Les racines psychédéliques des environnements de réalités virtuelles
Do it yourself theology versus do it yourself technology? Psychedelic origins of virtual reality environments
Cet article propose de réactiver la filiation qui relie les environnements de réalités virtuelles aux expériences hallucinogènes des années 1960 et remettre ainsi au centre de nos préoccupations la notion d’expansion de la conscience pour éclairer d’un point de vue critique les dispositifs techniques actuels. Nous étudierons, en contre-point, l’exemple du film The Cat, the Reverend and the Slave (Della Negra et Kinoshita, 2009) qui analyse l’appropriation par un public très large de Second life aux États-Unis et nous nous interrogerons sur les nouveaux rapports entre principe de plaisir et principe de virtualité.
This article proposes to link actual virtual reality environments and hallucinogenic experiences of the 1960 to put at the center of our concerns the notion of expansion of consciousness and illuminate a critical view of the current technical devices. We will study the example of the film The Cat, the Reverend and the Slave (Della Negra and Kinoshita, 2009) which analyzes the appropriation by a wide audience of Second Life in the United States and we will examine the new relationship between the pleasure principle and the principle of virtuality.
« The Cat, the Reverend and the Slave » Timothy Leary
In the 1960’s, over seven million Americans took LSD and activated circuits in their brains that provoke heightened sensuality, understanding of the neural-nature of reality, and genetic, evolutionary ruminations. The first results were confusing - millions of instant philosophers babbling about God and love and biss and space and reincarnation. Now, decades later, we are harvesting the fruits of this disorganized, mass brain-scrambling. The highest incidence of psychedelic drug use was in the universities. Today research centers and laboratories are filled with scientists whose brains were philosophized while experimenting with LSD in college and who are now developping new methods, new hypotheses, new theories which are liberating humanity from the dogmatic rule, superstitious religion, conservative, pessimistic science. (Leary, 1988, 45-46).
S’il fallait caractériser l’état actuel des choses, je dirais que c’est celui d’après l’orgie. L’orgie, c’est tout le moment explosif de la modernité, celui de la libération de tous les domaines. (...) Que faire après l’orgie ? Nous ne pouvons plus que simuler l’orgie et la libération et faire semblant d’aller dans le même sens en accélérant, mais en réalité nous accélérons dans le vide... (Baudrillard, 1990, p. 11).
1. Contexte et questionnement
Quelque chose de tout à fait particulier s’est produit dans les années 1960 dans la plupart des pays industrialisés de la planète. Comme le suggère Thimothy Leary, dans le texte mis en exergue, ce séisme intérieur est loin d’avoir été suffisamment analysé, tant dans sa nature que dans ses différentes mutations et répercussions sur le monde d’aujourd’hui et de demain. Notre proposition revient sur cette filiation qui relie le mouvement contre-culturel des années 1960 et la nouvelle économie des NTIC. Filiation qui éclaire dans le même temps le phénomène d’industrialisation contemporain qui s’étend sur tous les aspects de nos vies, de notre environnement quotidien à nos expériences les plus intimes, sexuelles ou spirituelles.
Fred Turner montre de manière particulièrement limpide, dans Aux sources de l’utopie numérique (Turner, 2012), le rôle qu’a joué dans l’histoire des technologies numériques la mouvance contre-culturelle du début des années soixante. En suivant le parcours de Stewart Brand, l’auteur met en évidence la volonté pour nombre d’acteurs des milieux de la contre-culture des années hippies de poursuivre leurs idéaux avec les moyens nouveaux des NTIC. Promulguant l’esprit communautaire et libertaire, ces personnalités pivots vont multiplier les échanges entre la contre-culture, les milieux scientifiques et l’industrie, créant ce que l’on nommera la nouvelle économie.
