Avant-propos : la ville sous contrôle Foreword: The City under Control
1Tout est affaire de lexique, semble-t-il. Nous dépendons des catégories que nous définissons et qui finissent par devenir des catégories mentales, les nôtres, autrement dit celles d’une communauté qui oscille entre l’imaginaire et l’imaginé. Ces catégories nous permettent de vivre au gré de certitudes qui nous semblent indispensables – jusqu’au jour où le lexique et nos certitudes se compliquent ou se délitent sous la pression d’un monde qui bouge plus vite que nous. Le sentiment de déphasage qui s’ensuit est propice au déclenchement de crises intellectuelles (et lexicales), ainsi que de troubles ontologiques. Que dire et comment dire ? Que faire ? Qu’être ? Ah ! Devenir, peut-être ? L’environnement urbain constitue évidemment un terrain d’expérimentation idéal de cet achoppement tous azimuts.
2La ville s’efforce de jouer la stabilité. C’est un lieu qui se projette à l’intérieur d’un cadre, qui tend lui-même à se déterminer par un jeu de lignes, au sens premier du terme. Cela ne date pas d’hier. À l’heure de dresser un camp militaire, les Romains s’empressaient de tracer un cardo nord-sud et un decumanus est-ouest pour assurer un développement géométrique à la nouvelle géographie qu’ils imposaient à l’entour. Le lieu ainsi créé était un agencement de l’espace libre que ses promoteurs — immobiliers avant la lettre, immobilisateurs déjà — venaient de s’approprier. Les camps romains ont contribué à l’essor du phénomène urbain dans une partie de l’Europe. De l’espace, on était passé au lieu, et donc au code.
3On remarquera que, dans le lexique français, la ville est née non pas du camp militaire mais de la villa rurale autour de laquelle s’aggloméraient des habitations, comme il adviendra plus tard du château fort et de ses environs. La ville est née à la campagne, mais on l’oublia bien vite ; sa logique était analogue à celle du castrum de la soldatesque. L’évolution lexicale aura confirmé la tendance. En Europe, le vocabulaire de la fortification et du pivot proliféra aussi bien dans les langues néo-latines que dans les langues germaniques. Burg (en allemand) et borg (en suédois), borgo (en italien) et bourg (en français) associent urbanisation et fortification. Les deux vocables town (en anglais) et Zaun (en allemand) rapprochent la ville de la palissade ou ramènent la ville à une fonction de palissade. La Stadt (ville) est stehen (être là, debout) en allemand ; elle se dresse immobile, comme si au lieu d’être sujette au devenir (essere/ser, en italien/espagnol) elle était vouée à stare/estar (italien/espagnol). Destinée à rester telle qu’en elle-même, elle paraît installée une fois pour toutes, confortablement peut-être, à l’intersection du cardo et du decumanus.
4Les modalités urbaines ont évolué au fil des siècles. Le pouvoir central n’a cessé de se renforcer sous des formes diverses. Le maillage est devenu de plus en plus étroit, les hétérotopies où fuir son emprise de plus en plus rares. Il est néanmoins un point commun entre toutes les déclinaisons de la ville traditionnelle, fût-elle industrielle, proto-industrielle, voire encore féodale : elle a très longtemps été perçue dans sa pleine matérialité. Sans doute sont-ce le plan ou la carte, qu’on levait d’elle pour la réduire à une échelle globalement perceptible à l’œil humain, qui ont planté les premiers leviers de la dématérialisation à venir. Le cadastre, aussi. Toutefois, ces plans, ces cartes, ces cadastres investissaient la surface d’un parchemin ou d’un papier, autrement dit les supports de la représentation urbaine sont longtemps restés matériels. N’oublions pas qu’un étonnant rapport étymologique unit le pagus romain (pays au sens de village) à la pagina (page). La page était en quelque sorte devenue la synecdoque concrète du pays et de la ville. En somme, longtemps régna une évidence se résumant à un court postulat : la ville est (sta/está/steht/stays) dans toute sa matérialité, fortifiée par ses certitudes et ses murailles, à tout jamais immobile dans le lieu qu’elle incarne.
