Pierre Bellanger, La souveraineté numérique, Édition Stock, janvier 2014

Benoît DROUILLAT 

Texte intégral

Avant de commencer la lecture de La souveraineté numérique, il est important de rappeler que Pierre Bellanger, son auteur, est le fondateur et le directeur général de Skyrock, première radio libre de France fondée en 1986. Il a également été à l’origine de « Skyblog », désormais renommé « Skyrock blog », qu’il décrit lui-même comme la plus grande plateforme de blog francophone au monde. Le sujet central du livre traite des liens entre souveraineté et pouvoir dans l’ère numérique et l’auteur rappellera à l’envi combien il reste important pour les pouvoirs actuels de veiller à ce que les données des citoyens de leur pays ne soient pas exploitées d’une façon ou d’une autre par des conglomérats d’entreprises américaines.

Dès les premières lignes de son ouvrage, le ton est donné : « Confrontée à la révolution de l’Internet, la France a renoncé à maîtriser son destin sur les réseaux informatiques. Notre pays a livré sa souveraineté numérique sans débat et sans combat. » L’ennemi est rapidement dévoilé : les États-Unis. Ainsi le contrat de lecture est clair : la France et l’Europe de façon générale n’ont pas assez défendu leur liberté et leur droit de propriété sur les données personnelles. En transférant massivement ces dernières sur le continent nord-américain, nous aurions délaissé volontairement une partie de notre pouvoir d’autant que selon l’auteur, il n’y a pas de souveraineté sans puissance.

Sa réflexion est savamment construite autour de ce qu’il appelle « les résologiciels ». Il en décrit d’ailleurs les impacts sur différents secteurs de l’économie tels que l’automobile ou de la vie quotidienne comme la santé ou l’agro-alimentaire mais également l’identité ou la monnaie. Il passe ensuite à une seconde partie qu’il nomme « la tempête à venir » dans laquelle il traite du pillage des données par les États-Unis. Il décrit enfin 12 priorités pour se sortir de cette situation et termine sa réflexion par une rapide conclusion, titrée sans surprise « conclusion pour un état d’urgence ». Les mots choisis laissent peu de doute sur le ton alarmiste de l’ouvrage.

Au-delà des enjeux de l’Internet et de dépendance entre les états, c’est autour de ce fameux néologisme du « résogiciel » que l’auteur a construit la première partie de son ouvrage. Ce néologisme qu’il a lui-même inventé et qu’il définit, dans une tribune publiée dans Libération le 16 juin 2013 intitulé « La guerre des réseaux est déclarée » comme étant « ces logiciels (qui) intègrent à leur dynamique : terminaux, système d’exploitation, services et serveurs, jusqu’aux infrastructures de télécommunications ». Le résogiciel contrôle en un système unifié les services, les réseaux et les terminaux. Sa rentabilité est assurée par son service principal initial : la publicité pour Google, le commerce pour Amazon ou la vente de terminaux pour Apple. Selon lui, cela ne fait aucun doute : ces résogiciels sont le futur de nos industries et de nos systèmes économiques. La valeur est passée des performances des machines à la performance des logiciels qu’elles possèdent ou peuvent faire tourner.

Ensuite, s’il apparaît difficile de contester qu’Internet est une initiative américaine militaire, M. Bellanger souligne qu’elle est, depuis, restée sous son influence et que, par extension, elle est désormais une « extension virtuelle des États-Unis sous leur domination absolue ». Il compare celle-ci à l’« empire maritime britannique de jadis ». Néanmoins, il faut rester vigilant en ayant en mémoire qu’il dirige un réseau social de premier ordre (Skyblog), qui ne peut néanmoins pas rivaliser avec les conglomérats mondiaux que sont Facebook ou Twitter par sa limite propre à son essence : c’est un réseau social destiné à un public francophone. Ce sont donc aussi ses intérêts directs qui ont pu être remis en cause par cette mondialisation de l’Internet et par cette domination américaine. Assez sombre et virulent dans son discours, il admet cependant que l’on ne doit pas remettre en cause l’« extraordinaire utilité sociale » du réseau. Sauvés.