Ainsi, Turner nous présente le succès du catalogue papier Whole Earth Catalogue, bible des milieux communautaires américains, comme une des expériences essentielles qui préconfigura le web. Il suit son directeur et principal animateur Stewart Brand, dans son parcours, au cours des années 1990, dans la revue The Wire et éclaire la place de celle-ci pour la construction des futures utopies numériques (le web 2.0 en particulier), ne manquant pas de souligner le rôle de la revue dans le passage des idéaux libertaires vers ceux du néo-libéralisme. De même, Aux sources de l’utopie numérique montre la filiation entre les technologies immersives de réalités virtuelles (RV) et les drogues hallucinogènes comme patente. Si les aspects communautaires (réseaux sociaux) et libertaires (organisation horizontale et anti-taylorisme) de la contre-culture ont été très largement exploités par les nouvelles technologies, qu’en est-il des voyages intérieurs des paradis artificiels attachés à ce mouvement ? Notre article revient sur cette filiation dans une mise en parallèle entre expériences psychédéliques et expériences de réalités virtuelles et ceci à partir de la figure tutélaire de Timothy Leary (1920-1996), psychologue, exclu de Harvard, célèbre promoteur du LSD et de la contre-culture des années 1960, mais aussi, dès le début des années 1980, visionnaire des environnements immersifs et de l’informatique comme outil créatif.
Nous chercherons à souligner les notions de déconditionnement, d’expansion de la conscience et de reprogrammation du cerveau au cœur de la révolution psychédélique. Nous prendrons, en contre-point, l’exemple du film The Cat, the Reverend and the Slave (Della Negra et Kinoshita, 2009). L’intérêt de ce documentaire est d’analyser l’appropriation par un public très large de Second life aux États-Unis. Si les aspects de communication délocalisée de ces dispositifs sont largement évoqués, c’est la dimension de construction de personnalités multiples via des avatars qui nous a le plus intéressés. Via le phénomène des Furry (où chaque participant peut acquérir les caractéristiques physiques d’un animal au travers d’un avatar mi-homme, mi-animal), le film décrit l’expérience d’autres réalités vécues par un corps augmenté par des caractéristiques non humaines.
La question est posée de savoir si les dispositifs immersifs de réalités virtuelles, au-delà des plaisirs éphémères des jeux vidéo et autres dispositifs numériques de divertissement, peuvent s’inscrivent dans la filiation psychédélique comme outils de libération des conditionnements sociaux et d’expansion de la conscience ou bien à l’inverse tendent vers de nouveaux cadres de coercition.
2. Thimothy Leary : la rencontre entre un chercheur et son époque
Nous ne retracerons pas ici le parcours d’exception de Timothy Leary décrit dans son livre Mémoires acides (Leary, 1984). Il nous suffit de souligner la dimension initiatique de sa découverte des drogues hallucinogènes à l’âge de quarante ans. Avec deux collègues psychologues d’Harvard – Ralph Metzner et Richard Arpert (Leary et al., 1964) – Leary n’aura de cesse d’expérimenter les changements de consciences que permettent l’utilisation raisonnée des drogues hallucinogènes et leurs correspondances avec les récits de conscience altérée des mystiques de nombreuses traditions. Pour Timothy Leary, le LSD est une technologie qui permet un déconditionnement suivie d’une reprogrammation complète du cerveau et ceci de manière consciente.
Cette recherche aboutira à l’élaboration de son propre système appelé système des huit circuits de conscience (Leary, 1973 ; Huguelit, 2012), qui se présente sous la forme de deux cycles de quatre circuits de conscience, le second cycle reprenant à un niveau supérieur le parcours en quatre étapes du premier. Les quatre premiers circuits correspondent à la survie physique de l’être, à la découverte et la maîtrise de son environnement ainsi qu’à l’insertion dans une communauté humaine avec ses règles et ses valeurs. Les trois suivants correspondent aux plaisirs des sens, aux pouvoirs de l’esprit et de compréhension des lois de l’univers. Enfin, le huitième et dernier circuit correspond à l’état de dépassement des lois communes, au-delà de l’espace et du temps que les maîtres zen décrivent comme le satori ou l’éveil. Entre la fin du premier cycle (circuit quatre) et le début du second (circuit cinq) s’effectue une phase de transition décrite comme le grand saut, qui permet de prendre conscience de réalités supérieures à la condition humaine courante. L’objectif de Leary est de sensibiliser l’individu à l’ensemble de ces huit dimensions.
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Ce que Timothy Leary nommera une théologie personnelle ou Do it yourself theology (Leary, 1988).
