L’usage des technologies numériques éducatives dans l’enseignement supérieur africain : entre démocratisation de dispositifs et accentuation des inégalités socio-numériques
Cas des Universités du Bénin, Niger et Côte d’Ivoire The use of digital educational technologies in African higher education: between the democratization of devices and the accentuation of digital inequalities.
Case of the Universities of Benin, Niger and Ivory Coast
La littérature portant sur les usages/non-usages des technologies numériques fait généralement état d’un manque de matériel, de pertinence ou d’intérêt pour certains dispositifs techniques. Or, à l’intérieur même des formations universitaires, qu’elles soient tout ou partiellement en distanciel, impliquant le recours aux techniques et réseaux numériques, des non-accès sont observés. Au sein des universités africaines, il existe en effet une fracture numérique qui sépare les étudiants disposant d’un capital économique et les étudiants issus des familles pauvres (sans emploi). Ceci a accentué les inégalités socio-numériques en contexte universitaire africain. La présente recherche, menée dans trois universités de trois pays de l’Afrique francophone auprès de 302 étudiants, interroge donc les causes et raisons des non-usages des dispositifs techniques chez les étudiants.
The literature on the use/non-use of digital technologies generally points to a lack of material, relevance or interest in certain technical devices. However, even within university courses, whether they are entirely or partially distance learning, involving the use of digital techniques and networks, non-access is observed. In African universities, there is a digital divide between students with economic capital and students from poor (unemployed) families. The present research, conducted in three universities in three French-speaking African countries with 302 students, therefore questions the causes and reasons for non-use of technical devices among students.
Introduction
En Afrique, l’arrivée de la téléphonie mobile et du réseau Internet dans les années 1990 a transformé profondément les systèmes éducatifs et les techniques d’apprentissage. Le contexte africain eu égard à un enseignement traditionnel dominant peine à suivre cette transformation en raison de l’absence des techniques numériques. Assurément, les systèmes éducatifs, de l’école à l’université, sont confrontés à un contexte de profondes mutations. Avec l’ambition de fournir aux apprenants les moyens « appropriés » et « adaptés » d’apprendre, « de faire », « d’être » et de « décider » individuellement et collectivement dans un environnement complexe en perpétuel mouvement (Fleck et Massou, 2021). En l’occurrence, les technologies numériques, généralement considérées non seulement comme un des « leviers prioritaires » mais aussi comme une « révolution numérique » capable de « changer » le rapport des apprenants avec le processus même de transmission des connaissances (Coulibaly, 2014).
En contexte universitaire nigérien par exemple, la majorité des établissements publics et privés ne possède pas de technologies numériques minimales de « qualité » pour un apprentissage numérique et ce, à tous les niveaux d’études. Les bibliothèques et les laboratoires sont très rares, inadaptés et mal équipés pour les étudiants de plus en plus en surnombre. Comment donc les politiques nationales sur les TIC et les réalités cognitives et économiques des étudiants s’articulent-elles en contexte africain francophone ? Comment (re)penser le non-accès aux technologies numériques éducatives dans le contexte de l’Afrique francophone ?
La présente contribution a donc vocation à rappeler les conditions sous lesquelles les technologies numériques — prenant en compte les facteurs socio-techniques et économiques — pourraient véritablement s’ancrer et s’intégrer dans les usages et pratiques des étudiants africains, et ainsi contribuer au développement et à la démocratisation des dispositifs numériques en Afrique. Elle vise aussi à mettre en évidence les limites de ces outils numériques lorsqu’ils ne sont pas conçus et appliqués dans une perspective intégrée — facteurs aggravant les inégalités socio-numériques — qui prend en compte le caractère multidimensionnel et particulier du continent africain.
1. Cadre théorique et problématique
L’étude se situe principalement dans l’approche de domestication des technologies (Silverstone et al., 1992). Développée pour tenter de comprendre l’adoption et l’utilisation des « nouveaux médias » par les ménages, celle-ci met en évidence, non seulement les facteurs économiques, culturels et sociaux, mais aussi les aspects « pratiques » et « symboliques » (significations et « maturité ») de l’appropriation de ces outils. Selon Roger Silverston, la technologie doit être apprivoisée par son utilisateur et cela passe par d'éventuelles « transformations » et intégration de celle-ci dans la vie quotidienne de son utilisateur (Silverstone, 1992). Mais la domestication va, en contexte africain, encore plus loin que l’usage ou l’adoption d’une technologie, elle s’intéresse essentiellement à ce que ces outils représentent pour l’usager ainsi qu’aux rôles qu’ils jouent dans sa vie.
