Le message de Roberto Casati se veut clair : il faut protéger la lecture approfondie, ne pas se laisser envahir par les écrans à tout moment de la journée. Il faut résister au « colonialisme numérique ». Pourquoi un titre à contre-courant des tendances actuelles ? Parce que pour l’auteur, le livre et les pratiques qui l’accompagnent, sont un écosystème à préserver en raison de leurs valeurs cognitives, sociales et culturelles. Le remettre en cause avec des technologies numériques, ce n’est donc pas simplement remplacer un support, mais bien bouleverser un ordre établi. Et cette thèse nous est expliquée tout le long de l’ouvrage.
Il commence par comparer dans le premier chapitre le livre numérique, et plus précisément la lecture sur tablette iPad avec le livre papier, parce que celle-là est considérée comme le parangon du colonialisme numérique. En effet, cette tablette réunit de multiples fonctionnalités, dont la possibilité de lire des livres électroniques. Or, c’est bien cela qui pose problème selon l’auteur, parce que l’attention du lecteur, sollicitée par autre chose en permanence, est perturbée là où le livre papier ne propose qu’une seule chose : la lecture, ce qui permet de rentrer dans la lecture approfondie. L’auteur prend les caractéristiques du livre papier, souvent décrites comme des limites, et les tournent à son avantage en plaidant pour une défense institutionnelle du livre, notamment en ce qui concerne l’école.
Ce point, développé dans un deuxième chapitre, précise que la bataille de l’attention en cours est un enjeu trop important pour être laissé aux seuls industriels. Deux visées se rencontrent : celle de la lecture approfondie et celle des supports numériques. Pour R. Casati, il est évident que l’école doit rester low-tech et tout faire pour sauvegarder la lecture approfondie. Parce que son éthique demande au lecteur une assiduité et une concentration qui ne se retrouvent pas sur iPad. D’où la nécessité de designer l’espace et le temps éducatifs pour qu’ils s’adaptent au monde de la lecture. En revanche, le support tablette numérique entraîne trop de distractions, selon l’auteur, ce qui devient problématique dans le cadre scolaire. Cela, d’autant plus que les élèves ne maîtrisent pas les outils numériques, comme le troisième chapitre du livre le rappelle.
Les digital natives ne sont qu’un mythe, d’après Roberto Casati, tout comme l’idée d’une intelligence numérique. Il faut apprendre aux élèves à maîtriser les supports numériques, et à en faire un usage raisonné. Mais pour cela, il faut d’abord apprendre aux élèves à réfléchir, à structurer leur pensée. C’est justement ce que l’école veut offrir, en donnant un point de vue différent sur les informations, qui sont, désormais, trouvables n’importe où. Parce que les supports numériques, pour l’auteur, ne remplaceront jamais la relation avec un enseignant. Il prend donc le livre et l’école comme deux éléments-clés de la résistance au numérique. Cette résistance est, selon lui, nécessaire si l’on ne veut pas plonger dans une société de la trace, où toutes nos activités (politiques, économiques, sociales, culturelles) seraient enregistrées et traitées par algorithmes pour donner des profils types d’utilisateurs, comme il l’envisage dans le quatrième chapitre avec d’autres dérives. Résister doit permettre aux usagers de s’emparer des TIC pour les détourner, pour inventer de nouveaux usages qui diffèrent de ceux pensés par les concepteurs. Remettre du hasard dans les programmations informatiques, en faisant des recherches aléatoires, afin de ne pas s’enfermer dans les systèmes de recommandations des moteurs de recherche, telle est une des pistes laissée par l’auteur dans le dernier chapitre de l’ouvrage.
Cette réflexion a le mérite de redonner sa place à la lecture approfondie, et d’expliquer en quoi cette pratique a son importance, encore aujourd’hui. Elle permet aussi de démonter un certain nombre de mythes (les digital natives, les avantages révolutionnaires du numérique éducatif…). En revanche, il nous semble que l’idéal de l’école défendu ici part du postulat que tous les élèves sont passionnés par les études, et que c’est le devoir de l’institution de les encourager dans cette voie. Or, c’est un mythe qui favorise une vision élitiste de la société, où seuls les meilleurs élèves réussissent dans les études. Il faut admettre qu’il n’y a pas qu’un seul type d’école, ni un seul type d’élèves, et encore moins un seul type de réussite scolaire. S’il faut raison garder quant à l’usage des supports numériques, il ne faut sans doute pas lutter contre des mythes avec d’autres mythes.