L’homme réalisé est celui qui vit pleinement et simultanément ces différents niveaux de conscience. Ces ressources intérieures supplémentaires ouvrent selon Leary l’accès à la créativité totale, celle qui permet d’être maître de son destin en devenant le véritable acteur de sa vie. Nous pouvons souligner que cette injonction à « vivre sa propre fiction » traverse véritablement le XXe siècle. On la retrouve, en effet, dans l’art moderne sous la forme de « Faire de sa vie une œuvre d’art » (véritable quintessence de la modernité selon Rimbaud et Lautréamont) ou dans la continuité des traditions mystiques syncrétiques (Rose croix, Théosophie…) dans la nouvelle magie (Alesteir Crowley, la magie du chaos) sous la forme du « Fais ce qu’il te plaît ». De ce point de vue, plusieurs titres de la bibliographie de Timothy Leary sont sans ambiguïté : Start your own religion (Leary, 1965), Change your brain (Leary, 1988), Your brain is God (Leary, 1988), Chaos et cyberculture (Leary, 1996). La conjonction de l’avènement des mass-média et la naissance de l’informatique va favoriser, dans l’après-guerre, l’intuition qu’une période nouvelle s’ouvre, propice à une large diffusion de pratiques fondées sur un déconditionnement/reprogrammation du cerveau1 jusque là réservées à des cercles initiés. La programmation personnelle en vue d’objectifs librement choisis semble être ainsi le véritable paradigme à la fois technique et philosophique du XXIe siècle. Ce paradigme, avant sa réalisation technique, émergera dans les années 1950-60 sous la forme du message à connotation utopiste porté par le mouvement contre-culturel. Le parcours de Leary suivra ainsi de près les progrès de la micro-informatique et l’apparition des systèmes de Réalités Virtuelles reconnaissant dans l’ordinateur, le LSD des années 1990. Timothy Leary, suivant ses intuitions initiales, passera donc d’une Do it yourself theology à une Do it yourself technology : le micro-ordinateur porteur, selon lui, de multiples potentialités d’aventures intérieures. Plus de dix-sept ans après sa mort, les technologies numériques ont-elles répondu, au moins en partie, aux attentes du psychologue ?
3. Dis-moi quel animal tu es: the cat, the reverend and the slave
Être Furry, ce n’est pas un masque ou une tête en fourrure que l’on se met dessus, c’est ce qui reste quand tu enlèves le masque humain (un personnage du film)
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En 2006, Second Life compte 10 millions d’utilisateurs.
The Cat, the Reverend and the Slave est un documentaire d’Alain Della Negra et Kaori Kinoshita tourné en 2006 et sorti dans les salles en 2009. Le film s’intéresse à l’appropriation du dispositif de Réalité Virtuelle Second life par les couches populaires2 de l’Amérique profonde des banlieues de Caroline du nord, d’Ottawa ou du Kentucky. Les auteurs vont s’attacher, au travers de quelques personnages, à décrire plusieurs communautés emblématiques qui se développent dans les univers virtuels. Ainsi, il sera question d’un pasteur qui prêche chaque dimanche dans une église virtuelle, d’un travesti – maître goréen – qui après ses journées de travail dans une station-service dirige en ligne la vie sexuelle de plusieurs esclaves, ou d’un membre de la communauté Furry qui se vit comme un chat. Nous nous sommes intéressés plus particulièrement au phénomène des Furry qui permet à chacun de vivre l’animal qui est en lui. Ces différentes communautés ne se contentent pas d’une vie cloîtrée face à l’ordinateur et utilisent Second Life comme un élément parmi d’autres d’échanges et de vie sociale. Ainsi, les Furry se retrouvent dans des lieux de fêtes, des discothèques… et dans des espaces virtuels : Second Life, forum, chat… Les regroupements réels des Furry sont l’occasion pour chacun de vivre son animal intérieur. Dans son costume, le Furry se sent complètement différent et joue son rôle en mettant en avant les caractéristiques de son animal fétiche. Certains ne parlent pas et communiquent par le mime ou le langage des signes, ils peuvent développer un langage spécifique ou uniquement s’exprimer à l’aide de sons inarticulés. La communauté est suffisamment importante pour qu’il existe une radio et une télé Furry. Sur Second Life, les Furry peuvent aller plus loin dans leur expérience de vie animale grâce à des avatars ayant les caractéristiques physiques et/ou psychologiques de leur animal fétiche (vitesse de déplacement, force, etc.), proposant ainsi l’expérience d’autres réalités vécues par un corps augmenté par des caractéristiques non humaines.