Ainsi, cette domestication s’opère et se réalise au travers de quatre étapes : l’appropriation, où le dispositif est acquis par le futur utilisateur ; l’objectification, où le dispositif trouve sa place dans l’environnement de l’utilisateur ; l’incorporation, où le dispositif est mis en usage ; la conversion, où un discours sur la technologie peut être tenu par son utilisateur et que la technologie reflète les cultures de l’utilisateur, du ménage, de la communauté.
L’étude s’appuiera de même sur la sociologie critique des usages inhérente aux inégalités numériques (Granjon et al., 2009 ; Granjon, 2022 ; Kiyindou (dir.), 2009 ; Proulx, 2015, 2020). Pour Granjon, les inégalités numériques « se nichent notamment dans des modalités différenciées d’appropriation et d’usages des TIC, produites soit par des inégalités de capitaux ou de compétences, soit par des capacités et des sens pratiques qui sont les produits intériorisés de formes de dominations sociales » (Granjon, 2011, 5).
La sociologie critique des usages qui est convoquée ici pour étudier les TIC et le numérique mobilise aujourd’hui la notion du « dispositif » (Domenget, 2017 ; Larroche, 2018). Toutefois, il apparaît clairement que la définition précise de ce concept galvaudé et fourre-tout fait souvent défaut, et qu’elle ne semble en tout cas pas relever de l’acception foucaldienne (Foucault, 1994). Selon lui, le dispositif est en effet un « ensemble résolument hétérogène, comportant des discours, des institutions, des lois (...) des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques, bref : du dit, aussi bien que du non-dit » (Foucault, 1994).
Pour l’essentiel, le dispositif technique fait référence ici à « tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter (…) et d’assurer les gestes (…) la navigation, les ordinateurs, les téléphones portables... » (Agamben, 2007, 31). On le voit, la vision de dispositif d’Agamben est donc éminemment technique contrairement à celle de Foucault.
Parallèlement, les études portant sur le numérique éducatif font part d’un manque et d’une disparité d’accès et d’usage des technologies numériques. Autrement dit, la « fracture numérique ». Assurément, la littérature scientifique portant sur la « fracture numérique » est foisonnante. Elle a fait l’objet de plusieurs recherches et théories sociologiques. Notion née dans les années 1990 pour désigner l’écart qui sépare, d’une part, ceux qui peuvent et utilisent les technologies numériques pour leurs accomplissements professionnels et personnels et, d’autre part, ceux qui ne sont pas en mesure (et incapables) de les utiliser pour diverses raisons et contraintes (manque de moyens financiers, d’équipement, et déficit de compétences). Cette disparité est fortement marquée d’une part entre les pays développés et les pays en voie de développement et, d’autre part, entre les zones urbaines denses et les zones rurales, et y compris à l’intérieur de certaines zones urbaines.
En revanche, la littérature qui lui est adjacente et traitant des « non-usages », « réfractaires » et autres « abandonnistes » s’avère pour le moins très limitée, tout du moins en Afrique. Si les travaux africains abordant cette thématique sont, à quelques exceptions près (Kiyindou (dir.), 2009 ; Alzouma, 2019 ; Chéneau-Loquay, 2003 ; Péjout, 2003 ; Maïdakouale Goube, 2021), quasi inexistants, il existe néanmoins une série d’études occidentales qui aborde les diverses facettes des phénomènes des non-usages des technologies numériques (Plantard, 2011 ; Granjon, 2004, 2011, 2022). Disposer d’un téléphone mobile, d’un ordinateur et du réseau Internet et les utiliser adéquatement ou non sont les deux dimensions généralement retenues permettant de repérer, d’analyser et de mesurer les cas de « fracture numérique » (Granjon, 2011). Généralement, la diffusion des technologies de l’information et de la communication (TIC) est appréhendée à l’aune d’un indicateur pertinent de son usage social effectif, ce qui relève d’un « amalgame abusif » critiqué sévèrement notamment chez les auteurs s’intéressant à la fracture numérique dite du « second degré » (Maorozov, 2014 ; Miège, 2020).
S’inscrivant dans une approche historico-anthropologique des usages, Plantard préconise, plutôt que de parler de fracture numérique, un concept beaucoup plus consensuel qui est « l’e-exclusion », les exclusions générées par les TIC et de « l’e-inclusion » pour accompagner les pratiques d’insertion sociale des TIC (Plantard, 2016, 2013).
