu simultanément à une adaptation cinématographique financée et distribuée par Netflix ainsi qu’à une transposition en bande dessinée par Ernest Sala. L’élément urbain a ici plus à voir avec l’idiosyncrasie des villages et petites villes de la Navarre profonde qu’avec les grandes métropoles mais devient signifiant dès lors qu’il s’inscrit en regard des paysages naturels pour dire la permanence des superstitions locales.

Force est de constater que les genres criminels, popularisés en Espagne par les éminents romanciers du polar de la Transition démocratique (J. Paredes Núñez) et renouvelés par les arts et les lettres depuis le début du XXIe siècle (À. M. Escribà et J. Sánchez Zapatero1, R. Higueras Flores et J. L. López Sangüesa), accordent à l’espace urbain un rôle prépondérant dans l’enregistrement d’une certaine réalité humaine et sociale. Cinéastes et auteurs de bandes dessinées s’approprient la cité et son imaginaire, la convoquent, la stylisent, la fragmentent, la (ré)inventent à l’écran ou sur la page, explorant par l’image l’articulation étymologique entre la ville (polis), le récit policier – entendu ici au sens large – et le politique. Si Madrid et Barcelone demeurent deux incontestables pôles de la spatialité criminelle dans ces productions (cinéma barcelonais de la décennie 1950, cinéma quinqui, Tarde para la ira de Raúl Arévalo, Antidisturbios de Isabel Peña et Rodrigo Sorogoyen, également réalisateur du film Que Dios nos perdone), de nombreux films, séries, romans graphiques et bandes dessinées décentrent leurs intrigues, ancrées dans d’autres Communautés Autonomes dont elles permettent de sonder les réalités locales, tels le Pays Basque (Todo por la pasta d’Enrique Urbizu, El silencio de la ciudad blanca de Daniel Calparsoro, Las oscuras manos del olvido de Felipe Hernández Cava et Bartolomé Seguí, la trilogie Yo de Antonio Altarriba et Keko), la Navarre (adaptations de la trilogie du Baztán par Fernando González Molina ou par Ernest Sala pour le roman graphique, Muerte en San Fermín de Alejandro Pedregosa y José Carlos Sánchez), la Galice (O sabor das margaridas de Miguel Conde, El desorden que dejas de Carlos Montero), la Communauté Valencienne (Canción de atardecer de Jordi Pitarch et Carlos Tosca), les îles Canaries (Hierro de Jorge Coira) ou l’Andalousie (7 vírgenes, Grupo 7 et La isla mínima d’Alberto Rodríguez, Toro de Kike Maíllo, El Inocente d’Oriol Paulo, Brigada Costa del Sol de Pablo Barrera et Fernando Bassi). Bien qu’elle se colore différemment selon le lieu choisi et les marqueurs identitaires affichés, la ville en tant qu’espace criminogène ne se réduit jamais à un simple décor : saisi comme un personnage à part entière, elle est “agent de la fiction” (J.-Y. Tadié) en ce qu’elle motive les actes des enquêteurs, victimes et assassins qui en sont l’émanation, individus issus de tous milieux sociaux qui incarnent et prolongent ses dysfonctionnements.

C’est précisément la manière dont réalisateurs et auteurs s’emparent de la ville en tant qu’espace représenté et construction diégétique se déployant à travers un espace de représentation – l’espace filmique ou celui de la vignette, du strip, de la planche –, qui sera analysée ici : nous nous intéresserons tout particulièrement aux cadrages privilégiés par ces créateurs pour matérialiser les regards portés sur les microcosmes urbains de l’Espagne, à l’aune d’une dialectique de monstration et d’occultation inhérente au concept de cadre. L’étude des relations dialogiques entre le cadre et le hors-cadre, le champ et le hors-champ ou le hors-vue montre des troncations visuelles, des suspensions narratives, des effets de vide qui sollicitent l’invisible, des cadrages insolites qui focalisent l’attention « sur les zones mornes ou mortes de la scène » (P. Bonitzer, 1985). Il s’agira ainsi d’interroger le fonctionnement du cadre comme élément constitutif d’une grammaire visuelle propre à chacun des langages – cinéma ou télévision, bande dessinée ou roman graphique – et centrée sur la composition et la représentation de la ville, au croisement de la perception esthétique et de la construction sémiotique. Nous observerons les déclinaisons du cadre et du (dé)cadrage afin de montrer en quoi ces procédés visuels – ou audiovisuels, s’agissant d’objets qui mobilisent aussi le son – et narratifs sont générateurs de sens, et catalysent les valeurs que revêt la ville espagnole dans la construction du discours qui sous-tend les fictions criminelles.

Si cette publication n’exclut pas l’étude d’adaptations transmédiatiques en tant que phénomène créatif, elle ne saurait se réduire à cette dernière. Les auteurs pourront choisir des corpus ne relevant que de l’un ou l’autre des media évoqués dans cette présentation, afin de se centrer sur ses spécificités.

Les contributions devront être rédigées en français, en espagnol ou en anglais et paraîtront dans un prochain numéro de la revue FLAMME. Les auteurs devront envoyer une proposition d’environ une page d’ici le 31/03/2022 aux coordinateurs du projet, Diane Bracco (diane.bracco@unilim.fr) et Thomas Faye (thomas.faye@unilim.fr). La réponse du comité scientifique sera communiquée avant le 15/04/2022. Les articles devront être envoyés aux adresses mail indiquées ci-dessus d’ici le 15/10/2022. La publication est envisagée pour l’hiver 2022.