Tous les participants du film soulignent une recherche d’authenticité et d’expérience intérieure profonde, comme le montrent ces quelques exemples de propos : « C’est ennuyeux d’être normal, on essaie de faire sortir notre être intérieur », « Une nuit, j’étais déchiré entre être un loup ou un renard », « Pour moi, être un Furry est un aspect prédominant de la vie. Je ne suis pas Furry uniquement quand je suis avec mes amis Furry. Je suis Furry au travail, en public peu importe et je porte ce collier parce que c’est ce qui symbolise ma nature canine ». Étonnamment, et malgré la marginalité de la communauté, la référence à la culture populaire télévisuelle Main Stream est très présente avec des références aux dessins animés et bandes dessinées de Walt Disney en particulier (« Les medias m’ont beaucoup influencé pour devenir un Furry et pour avoir l’esprit ouvert à cela et particulièrement les films de Disney »). Un sous-genre des Furry se nomme même les Tiny Toons en lien direct avec le dessin animé du même nom.
Dans son livre Homo Sampler, Eloy Fernandez Porta (Porta, 2011) analyse les nouvelles cultures émergentes, mélange de marginalité et de références grand public, d’éléments de cultures populaires et de cultures savantes, qu’il regroupe sous le terme d’after-pop. Il pointe, lui aussi, l’œuvre de Disney comme une des sources profondes de la culture pop et éclaire au sein des cultures populaires une tension vers le primitif qu’il nomme Urpop : « L’Urpop peut être défini comme l’émergence inattendue de figures, de valeurs ou d’émotions primitives dans un espace ultra moderne » (Porta, 2011, 15). Et plus loin « Le préfixe allemand « ur » désigne la qualité très ancienne, archaïque ou même primordiale d’un substantif. Dans un sens plus large, proposé par la psychanalyse, il se réfère à une origine inaccessible. D’une façon ou d’une autre, nous sommes tous séduits par le ur, qui nous ramène, ne serait-ce que par moment, à ce qui est fondamental » (Porta, 2011, 39). Mélanges de références de niveaux culturels différents, désir de « sortir de soi » et de vivre de nouvelles réalités, attrait pour le primitif, nous retrouvons tous ces éléments dans la communauté Fury.
Le film confirme la filiation avec la culture hippie en se terminant sur l’événement annuel Burning Man dans le désert du Nevada. Cet événement, créé par Danger Ranger en 1990, regroupe les sous-cultures concernées par les expressions radicales de soi. Laissons-le s’exprimer :
J’ai tracé une ligne sur le sol, on s’est tous pris la main et on a franchi cette ligne. Et j’ai dit : de ce côté de la ligne, tout sera différent. Cette ligne est maintenant un cercle de trois kilomètres de diamètre qui s’étend toujours. C’est la communauté la plus libre sur terre aujourd’hui… Burning Man est comme une autre réalité. C’est si différent de ce que nous appelons le monde défaillant. Il y a un portail que l’on traverse qui transforme et qui vous projette dans une autre réalité.
La contre-culture des années 1960 en tant que phénomène de culture pop rencontre les cultures after-pop contemporaines dans le même désir d’un ailleurs Ur ou utopique. Pour expérimenter cet ailleurs, d’un côté les drogues psychédéliques, de l’autre les technologies de réalités virtuelles.
Nous allons mettre en évidence la filiation entre la notion de reprogrammation exprimée par les usagers du LSD dans les années 1960 et par ceux qui pratiquent les mondes virtuels aujourd’hui. Ce que provoque le LSD, les usagers des mondes virtuels le réalisent à leur insu. « L’individu devient l’horloger de son propre corps et garantit de cette façon les conditions de sa normalité » (Sibony, 1987). Nous ferons l’hypothèse que le LSD comme la pratique des mondes immersifs produisent une homéostasie artificielle qui devient un système de contrôle. Celui-ci procède à l’effacement des liens, la production d’autres liens, une mise en boucle dans un perpétuel commencement. Il limite les expériences avec les autres sujets pulsionnels, évacue la contingence sous couvert d’un « tout » plaisir. Afin de mieux comprendre la notion d’homéostasie, de lien, de trace, d’émergence du sujet nous rappelons ce que sont les notions de plaisir pour la psychanalyse et de plasticité neuronale. La pulsion joue un rôle dans l’homéostasie de l’appareil psychique et l’émergence du sujet, produit d’une discontinuité. Nous verrons à partir de la notion d’association de traces et de lien comment les mondes virtuels contrôlent en continu.