Assurément, de tous ces travaux sur les TIC, on remarque une focalisation, sur les questions d’usages, et récemment sur celle liée au « non-usage », oubliant au passage la problématique de la « non-accessibilité » de ces dispositifs techniques à l’échelle à la fois individuelle et institutionnelle dans les pays africains. Malgré leur apport fondamental, ces phénomènes ont été peu étudiés par les chercheurs en Sciences de l’information et de la communication.
À l’origine de ce texte se trouve une attente forte : celle de rechercher des situations favorables à la démocratisation des technologies numériques éducatives, mais aussi et surtout réduire les inégalités socio-numériques observées dans les universités africaines. Pour ce faire, trois hypothèses de recherche ont été formulées :
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Les usages des TIC chez les étudiants en contexte africain sont tributaires de leurs positions sociales.
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La « fracture numérique » en contexte universitaire africain est fortement liée aux inégalités sociales et aux capacités économiques qui déterminent et définissent la communauté estudiantine elle-même.
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La fracture numérique en contexte universitaire africain n’est pas seulement une question d’accès aux technologies numériques. Elle est fondamentalement liée aux conditions socioculturelles.
2. Les politiques institutionnelles africaines en matière de TIC
Des études de cas empiriques sur les programmes d’actions publiques axés sur le déploiement des « nouvelles technologies » numériques dans les établissements scolaires ont permis de porter un regard critique sur les « effets » de ces nouveaux outils. La plupart de ces études évoquent des dispositifs publics démocratiques « insuffisants et des formes de médiation limitées » (Demory et Girel, 2019 ; Isabelle et al., 2002). En effet, un peu partout dans le monde, les politiques publiques face aux technologies sont avant tout caractérisées par une volonté de généralisation, manifestée par l’intention d’une disponibilité de plus en plus « entendue et massive » (une mise à disposition sans projet d'usage) (Demory et Girel, 2019) des outils techniques. Ces programmes d'actions publiques adoptés par les États sont dépourvus d'actions concrètes permettant une réelle concrétisation des objectifs envisagés dans le secteur de l'éducation.
2.1 Les ambitions du gouvernement béninois
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Programme d’Actions du Gouvernement 2016-2021. Cotonou : Présidence de la République du Bénin
Le gouvernement actuel du Bénin veut compter sur le numérique afin de faire du secteur de l’éducation un secteur performant au service du développement. Pour y arriver, il promeut deux projets phares1 que sont : la généralisation de l’usage du numérique éducatif(1) et la formation (2). Il s’agit essentiellement de la mise en place d’une connexion Internet haut débit, de salles multimédias à la disposition de l’ensemble des établissements primaires, secondaires et universitaires et de l’« interconnexion » des centres de recherche.
Toutefois, ces actions que l’État envisage de mettre en œuvre ne sont pas en conformité avec les réalités des étudiants, qu’ils soient des zones urbaines ou rurales. Les principaux obstacles sont : l’électrification (bien que d’importants progrès aient été observés sur tout le territoire), l’insuffisance de la bande passante, la lourdeur administrative, le faible taux d’utilisation des services offerts (30 % en général) et le départ du personnel informatique des universités pour un emploi plus alléchant. Parlant des services numériques, l’Université d'Abomey-Calavi, la plus grande université béninoise dispose des services en ligne tels que la gestion de l’inscription, la gestion des résultats et la gestion de notes. Elle compte cinq administrateurs systèmes et réseaux.
2.2. Les projets gouvernementaux ivoiriens
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Plan National de Développement PND 2016-2020. Orientations stratégiques. Abidjan : Ministère du Plan et du Développement.
En Côte d’Ivoire, les politiques pour le déploiement des TIC dans l’éducation ne sont pas clairement établies et font preuve de manque d’actions concrètes bien que le Ministère du Plan et du Développement ait procédé à un certain nombre de décisions dont la vision est « … de réaliser l’émergence de la Côte d’Ivoire »2et de faire du pays « …un pays émergent (…) avec une base industrielle solide » (p. 9). Il a affiché, dans l’axe 2 de ses orientations stratégiques, sa volonté de participer à l’accélération du développement capital humain et du bien-être de la population. Le secteur de l’éducation fait justement partie de cet axe. Mais tout ce qui a été ciblé dans ce secteur c’est : la scolarisation des filles, une formation de qualité, des infrastructures, l’alphabétisation. Quant aux TIC, il a été mentionné qu’elles sont au cœur de l'éducation. Une attention sera portée sur ces dernières précisément au niveau de la formation professionnelle avec la mise à disposition d’outils numériques. Toutefois, aucune action/stratégie ne vient préciser et compléter le comment de ce sous-objectif lié aux TIC. Au regard du numérique, de l’éducation, de l’enseignement à distance et surtout de l’état sanitaire mondial actuel, l’utilisation des TIC relève, plus qu’elle ne l’est, des questions prioritaires pour les pays en développement.