Le premier exemple concret qu’il utilise pour démontrer la puissance de ces logiciels devenus réseaux est l’exemple du secteur automobile. S’il ne fait aucun doute que la voiture de demain est un véhicule connecté et doté d’une intelligence artificielle supérieure, M. Bellanger limite cette dernière par un problème majeur : « si votre ordinateur automobile se plante, votre pronostic vital est engagé ». Une vraie question sociétale se pose ici du statut que l’on veut bien accorder à la machine et la confiance qu’on met dans l’électronique dénuée d’intelligence humaine. Selon lui, ensuite, le conducteur ne voudra pas avoir à s’adapter à un nouveau modèle d’interface, et c’est ici l’avantage de géants du secteur comme Apple ou Samsung qui disposent d’interfaces dont les utilisateurs et les conducteurs ont l’habitude et utilisent déjà de façon quotidienne et sans effort. Au-delà de l’automobile en tant que véhicule, le résogiciel aura également bientôt la capacité de réguler le trafic. Entre autres, il pourra influer sur la durée d’un feu de circulation, qui, aujourd’hui n’est pas dépendante de la circulation réelle. C’est une nouvelle signalisation, cette fois, dynamique qui à moyen terme viendra remplacer les panneaux que l’on connaît et réagira à l’environnement et au trafic.

Parmi les nombreux autres exemples mis en avant par l’auteur, on trouve également l’agro-alimentaire. Ici, selon lui, les résogiciels réduiront l’humain à une « succession de décisions prévisibles ». Tel un robot, l’humain ne sera plus qu’une bouche qu’il s’agira de nourrir et tout pourra être calculé en fonction de ses futurs désirs que l’on s’obstinera à prévoir le plus en amont possible. Cette absence de capacité de jugement et de décision de la part de l’humain mise ici en avant est, bien sûr, effrayante et représente un risque de dérive réel. Ce qu’il dit en précisant cela c’est que nous tendons vers une société où l’humain serait réglé comme un algorithme et relégué donc au statut de robot.

Pierre Bellanger poursuit sa réflexion en mettant en avant une opposition entre l’influence américaine et la soumission européenne. Selon ce dernier, et bien qu’il soit conscient que « l’affaire Snowden » a su réveiller les esprits, la route reste encore longue. Au cœur des craintes, se tient la manipulation des données. Pour cela, il gradue les éléments-clés de cette manipulation en partant de ce qu’il estime être le plus simple : envoyer un email à partir de votre boîte mail personnelle jusqu’à une étape plus complexe d’ajout d’un fichier sur le disque dur d’autrui sans qu’il en ait conscience. Pour lui, il n’y a ensuite qu’un pas pour que « demain, une pièce de véhicule ou d’avion (…) pourra être imperceptiblement tordue pour provoquer ensuite une panne ou un accident. » Ce risque, aussi réel qu’effrayant d’une réalité facilement modifiable à l’envi sans qu’un contrôle ne puisse repérer la transformation est celle que semble nous prévoir M. Bellanger pendant tout son livre. Ce blâme presque permanent est à relativiser tant on peut y cerner de la part de l’auteur une compréhension fine des enjeux providentiels permis par ces résogiciels, dont il veut prendre le contrôle.

La sortie de ce livre intervient au moment où sort au cinéma le nouveau film de Spike Jones, « Her » dans lequel un être humain entretient une relation amoureuse avec une interface vocale « humanoïde » capable de sentiments. Le film laisse à voir une nouvelle forme d’interaction hommes-machines. Ainsi, et bien que le personnage principal dispose toujours d’un ordinateur de bureau comme on peut en trouver aujourd’hui, son téléphone et sa tablette sont plus intégrées que jamais à l’humain et semblent invisibles car incorporés au réel. Cette vision du futur, dominé par les nouvelles technologies et une industrialisation croissance de notre rapport aux autres fait émerger une dichotomie d’opinion mêlée d’appréhension et de hâte. À cela, il est important, en effet que ce genre de livres puisse alerter l’opinion sur les possibles dérives.

Ce qu’on peut retenir de cet ouvrage est le fort transfert de valeur vers le résogiciel potentiellement duplicable pour chaque pan de la société. Cela doit être vu comme une potentialité de hausse de la productivité et des économies d’échelle incomparables. Par ailleurs, nous devons continuer de chercher à maîtriser « l’information sur soi », car elle est au cœur de la souveraineté individuelle et nous l’avons abandonnée. Nous avons, sans les lire, accepté d’un clic des dizaines de contrats. Ce renoncement aux droits fondamentaux met chacun, et au final le pays, dans un état de vulnérabilité. La guerre des réseaux est, néanmoins, aussi une chance. Cette adversité absolue nous sublime. Elle appelle, non pas le repli mais le génie. Le moment est venu de combattre pour reprendre notre place et de construire ensemble le futur dont nous voulons.