4. Principe de plaisir, principe de virtualité
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François Ansermet est psychanalyste et professeur de pédopsychiatrie, directeur du département universitaire de psychiatrie et chef du service de psychiatrie d’enfants et d’adolescents aux hôpitaux universitaires de Genève.
- Note de bas de page 4 :
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Pierre Magistretti est médecin et neurobiologiste, directeur de Brain Mind Institute de l’École polytechnique fédérale de Lausanne et du centre de neurosciences psychiatriques de l’Université de Lausanne. Il a été titulaire de la chaire internationale du Collège de France (2007-2008) et président de la fédération des sociétés européennes de neurosciences (2002-2004).
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« Dans une vision dynamique, l’homéostasie ne peut plus être identifiée au retour à une norme de fonctionnement. Ce qui compte désormais n’est plus l’identité de l’état final recherché mais le processus normative qui mène à l’équilibre » (Arminjon et al., 2010, 87).
À partir des travaux de Sigmund Freud (1856-1939), de Jacques Lacan (1901-1981) et des récentes découvertes en neurosciences, le psychanalyste François Ansermet3 associé au neurobiologiste Pierre Magistretti4 ont établi que l’humain se construit à partir de l’association de traces d’expériences qui produit du nouveau. Le cerveau, loin d’être une « machine » qui relierait des traces du passé, de façon déterministe, assurant d’une certaine façon la continuité des expériences, est un lieu qui crée de l’inattendu, de la singularité, et produit une séparation de l’expérience première. Les traces d’expériences, leurs représentations, jouent un rôle dans le plaisir psychique que l’on expliquera comme l’apaisement d’un déplaisir provoqué par une excitation psychique trop forte. La régulation du déplaisir donne lieu à un reste. L’ouvrage Les énigmes du plaisir (Ansermet, Magistretti, 2010) démontre comment le sujet singulier crée des réponses à ce reste, fruit d’une impossible homéostasie totale5 entre le corps et l’appareil psychique. Le langage percute le corps et le parasite en laissant des traces dont l’association produit des « ratés ». Ceux-ci sont régulés par différentes pulsions. Les associations de traces que révèle la plasticité neuronale sont liées à la contingence et à une discontinuité qui s’inscrit dans le temps (de façon diachronique) et dans l’instant (de façon synchronique). Les traces sont alors éléments de continuité et de discontinuité, entre vivant et langage, entre états somatiques et représentations. « Sous la pression du principe de plaisir, [elles] peuvent se réassocier de différentes manières », et imprévisibles (Ansermet, Magistretti, 2010, 179). Il y a discontinuité, séparation, et donc création, entre une première expérience, sa représentation et une autre expérience qui peut-être langagière. « L’inconscient freudien serait le produit de cette discontinuité » (Ibid., p. 176). Il n’y a pas de lien prévisible, prédictible mais apparition de nouveau, qui lui-même apparaît comme un raté dans une idée de programme. Avant de poursuivre, précisons ces notions d’homéostasie, de régulation à travers le couple plaisir-déplaisir en rappelant ses liens avec la compulsion de répétition, le rôle de la pulsion et le jeu d’association des traces d’expériences.
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Lacan proposera le terme de jouissance qui n’a rien à voir avec le plaisir car le sujet rencontre dans l’excès une dimension insoutenable. Voir à ce sujet Miller (1999, 7-29).
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« Le représentant-représentation ne désigne donc pas une représentation, ni une intentionnalité prise au sens de l’idée de quelque chose. Premièrement il représente le besoin somatique. En conséquence de quoi il est ce besoin et l’institue comme tel. Deuxièmement, le représentant-représentation ne vient pas activer une représentation, il est une modalité de la représentation. Troisièmement, le fait de l’identifier à l’énergie suppose dans l’épistémè freudienne sa matérialité » (Arminjon et al., 2010, 87).