2.3. Les stratégies nigériennes
En contexte nigérien, à l’instar du Bénin et de la Côte d’Ivoire, des initiatives et stratégies ont été élaborées ces deux dernières décennies par les gouvernements successifs pour mettre les technologies numériques au « service de l’éducation et de l’enseignement supérieur ». Mais ces stratégies s’inscrivent essentiellement dans les discours institutionnels sur les effets « miracles » des technologies numériques sur le système éducatif sans identifier les besoins des utilisateurs. Il est possible d’en citer deux qui ont eu un écho retentissant aussi bien national qu’international :
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Il vise à « promouvoir les Nouvelles Technologies en utilisant des infrastructures modernes, des outils de communication de proximité et les différents canaux de diffusion de l’information pour transmettre des messages socio-éducatifs à destination de nos communautés de base ». (HC/NTIC, 2005, 7).
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Il se nomme aussi « bibliothèque numérique », et vise à « moderniser le monde rural en lui offrant les outils et les moyens de rehausser la production agricole et donc d’améliorer le cadre de vie des populations rurales » (DUDDAL, s. d.).
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Ce projet vise à « mettre en place une infrastructure large bande destinée à renforcer l’accès Internet dans les zones rurales et isolées du Niger (UIT, 2020, V).
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le tout premier Plan national de développement des NTIC appelé National Information and Communication Infrastructure (NICI3) mis en place en 2004 et financé par la Commission Économique des Nations Unies pour l’Afrique (CEA), le PNUD, l’UE et l’UIT,
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et la plateforme numérique « Duddal »4 à travers « l’initiative Niger 2.0 » avec le soutien financier de la coopération allemande et, la dernière en date, « Village Intelligent »5 soutenu et financé quasi entièrement par l’UIT.
Toutes ces stratégies louables surgissent de toutes parts, trivialement, comme une baguette magique qui éradiquerait par un seul coup de clic la fracture numérique au Niger sans qu’aucune étude ne soit faite en amont pour recueillir les besoins et les capacités cognitives — mais surtout les compétences techniques — des utilisateurs et en mesurer leurs impacts à long terme.
Une démarche d’appropriation à destination des pays du Sud — ne tenant pas compte de ce fort paradigme est d’avance vouée à l’échec. En d’autres mots, les objets techniques doivent être complètement en phase et en accord avec les capacités économico-cognitives et les compétences techniques des étudiants africains.
3. Méthodologie de la recherche
L’objectif de l’étude étant de montrer les conditions sous lesquelles les technologies numériques pourraient véritablement s’ancrer et s’intégrer dans les usages et pratiques des étudiants africains, une approche mixte a été adoptée. Ainsi, sur la base d’un questionnaire adressé à 302 étudiants dans les universités des trois pays : Bénin, Niger et Côte d’Ivoire et d’un guide d’entretien semi-directif (Kaufmann, 2016) mené auprès de 45 étudiants, nous avons tenté d’apporter des éléments corroborant, ou non, nos affirmations/hypothèses à partir d’une méthode non probabiliste et d’une technique d’échantillonnage par « choix raisonné » (Lamoureux, 2006).
À l'aide des responsables de classe et des collègues enseignants-chercheurs, le questionnaire réalisé avec Google Forms a été diffusé en ligne du 22 février au 8 mars 2022 dans des groupes WhatsApp et Facebook (auxquels les étudiants ont accès depuis leurs téléphones) d'étudiants de tous les trois pays d’étude confondus et sans distinction de filière et de niveau d’étude (de la Licence en au Doctorat) : Université d’Abomey-Calavi (Bénin), Université Abdou Moumouni (Niamey), Université Félix Houphouet Boigny (Côte d’Ivoire). Quant aux entretiens, ils ont été menés à distance avec l’application mobile WhatsApp.
4. Démocratisation des dispositifs et inégalités socio-numériques : principaux résultats
Dans cette section, sont présentés les principaux résultats ayant directement rapport avec les hypothèses de recherches. La plupart des répondants sont des femmes (53 %). En tenant compte du quota d’étudiants par pays, d’une part et de l’ensemble de l’échantillon d’autre part, il ressort de cela que les étudiants ayant répondu au questionnaire sont majoritairement en troisième année de licence (66 %).