5Et puis l’évidence se fissura, comme toute évidence digne de ce nom.
6Ce furent les murailles qui commencèrent par tomber. Certaines étaient devenues caduques. On les contourna pour assurer l’expansion urbaine ; on les transforma en vestiges historiques. Rien n’est plus cocasse aujourd’hui que de trouver un pan de mur dans le premier cercle d’un centre-ville, à bonne distance des périphériques et autre circonvallazioni, murs invisibles mais tellement tangibles des métropoles contemporaines. D’autres, qui avaient vocation à refermer une ville sur elle-même depuis l’extérieur furent abattus. Barcelone se débarrassa à partir de 1854 des murailles dont Madrid se servait de façon répressive… avant de dessiner un échiquier ultra-rationnel (plan Cerdà), l’Ensanche, ou Eixample (en catalan).
7Ce furent ensuite les certitudes qui s’estompèrent. Des guerres mondiales étaient passées par là. Des villes entières furent rasées au cours de la Seconde. Des monceaux de ruines s’entassaient. Et puis la pollution commença à faire parler d’elle. On quitta la ville pour ses abords afin de mieux fuir les exhalaisons nocives. On redécouvrit la joie bucolique des campagnes. On dessina, comme le fit Le Corbusier, les plans de la ville du futur, formellement carrée mais pourvue de rectangles de verdure, à l’extérieur du périmètre historique. La cité de Le Corbusier devait être idéale. Hélas, elle perdit progressivement son épithète pour mieux révéler sa nature de ghetto.
8Et puis ce fut sa matérialité qui fut révoquée en doute. À mesure que le plan de la ville abandonna le papier pour intégrer les profondeurs insondables des smartphones, le lieu planifié, cadastré et stable d’antan perdait de sa superbe tout en perdant son assise. La ville s’ouvrait à une nouvelle aventure. Imprévisible et potentiellement dangereuse pour les uns, mais stimulante pour les autres, qui s’astreignirent à accélérer le mouvement d’arrachement de la ville au lieu clos.
9On avait beaucoup flâné au cours de la période qualifiée de moderniste et qui correspondit à une sorte d’âge d’or de la métropole européenne. Pour quelques-uns des grands noms de la pensée de l’époque (Walter Benjamin, Georg Simmel…), ces flâneries représentaient une forme de résistance sociale et intellectuelle face au capitalisme triomphant. Faisant l’éloge de la lenteur et de la promenade exempte d’enjeu matérialiste, le flâneur dérogeait à l’utilitarisme en vigueur. Il exerçait une activité dépourvue d’objectif autre que la rêverie et procédait à la découverte des plis et replis d’un lieu qui cessait de dissimuler uniformément l’espace sous-jacent. À l’abri de la norme établie, cet espace était rendu à sa vocation créative ; il s’ouvrait sur des passages secrets, comme chez Benjamin, et cultivait la liberté, à distance raisonnable de la ville cruelle dont Mongo Beti allait, dès 1954 et encore sous le pseudonyme d’Eza Boto, brosser le portrait en version coloniale dans un célèbre roman homonyme.
10Et puis, de flânerie en errance assumée, on finit par se surprendre à dériver en ville, au cœur d’un environnement dont la stabilité était résolument mise en cause. La culture médiatique lancée à grands coups de publicités, d’antennes-relais et d’écrans de télévision sidéra Guy Debord, Jean Baudrillard, Niklas Luhmann et tant d’autres après eux. Plus récemment, Byung-Chul Han, théoricien des Undinge, des non-choses, s’est écrié, mais par écrit : « Nous n’habitons plus la terre et le ciel, mais Google Earth et le Nuage. Le monde devient toujours plus intangible, nuageux et spectral. Rien n’est solide ni tangible » (2021, p. 13).