L’inconscient freudien ne recherche pas pour l’appareil psychique le plaisir mais une limitation du déplaisir, ce dernier étant provoqué par une excitation incontrôlable, hors sens. Il y a donc un reste, irréductible, que le sujet, au mieux, admet, en établissant avec lui un rapport qui construit un fantasme inconscient. Le fantasme – cadre par lequel le sujet verra la réalité – se manifeste par un scénario qui se répète infiniment à la recherche d’un plaisir total. Par cette répétition, le plaisir peut laisser sa place au déplaisir jusqu’à une jouissance6 dans sa dimension insupportable. Freud proposa alors un Au-delà du principe de plaisir (1920), qui ne s’appuie pas uniquement sur les règles de la réalité pour apaiser le déplaisir mais aussi sur une articulation de la compulsion de répétition et du pulsionnel. Comme le constatent Arminjon et al. (2010, 87), « c’est parce que le vivant est instable qu’il doit toujours agir pour la conservation de l’unité ». Ces derniers proposent alors une théorie de la pulsion revisitée en articulant pulsion, homéostasie et le « représentant-représentation7 », à mi-chemin entre le somatique et le psychique qui « désigne à la fois l’exigence somatique et ce qui va en tenir lieu sur le plan psychique » (Ibid., p. 99).
- Note de bas de page 8 :
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« Je propose de parler de représentation métapsychologique (metapsychologische Darstellung) quand nous avons réussi à décrire un processus psychique d’après ses relations (Beziehungen) dynamiques, topiques et économiques ». [La dimension économique] indique ce qui se rapporte aux quantités et à leur circulation, sert à désigner le point de vue (Gesichtspunkt) qui dans la conception métapsychologique, aborde les « processus psychiques » (psychische Vorgänge) en quantification et à la circulation de l’énergie psychique. (Assoun, 1997, pp. 380-381).
- Note de bas de page 9 :
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« L’anticipation de plaisir ou déplaisir qui préside la prise de décision, au niveau conscient chez Damasio, peut-être mis en rapport avec la pulsion au niveau inconscient » (Ansermet, Magistretti, 2010).
La pulsion n’est pas l’instinct. « La distinction fondamentale entre instinct et pulsion comme dérivant l’un d’un programme développemental (instinct) et l’autre de la contingence et de la plasticité (pulsion) » (Magistretti, op. cit., p. 16). D’un point de vue économique – on parle alors de quantité d’énergie psychique, de processus8 – il ne s’agit pas de mesure absolue mais de « décrire l’appareil psychique à travers le devenir de quanta d’excitations » (Assoun, p. 381). La pulsion a une implication d’homéostasie en raccordant un objet lié à une représentation et un état somatique9. Le but – la décharge et la satisfaction de la pulsion – est de maintenir l’équilibre. Le trajet de la pulsion en se bouclant amène alors de nouvelles traces d’expérience.
- Note de bas de page 10 :
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Caractère des faits linguistiques considérés du point de vue des phases de leur évolution dans le temps.
- Note de bas de page 11 :
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État de langue considéré dans son fonctionnement à un moment donné. « Est synchronique tout ce qui se rapporte à l’aspect statique de notre science, diachronique tout ce qui a trait aux évolutions. De même synchronie et diachronie désigneront respectivement un état de langue et une phase d'évolution ». (Saussure, 1916,) (Cf. http://www.cnrtl.fr/definition/synchronie)
La mise en jeu de différentes traces – de perceptions, de jouissance liées aux corps – dont l’agencement produira des signifiants, participe à un travail d’équilibre. Les traces viennent de l’autre, de l’extérieur, s’inscrivent dans le corps et s’associent en se joignant elles-mêmes à des états somatiques. L’association se fait en fonction du plaisir ou du déplaisir. Ansermet (Ibid., p. 123) souligne un point important : « le sujet ne résulte pas passivement de traces laissées par l’expérience ; au contraire, il participe à les produire. Tout se joue entre la contingence et l’acte du sujet ; la plasticité implique la possibilité de recevoir leurs impacts ». Avec Magistretti, ils ont établi qu’un ou plusieurs neurones d’une entité donnée peuvent participer à d’autres ensembles de neurones par de nouvelles associations qui font que l’on va perdre la trace. « C’est un paradoxe central, lier la plasticité et la reconsolidation : chaque remémoration va avec de nouvelles associations. C’est cette réassociation des traces qui introduit une discontinuité fondamentale » (Ibid. p. 156). Il n’y a pas de mode d’emploi pour prévoir leur agencement. L’instant d’une rencontre cristallise les traces du passé, les liens affectifs conscients et inconscients. Diachronie10 et synchronie11, continuité et discontinuité, le cerveau n’est jamais le même chaque matin mais pourtant il y a une identité qui reste. Faire avec un excès irréductible produit un dysfonctionnement créateur. Ce « faire avec » fait que chaque sujet invente avec l’autre comment faire, sans mode d’emploi, avec une association de liens imprévisibles, discontinus, avec son désir inconscient.