4.1 Démocratisation des dispositifs technologiques : un fossé important dans l’accès aux outils de communication
La question d’« accès » joue un rôle primordial, car pour pouvoir utiliser la technologie, il faut nécessairement et préalablement avoir accès à celle-ci. Elle renvoie à l’accessibilité qui signifie la disponibilité de l’outil. La disponibilité de l’outil prend en compte des variables telles que l’accessibilité financière, l’existence d’infrastructures, le niveau d’éducation et la qualité des services (Kiyindou, 2009). Or, en contexte universitaire africain, la fracture numérique dite du « premier degré » est relativement très élevée chez les étudiants observés. La problématique réside essentiellement dans l’accès à ces outils. En effet, on le voit, en dehors des initiatives individuelles prises ici et là par les étudiants, les institutions universitaires africaines ne disposent pas de politiques claires et cohérentes relatives à l’insertion des technologies éducatives dans les pratiques estudiantines. En ce sens, l’approche de Silverston (1992) trouve tout son sens dans l’apprentissage universitaire, notamment les deux étapes de la domestication : l’appropriation qui est conditionnée donc par l’accès à l’outil et l’objectification où le dispositif technique doit trouver sa place dans l’environnement de l’utilisateur. Ce qui n’est pas encore le cas dans les dispositifs universitaires africains.
Ici, le smartphone est l’outil de communication principal dont les étudiants disposent (73,5 %). Par contre, ils sont moins de la moitié à posséder un ordinateur (40,7 %). La tablette est quasi inexistante (7 %). Le téléphone portable basique est encore présent chez les étudiants (32,5 %).
Figure N° 1 : Les outils de communication utilisés par les étudiants des universités des pays africains francophones
Sources : Maïdakouale et Fagadé, 2022
Pour accéder à Internet, les étudiants privilégient leurs smartphones (57,6 %). L’ordinateur, lui, est rarement sollicité (17,5 %) et la tablette ne l’est presque pas (2,3 %). L’accès à Internet s’effectue par le biais d’une connexion mobile (3G, 4G, 5G) à 92,4 % et le plus souvent à domicile (83,1 % contre 11,6 % à l’université). Par ailleurs, tous les étudiants utilisent Internet (connexion mobile, filaire, wifi, modem, Internet du cybercafé). Toutefois, ils disent être limités dans leur quotidien comme le dit cet étudiant : « L'usage de l'Internet n'est pas à la portée de tous les étudiants (…) Le problème c’est qu’on n’a pas toujours de l’argent pour acheter les forfaits Internet » (Etud-10).
Figure N° 2 : L’outil d’accès à Internet
Source : Maïdakouale et Fagadé, 2022
Dans le cadre de la formation à distance, seuls 61 % d’étudiants affirment bénéficier de la mise en place par leur université d’une ou plusieurs plateforme(s) éducative(s). Et pour 82,1 % d'entre eux, c'est la crise sanitaire liée à la Covid-19 qui a poussé leurs universités à mettre en place les plateformes et applications suivantes : E-Learning, Microsoft Teams, WhatsApp, mails, Google meet, Zoom. Les autres raisons mentionnées par 17,9 % d'étudiants sont principalement l’adoption du système Licence Master Doctorat par les établissements africains dès les années 2000, l’enseignement par les professeurs internationaux (ne vivant pas sur le continent) et l’insuffisance des amphithéâtres.
Pour se connecter à ces plateformes, les étudiants ont encore recours, en général, à leurs smartphones (54,5 %). Un taux d'étudiants très réduit a accès à celles-ci à partir de l’ordinateur (20,2 %) et moins de la moitié d’étudiants a recours aux plateformes avec le téléphone portable (46 %). Pour 42,1 % d'étudiants, la qualité du débit de connexion aux plateformes est « moyenne ».
Figure N° 3 : L’accès aux plateforme(s) éducative(s) fortement fondé sur la téléphonie mobile
Source : Maïdakouale et Fagadé, 2022
Quant aux usages effectifs, l’on observe, de façon générale, les types d’usages d’Internet liés au statut des étudiants. Par « usages effectifs », nous entendons ce que font véritablement les étudiants avec les dispositifs techniques, leurs usages « réels ». Autrement dit, « un ensemble de pratiques socialisées » (Plantard, 2011, 15).