11L’impermanence s’affiche sur fond de permanence en crise. À partir de la seconde moitié des années cinquante (en 1956, précisément), Guy Debord et ses acolytes avaient mis cette impermanence en pratique, sans pour autant se défaire d’un reste de pertinence, d’un besoin de permanence. On veut bien dériver sur la scène urbaine, mais on ne veut pas dériver n’importe comment ; au demeurant, on se méfie au plus haut point du hasard, car pour les psychogéographes de la dérive, l’aléatoire est conservateur par principe. Alors, on fixe des règles pour s’égarer comme il faut. Et Debord de codifier la composition des groupes de dériveurs :
12On peut dériver seul, mais tout indique que la répartition numérique la plus fructueuse consiste en plusieurs petits groupes de deux ou trois personnes parvenues à une même prise de conscience, le recoupement des impressions de ces différents groupes devant permettre d’aboutir à des conclusions objectives. Il est souhaitable que la composition de ces groupes change d’une dérive à l’autre. Au-dessus de quatre ou de cinq participants, le caractère propre à la dérive décroît rapidement, et en tout cas il est impossible de dépasser la dizaine sans que la dérive ne se fragmente en plusieurs dérives menées simultanément (Debord, 1958, p. 20‑21).
13Et Debord de s’ériger en maître du temps :
La durée moyenne d’une dérive est la journée, considérée comme l’intervalle de temps compris entre deux périodes de sommeil. Les points de départ et d’arrivée, dans le temps, par rapport à la journée solaire, sont indifférents, mais il faut noter cependant que les dernières heures de la nuit sont généralement impropres à la dérive (Debord, 1958, p. 21).
14Et Debord de vouloir tirer les leçons de la dérive :
Les enseignements de la dérive permettent d’établir les premiers relevés des articulations psychogéographiques d’une cité moderne. Au-delà de la reconnaissance d’unités d’ambiances, de leurs composantes principales et de leur localisation spatiale, on perçoit les axes principaux de passage, leurs sorties et leurs défenses. On en vient à l’hypothèse centrale de l’existence de plaques tournantes psychogéographiques (Debord, 1958, p. 23).
15Et Debord de parvenir à une conclusion : « Le changement le plus général que la dérive conduit à proposer, c’est la diminution constante de ces marges frontières, jusqu’à leur suppression complète » (Debord, 1958, p. 23).
16Peut-on cependant supprimer les marges frontières en fixant un code d’action au sein même d’une pratique qui se veut libératrice et jubilatoire ? Rien n’est moins sûr. Debord semble effrayé par l’idée même du chaos. Il en va un peu comme de l’antagonisme fameux entre touriste et voyageur : alors que le touriste fixe la date de son retour, le voyageur s’abstient de le faire et ne sait pas même s’il retournera à son point de départ, effaçant par là l’obligation de la marge frontière. Quid du dériveur, dès lors ? Est-ce un voyageur ? Est-ce un touriste ? Peut-on au demeurant entreprendre un voyage – au sens où il est ici défini – dans le cadre urbain ?
17Il est à craindre que depuis l’époque des situationnistes les choses se soient singulièrement compliquées, voire gâtées. La société du spectacle décrite par Debord en 1967 a changé de signification. Ce n’est plus l’individu qui est le témoin d’un spectacle que la société organise à son « profit ». Dorénavant, c’est l’individu qui est devenu le spectacle d’une société avide de contrôle, où prime la raison panoptique. En 2012, Stephen Graham, professeur de géographie urbaine à l’université de Newcastle et au MIT, spécialiste des relations entre villes, technologies et infrastructures, et surveillance urbaine, publiait son ouvrage intitulé Villes sous contrôle. La militarisation de l’espace urbain. Chroniquant cet ouvrage, Jean-Pierre Garnier, journaliste au Monde diplomatique, insistait spécifiquement sur les méfaits à venir, du fait des innombrables dispositifs high-techs de surveillance et de neutralisation qui sous-tendent les nouvelles formes d’urbanisation. Dans le plus extrême des cas, qu’en serait-il d’une telle ville si une guerre était déclenchée ?, s’effrayait-il. Voici la réponse qu’il retient de la part de Graham : « ce qui ressort de cet ouvrage magistral d’un géographe urbain radical c’est que si “révolution urbaine” il devait y avoir, ce serait un massacre en bonne et due forme – fût-elle sophistiquée » (Garnier, 2012). La réalité conduit à penser que Stephen Graham puis Jean-Pierre Garnier métaphorisent à l’évidence ce que serait une guerre, quand bien même urbaine, laquelle ne s’embarrasserait en aucune manière de tous ces dispositifs technologiques qui, de fait, deviendraient dérisoires. Le sort catastrophique de tant de villes d’Ukraine nous le confirme au fil des jours et des semaines. La guerre massacre tout autrement. Il faudrait proportionner les choses au mieux.