- Note de bas de page 12 :
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« Au commencement est la détresse, liée à l’inachèvement du petit d’homme à sa naissance. L’issue de cette détresse implique l’autre, l’acte salvateur de l’autre » (Ansermet, Magistretti, op. cit., p. 19).
- Note de bas de page 13 :
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« Un simple hallucinogène (genre LSD) laisse l’enjeu en suspens (…) on est entre deux contraires, alternances d’états, tantôt extérieur à soi, tantôt en soi. Les murs et les planchers semblent respirer come vous, hors de vous ; on ne distingue pas sa voix de celles des autres tout en ayant l’oreille plus aiguisée ; on voit la « situation » dans son ensemble tout en étant dedans mais en la voyant du dehors ; en même temps, pensée abstraite plutôt faiblarde […]. Il y a des germes de liaison, du virtuel qui ne tranche ni ne fixe » (Sibony, 1987, 177).
Sibony (1987, 178) décrit ainsi ce que produit le LSD : « dans le moment hallucinatoire, ce qui saute, c’est le lien « affectif » entre perception et intelligence. L’affectif est un potentiel de liens, c’est l’émotion d’être au cœur d’un lien collectif ou symbolique ». On peut tout à fait associer cette description au processus qui touche les utilisateurs de Second Life : désorganisation du conscient dans les deux cas, production de nouveaux liens, effacement de liens, effacement de traces. Ce qui est rompu est ainsi la discontinuité créative inhérente depuis l’origine à la rencontre de l’autre12. On la remplace par un état, tantôt extérieur à soi, tantôt en soi13, continu, qui laisse la place à des germes de liaisons pris pour de la création. Il s’agit sur Second Life de rester au commencement et d’amorcer toujours de nouvelles associations, virtuelles, de fixer l’utilisateur à un vide de lien affectif. On est loin de ce que produisent des associations de traces dans la rencontre avec le réel. Celles-ci seraient moins opérantes en faisant répéter indéfiniment un auto-engendrement qui prétendrait réorganiser consciemment des bribes de liens. « Ce n’est pas tant le principe de plaisir que le plaisir du principe, du commencement, de l’origine qu’on se fabrique, qu’on se refait sur mesure » (Sibony, Ibid.).
Ainsi, ce qui est visé, c’est l’automatisme inconscient comme tel, l’auto-engendrement de vie, sans rencontre avec le réel, sans contingence. Il s’agit alors de se situer dans un juste “avant” de la rencontre, du langage – langage qui sépare et qui relie – dans un moment où le chaos perceptif devenu vacant, délié, vide de lien est sans autre. On bricolera alors une bribe de lien de plus pour s’assurer d’un monde sans réel. Là se situe sans doute la plus importante perversion de la loi du sujet car « un sujet est biologiquement déterminé pour ne pas être biologiquement déterminé : il est déterminé pour ne pas l’être, déterminé pour recevoir l’incidence de l’autre, pour recevoir l’incidence de la contingence » (Ansermet, 2010, 157). L’esprit humain ne peut émerger que dans des rapports sociaux.
- Note de bas de page 14 :
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« Quelle est la meilleure façon d’effacer le sujet qu’on suppose être là présent au-delà de ses traces ? Parce qu’au fond ce sujet qui se répète veut aussi s’effacer, pour que cesse sa quête impossible de lui-même. […]. L’effaceur du sujet comme trace, c’est l’objet, soit justement une forme où se présente le reste de la jouissance qui échappe au sens. (La Sagna, p. 187).