Les étudiants sont persuadés des avantages d’Internet. Comme le souligne cet étudiant : « Aujourd'hui, tout se fait via Internet, et en tant qu'étudiant surtout nous avons besoin de tout cela pour pouvoir aller de l'avant » (Etud-3). Parlant d’Internet, un autre interviewé laisse entendre que : « son usage est devenu presque indispensable car par faute d’ouvrages ou de bibliothèques équipées, on est obligé de se tourner vers l’Internet » (Etud-15). Ainsi, par ordre de priorité, ils se connectent à Internet pour « rechercher des informations » liées à leur formation (83 %), « télécharger des cours » (70,9 %). Faire « des recherches personnelles hors formation » ne vient qu'en troisième position (52,6 %). La « consultation » de leur mail n’est pas encore la préoccupation de tous les étudiants. Seulement 39,4 % s’adonnent à cet usage.
Ces observations s’étendent aux réseaux sociaux avec 87,7 % d’étudiants qui les utilisent dans le cadre de leur activité universitaire. Les plus utilisés sont WhatsApp et Facebook. Précisément, 98 % affirment utiliser WhatsApp et 42,7 % disent utiliser Facebook. Quel que soit le réseau social, les usages se justifient prioritairement et presque simultanément par le besoin de « partage des informations » et par le besoin de « partage des cours entre camarades ». Il s’agit d’une part des cours trouvés sur Internet et de l’autre ceux qui leur sont transférés par leurs enseignants. Pour plus de la moitié de l'échantillon, ces technologies numériques constituent des outils pour les travaux de groupe.
Figure N° 4 : Des usages académiques prédominants d’Internet et des réseaux sociaux
Source : Maïdakouale et Fagadé, 2022
4.2 Limites de la « démocratisation » : plateformes éducatives et situations socio-économiques des étudiants
On remarque une première régulièrement limite évoquée. Il s’agit de non-accès à l’ordinateur. Ils sont près de 60 % à n’avoir pas accès à un ordinateur. Parmi les motifs et les raisons qui expliquent cette inaccessibilité à cet outil, figure le coût exorbitant du matériel. « La difficulté majeure que je rencontre est le non-accès à un ordinateur qui permet de mieux naviguer et de traiter les données ! » (Etud-15) ; « J’aimerais vraiment avoir un ordinateur pour pouvoir rédiger mes exposés et mon mémoire de Licence car c’est plus facile de rédiger avec l’ordinateur qu’avec le téléphone portable, mais malheureusement je n’ai pas les moyens d’acheter un ordinateur portable vraiment. Je suis obligé de tout faire avec mon portable » (Etud-40).
Dans les trois universités étudiées, seule une n’a pas mis les outils numériques à la disposition des étudiants. Les plateformes mises en place par les deux universités sont, de manière exhaustive, Teams, Moodle, E-Learning et Zoom. Mais derrière cette mise en place de celles-ci, on observe une absence de politiques institutionnelles pour accompagner les pratiques numériques des étudiants (formations sur l'utilisation des plateformes par exemple). Certaines universités, dont l’université Abdou Moumouni (Niger), n’ayant pas les moyens de déployer les techniques numériques, ont fait mention de l’usage de réseaux sociaux tels que Facebook et WhatsApp dans le cadre de leur apprentissage (Maïdakouale Goube, 2021). Toutefois, si ces plateformes numériques sont déployées, il n’en demeure pas moins que la connexion Internet pour se connecter reste à désirer. En effet, ils sont 42,1 % à trouver la connexion Internet « moyenne » et 15,6 % en sont « insatisfaits ».
Cela sans oublier la problématique de la formation qui demeure criante, tant pour les enseignants que pour les étudiants qui déplorent le manque de formation à l’usage des TIC dont ils font face. Un étudiant a d’ailleurs évoqué le « Manque d'équipements et le manque d'encadrement à l’utilisation des TIC » (Etud-17). Il faut souligner aussi un manque effectif de politique d’insertion comme le témoigne ce passage : « Il y a seulement une ou deux salles équipées d'ordinateurs dans notre département, ces outils ne sont pas pleinement exploités » (Etud-28). Ils sont 13,6 % à ne même pas connaître la messagerie électronique, 17,5 % à n’avoir pas idée de la notion de « messagerie électronique », 13,2 % ne savent pas convertir un document en PDF et plus de 37 % ne savent pas insérer une image dans un document.
Figure N° 5 : L’utilisation de la messagerie électronique chez les étudiants
Source : Maïdakouale et Fagadé, 2022
4.3 Écart entre les politiques numériques éducatives et la situation concrète des étudiants
Dans les discours et rapports nationaux, les États des trois pays étudiés sont « déterminés » à intégrer les TIC et le numérique à l’école. Toutefois, les mesures qu’ils adoptent ne sont pas efficaces, ni ne résultent d’une étude sur les besoins réels d’accès et d’usage des étudiants dans leurs apprentissages. Cette situation crée un écart entre la détermination des États et la réalité concrète des besoins des étudiants.