18Un mérite des contenus de ce numéro thématique consacré à la dérive en ville est qu’ils s’efforcent de situer celle-ci d’abord pour ce qu’elle est, sous ses dimensions singulières : entre mise en scène des emprises capitalistes, de l’autorité et des formes multiples de poétisation ; et entre espace d’avènement de l’individu, espace d’habiter et espace de marginalisation, voire de décadence.
19Le point de départ est éminemment contractuel. Il s’agit de problématiser la ville en tant qu’espace public, partageable, mais surtout aussi contestable. Le constat final confirme ce « loupé » asséné par Françoise Choay, il y a un peu plus de vingt ans, à propos de l’obsolescence des villes, advenue dans les années 1960. Selon Choay, désormais, ce n’est plus de la ville dont il est question mais d’un nouveau phénomène, l’urbain ; ce qui mérite un autre regard.
20En grande majorité, nos hommes politiques, nos édiles, nos administrateurs, nos sociologues, nos architectes, et souvent nos urbanistes, continuent, pour la plupart, de penser la ville et la campagne, les collectivités locales, le travail et le logement selon les instruments conceptuels et administratifs que nous a légué le XIXe siècle. Nous peinons à reconnaître la révolution urbaine qui se poursuit sous nos yeux, incapables d’en interpréter les signes (2006, p. 199).
21Inscrite sur plans, c’est-à-dire territorialisée suivant des idéals-types avérés – orthogonal, radiocentrique, par zonage, vernaculaire – la ville, surdéterminée désormais par l’urbain, devient la conséquence de processus dynamiques et changeants. Comment alors l’évoquer, comment la raconter ? À travers différentes interrogations, les textes constitutifs de ce numéro apparaissent comme des tentatives pour faire un point sur cet état de choses. Et les perspectives sont de divers ordres, civilisationnels, politiques, environnementaux, socioéconomiques, etc.
22La question se pose des moyens à mettre en œuvre pour se réapproprier la ville. Le point de vue soutenu est qu’il est trop tard. L’espace urbain est confisqué de toutes parts, alerte Paul Ardenne ; il est quadrillé, découpé et même hystérisé, c’est-à-dire désormais « sans lieux, ni bornes », comme l’illustre le titre de l’ouvrage de l’américain Melvin M. Webber (L’Urbain sans lieu ni bornes ; 1996, pour la traduction française) dans les années 1960.
23En opposant la dérive comme cadre heuristique, ce numéro s’attache à ressortir les formes possibles pour envisager ce nouveau phénomène : la ville en tant qu’urbain. Évidemment les réponses sont pluridisciplinaires, mais elles sont surtout incertaines, ce qui, en réalité, est un gain. Se réapproprier la ville, soutiennent nos auteurs, c’est en effet s’aventurer dans l’illégalité, et pourquoi pas dans le braquage. En toute poésie. C’est aussi y accéder par fragments, c’est-à-dire à la découpe. Car en effet reste la poésie, cette capacité à intégrer d’abord, puis à résoudre la complexité pour soi. Il nous semble que c’est la quintessence des réflexions menées ici. Il est toujours possible de s’en sortir, même sous contrôle. Au demeurant, Guy Debord, à qui nous laissons le mot de la fin, disposait de dons d’anticipation affirmés : « Un jour, on construira des villes pour dériver. On peut utiliser, avec des retouches relativement légères, certaines zones qui existent déjà. On peut utiliser certaines personnes qui existent déjà » (Debord, 1956).