Avec une continuité entre humain et virtuel, on pourrait relier cause et effet et contrôler l’imprévu. D’où l’intérêt de l’hallucination et de Second Life jouant comme miroir de l’Autre : on s’y voit comme son propre tiers et son double confondus. Le réseau sur Second Life se voudrait aussi un substitut des traces mnésiques mises au placard. Le contrôle peut alors jouer sur un branchement, un perpétuel auto-engendrement, une fixation. Il ne peut pas encore intervenir sur les états somatiques qui raisonnent l’inconscient. Quelle que soit la programmation, comme nous l’avons vu, aucune ne peut prévoir les assemblages de traces, de neurones, de manière déterministe car comme le dit Ansermet, l’homme est sans mode d’emploi. Il est justement conçu pour ne pas en avoir. C’est ce qui le fonde. Ainsi pour éviter le passé encombrant et un futur incertain, on peut rejouer en boucle la même séquence de l’annonce d’un projet, qui se masque parfois d’imprévu alors que tout est déjà programmé. Ce que la pulsion de mort s’efforce d’effacer est la texture symbolique elle-même. Notons que la psychanalyse de son côté a un rapport étroit à l’effacement des traces mais dans un rapport à un objet qui reste hors sens articulé à la jouissance14. Vie et mort, plaisir et déplaisir, ne sont pas séparés, leurs liaisons sont créatrices, à partir de traces intéroceptives et extéroceptives. L’association de ces traces et la plasticité neuronale assurent simultanément lien et séparation – perte de ces traces –, et le travail des pulsions. La jouissance hallucinatoire du LSD tout comme les pratiques sur Second Life manifestent une nouvelle alliance dont l’usager est l’auteur et support qui fait loi pour un monde sans réel.
5. Do it yourself theology versus do it yourself technology?
« Toute tentative de rachat de la part maudite, de rachat du principe du mal, ne peut qu’instaurer de nouveaux paradis artificiels. Les paradis artificiels du consensus qui, eux, sont un véritable principe de mort. » (Baudrillard, 1990, Quatrième de couverture).
De la prise de substances chimiques stimulant l’imaginaire personnel et ses propres affects pour des paradis ou des enfers artificiels à l’utilisation d’univers virtuels conçus et produits par des tiers avec comme seule liberté l’interactivité permise par le dispositif, l’écart est significatif ; même si l’artifice est commun aux deux expériences. De fait, la dimension « personnelle » des micro-ordinateurs même sous-tendue par l’idéologie anarcho-cyber du Do it yourself ne gomme pas les choix industriels et les enjeux économiques derrière nos innovations techniques. Si on peut supposer que les dispositifs technologiques puissent potentiellement produire des situations de véritables expériences sensorielles débouchant éventuellement sur des transformations intérieures tangibles, y compris d’effacement de traces mnésiques, se soumettre à ce genre de dispositifs est sans conteste se soumettre à l’imaginaire d’autrui, un autrui industriel et sociétal.
De fait, on voit bien l’intérêt pour les sociétés industrielles avancées d’évacuer toute homéostasie naturelle soumise à la contingence, dangereuse, en passant de l’expulsion au contrôle, du contrôle à la régulation et de la régulation à la construction de l’imaginaire de ses propres marges. Exclure le danger, c’est privilégier des actes sans conséquences où le ludique est roi et la notion même de responsabilité exclue. C’est construire un monde sans l’autre pulsionnel, sans extériorité, sans ce réel dont on ne peut rien dire mais qui nous maintient pourtant en éveil. Poussés par la logique de la technique (Ellul, 1977), nous sommes tendus vers le futur par un advenir qui ne se résout jamais, un futur qui n’émerge pas de nos désirs mais qui à l’inverse provient du reflux de la téléologie technicienne. Dans ce monde sans extérieur, de nouveaux territoires pour de nouveaux marchés sont donc constamment à trouver à l’intérieur. De ce point de vue, le marché de l’intime – couvrant des terrains connus comme le sexe mais aussi d’autres espaces plus sauvages comme le sacré, la mystique, les aventures intérieures – semble avoir un bel avenir.