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République du Bénin, https://www.gouv.bj/actualite/1641/atelier-cadrage-projet-education-modernisation-secteur-education-formation-benin-poursuit/
En effet, les études sur l’accès et l’usage des TIC sont réalisées par des chercheurs en sociologie, en éducation et récemment en Science de l’information et de la communication. Mais les États n’exploitent pas ces études pour élaborer des actions convenables et efficaces de ce fait. Par exemple, alors que l’État béninois compte sur le projet e-Education dont l’objectif est d’« unifier et optimiser les Systèmes d’Information de Gestion des élèves, des étudiants et du personnel d’encadrement, en vue de permettre une meilleure gouvernance financière et statistique dans le système éducatif béninois »6, le taux d’étudiants qui se connectent à Internet avec l’ordinateur est encore très insignifiant. Déjà, tous les étudiants ne disposent pas d’un ordinateur. Or, à l’université l’ordinateur constitue la technologie de base de par ses fonctionnalités de stockage, de saisie de document, etc.
Face aux plateformes numériques que les universités ont mises en place, seulement une petite proportion des étudiants utilisent leurs ordinateurs pour s’y connecter. Ainsi, on observe une réalité criante dans laquelle les étudiants censés entrer dans l’ère du numérique sont dépourvus de leurs outils tels des cultivateurs sans leurs houes pour labourer leurs champs. La possession de l’ordinateur, de ce fait, constitue en soi un besoin, voire le besoin primordial.
Parallèlement et de façon contradictoire, la majorité des étudiants disposent d’un smartphone. Ils l’utilisent pour des besoins personnels et scolaires (Fagadé, 2019 ; 2021). Ils sont plus de la moitié des étudiants à utiliser leurs smartphones pour se connecter à la plateforme de leurs universités. Les usages qu’ils font de leurs smartphones connectés à Internet révèlent trois sortes de besoins que sont : les besoins d’information, de communication (partage des informations, travail de groupe sur les réseaux sociaux) et d’entraide (partage des cours entre camarades). C’est donc un écart important qui s’observe entre les politiques nationales qui se concentrent sur des aspects plus généraux et la réalité socio-scolaire des étudiants. Les mesures nationales ne prévoient pas des plans d’actions concrètes et spécifiques à ses réalités.
D’un autre côté, la formation aux compétences est aussi primordiale pour l’insertion des TIC à l’école. L’étude révèle l’un des points focaux de cette intégration numérique dans une éventuelle formation à l’endroit des étudiants : la messagerie électronique. En effet, l’étudiant doit être capable d’envoyer des e-mails. Dans une étude menée récemment au Niger, il a été révélé que seuls 20 % des étudiants urbains du département de communication disposent d’une adresse électronique (Maïdakouale Goube, 2021).
L’approche de la domestication se déploie ici de par les deux étapes qui la constituent à savoir : l’appropriation qui fait suite à l’accès et l’objectivation qui traduit une véritable insertion de l’outil dans l’environnement de l’usager. D’une part, l’ordinateur n’est pas approprié, car les étudiants sont confrontés à un problème d’accès à cet outil (lié à leurs réalités socio-économiques). Les étudiants n’ayant pas d’ordinateur (60 %) affirment, d’une certaine manière, que leurs parents sont des « chômeurs », c’est-à-dire ne disposant pas d'un emploi formel leur permettant de leur acheter cet outil. Ainsi, s’agissant de la profession des parents des étudiants, ils sont 40,30 % à avoir des « mères ménagères » (sans emploi), 21,20 % des « commerçantes » et 1,7 % des « fonctionnaires » (travaillant dans la fonction publique). Quant au père, ils sont 20,8 % des « agriculteurs », 20,8 % des « commerçants » et 13,2 % des « fonctionnaires ». Les autres étudiants (36 % pour les mères et 45 % pour les pères) n’ont pas mentionné la situation socio-professionnelle de leurs parents.
D’autre part, le smartphone s’inscrit dans l’étape de l’objectivation car, il est ancré dans l’environnement socio-universitaire des étudiants. C’est avec cet outil, dont ils disposent tous, qu’ils arrivent à satisfaire la majorité de leurs besoins académiques. Au vu des données recueillies, on pourrait dire que les étudiants africains sont en train de développer une culture numérique par le biais des téléphones portables (Cardon, 2019).