Comité scientifique

  • Jean-Paul Aubert (Université Côte d’Azur)

  • Jan Baetens (Université catholique de Louvain)

  • Cécile Bertin (Université de Limoges)

  • Pascal Bonitzer (réalisateur, scénariste et essayiste)

  • Nicolas Couegnas (Université de Limoges)

  • Camille Gendrault (Université Bordeaux Montaigne)

  • Émilie Guyard (Université de Pau et des Pays de l’Adour)

  • Matthieu Letourneux (Université Paris Nanterre)

  • Jacques Migozzi (Université de Limoges)

  • Agatha Mohring (Université d’Angers)

  • Pedro Poyato (Universidad de Córdoba)

  • Lucia Quaquarelli (Université Paris Nanterre)

  • Myriam Roche (Université de Savoie Mont Blanc)

  • Bertrand Westphal (Université de Limoges)

Bibliographie indicative

BAETENS Jan, “Bande dessinée, formats, hors-champ : l’enseignement des blow books”, Comicalités [en ligne], Bande dessinée et culture matérielle, mis en ligne le 11 avril 2021. URL :
http://journals.openedition.org/comicalites/4996

BAETENS Jan, “Quel décor pour quel récit dans la bande dessinée contemporaine ?”, Actes Sémiotiques, 2008 [en ligne]. URL : https://www.unilim.fr/actes-semiotiques/3401

BAZIN André, Qu’est-ce que le cinéma ?, Paris, Éditions du Cerf, coll. “Septième Art”, 1976.

BONITZER Pascal, Décadrages : peinture et cinéma, Paris, Paris, Cahiers du cinéma / Éditions de l'Étoile, coll. “Essais”, 1985.

BONITZER Pascal, Le Champ aveugle : essais sur le cinéma, Paris, Gallimard, coll. “Cahier du cinéma”, 1982.

CUÑARRO Liber, & FINOL José Enrique, “Semiótica del cómic: códigos y convenciones”, Signa: Revista De La Asociación Española De Semiótica [en ligne], 22, 2013.
URL: https://doi.org/10.5944/signa.vol22.2013.6353

DEYZIEUX Agnès et PHILIPPE Marcel, Le cas des cases. Informations, études et bibliographie sur la bande dessinée, Paris, Bulle en tête, 1993.

EISNER, Will, La bande dessinée : art séquentiel, Paris, Vertige Graphic (1e éd. 1985), 1997.

FRESNAULT-DERUELLE Pierre, “Du linéaire au tabulaire”, Communications, 24, 1976. La bande dessinée et son discours. p. 7-23.

FRESNAULT-DERUELLE, Pierre. “L’espace interpersonnel dans les comics”, in HELBO André (dir.), Sémiologie de la représentation, Paris, PUF, 1975, p. 129-150.

GROENSTEEN Thierry, Système de la bande dessinée, Paris, PUF, coll. “Formes sémiotiques”, 1999.

GROENSTEEN, Thierry, La bande dessinée : une littérature graphique, Toulouse, Milan, coll. “Les essentiels”, 2005.

HIGUERAS FLORES Rubén et LÓPEZ SANGÜESA José Luis, “Cine negro, ‘thriller’ y policíaco español. Una perspectiva histórica”, Trípodos, n° 41, Barcelona, 2017, p. 9-13.

MADRID Juan, “Sociedad urbana y novela policíaca”, in PAREDES NÚÑEZ Juan (dir.), La novela policíaca española, Granada, Servicio de Publicaciones de la Universidad de Granada, 1989.

MARTIN ESCRIBA Àlex et SANCHEZ ZAPATERO Javier, publications sur la littérature et le cinéma criminels, Universidad de Salamanca, 2005-2020. URL: https://www.congresonegro.com/publicaciones/

MCCLOUD Scott, L’art invisible. Comprendre la bande dessinée, (trad. Dominique Petitfaux), Paris, Vertige Graphic (1e éd. 1992), 2000.

MEDINA DE LA VIÑA Elena, Cine negro y policíaco español de los años cincuenta, Barcelona, Laertes, 2000.

METZ Christian, Le Signifiant imaginaire. Psychanalyse et cinéma, Paris, Union Générale d'Éditions, coll. “10/18”, 1977.

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PEETERS, Benoît, Case, planche, récit. Lire la bande dessinée, Paris, Casterman (1e éd. 1991), 1998.

PEETERS, Benoît, La bande-dessinée. Un exposé pour comprendre. Un essai pour réfléchir, Paris, Flammarion, coll. “Dominos”, 1993.

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VILLAIN Dominique, L’Œil à la caméra. Le cadrage au cinéma (1984), Paris, Éditions de l’Étoile, Cahiers du cinéma, coll. “Essais”, 1996.

Notes

1 Voir les nombreux travaux publiés par les chercheurs de l’Université de Salamanque autour de la littérature et du cinéma criminels espagnols, coordonnés par Àlex Martín Escribà et Javier Sánchez Zapatero. URL : https://www.congresonegro.com/publicaciones/

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