5. Pistes de réflexion pour un changement de méthode tenant plus compte des usagers : pour ne pas conclure
L’objectif de l’étude était de montrer les conditions nécessaires pour que les technologies numériques puissent s’ancrer et s’intégrer dans les usages des étudiants africains. À la suite d’une enquête par questionnaire adressé à 302 étudiants dans les universités des trois pays, et d’entretiens semi-directifs menés auprès de 45 étudiants, nous avons mis en valeur les outils nécessaires à la mise en place d’une domestication (Silverstone et al., 1992) efficiente et l’écart observé avec les politiques publiques numériques dans ces pays telles que perçues par les enquêtés.
La présente étude montre que le numérique et les dispositifs numériques sont autant d’outils et de ressources indispensables porteurs d’enjeux, de modalités d’organisation et de travail, modèles culturels et savoirs… pour les universités africaines. Ces outils contribuent à redéfinir les enjeux de l’éducation en offrant des nouvelles possibilités de partage, de construction de savoir et permettant aux acteurs de l’éducation de « sauter » de plain-pied dans la mondialisation (Chéneau-Loquay, 2010), à travers certaines formes de socialisation.
Assurément, pour une intégration réussie des outils numériques dans le système éducatif africain le volet politique devrait jouer un rôle déterminant afin d’offrir un cadre opportun au déploiement de l’infrastructure TIC. Bien que cette recherche n’étudie pas strictement la politique numérique de chacun des pays enquêtés, des éléments qui relèvent de ce macro-système apparaissent dans les témoignages des étudiants. Cela passera par un plan de financement à l’innovation technologique (mise en place de l’Internet, création des ENT pour les étudiants, des salles informatiques, formation des enseignants à l’usage des TIC, etc.). Une meilleure intégration des techniques numériques, en contexte africain, doit se reposer sur les capacités et les conditions réelles de l’environnement éducatif local. Autrement dit, partir des besoins et attentes des apprenants pour leur proposer des solutions adaptées à leurs réalités socio-économiques et techniques. Par exemple, en mettant Internet et des salles informatiques à la disposition des étudiants, on pourrait envisager de ne plus enseigner un « fait », mais de développer chez ces derniers des compétences académiques pour susciter leur esprit critique quant à l’exactitude des informations transmises par l’enseignant ou consultées sur les plateformes numériques.
Du point de vue des enquêtés, les politiques numériques africaines étudiées relèvent d’une « uniformisation » des outils (notamment par le choix de certaines plateformes), alors que les étudiants mentionnent des besoins relatifs à la « diversification » des usages numériques et des outils (notamment par la pratique du téléphone portable), ce qui relève d’un levier non seulement en terme d’appropriation mais aussi d’objectivation (Silverstone et al., 1992). Les outils numériques mobiles et téléphones portables seraient des formes « d’outils-frontières » qui pourraient être un levier dans la domestication, et au dialogue entre les espaces. Ces éléments mettent en valeur une étape qui semble peu apparente dans les travaux de Silverstone, Hirsch et Morley (1992), à savoir la signification ou le sens donné aux outils numériques et à leur pratique dans l’apprentissage, en vue de développer une culture commune (Cardon, 2019). Des travaux complémentaires sur cette nouvelle perspective pourrait être intéressante et développée à travers une approche interculturelle et socialisante, qui voit le jour dans certains territoires faiblement dotés en outils numériques (Lefer Sauvage et al., 2022).
Bien que les prix des ordinateurs aient connu, ces dernières années, des baisses considérables notamment avec l’arrivée des ordinateurs « chinetoque » ou « France au revoir » sur le marché — c’est-à-dire des ordinateurs recyclés, d’occasion ou en fin de vie venus de la Chine et de la France — l’ordinateur reste encore aujourd’hui un objet de « luxe » inaccessible à une large majorité de la population à la différence du téléphone portable et de l’Internet mobile qui sont, eux, à la portée de chaque (modeste) utilisateur. En conséquence, prétendre que le seul taux de pénétration du téléphone mobile et de l’Internet mobile suffit à consacrer l’entrée de l’Afrique dans la société de l’information ou le nouveau concept actuellement en vogue : la société numérique, serait une utopie. Ces deux dispositifs socio-techniques suffiront-ils vraiment à vaincre les inégalités numériques comme le laissent entendre les chantres du millénarisme technologique considérant ceux-ci comme l’outil de la « dernière chance » pour le développement de l’Afrique ?