La dimension sociocognitive de la jouabilité
Étude des MMORPG en tant qu’artéfacts cognitifs socialement distribués The socio-cognitive side of playability: A study of MMORPG as socially distributed cognitive artifacts
Cet article traite de la question de la jouabilité telle que présentée par le philosophe Jacques Henriot et étudie ce concept au regard de pratiques de coordination observées auprès de joueurs de jeux de rôle en ligne massivement multijoueurs (MMORPG). Notre analyse montre le caractère sociocognitif et distribué des activités des joueurs constitués en groupe. Si la jouabilité peut être entendue comme la potentialité ludique d’une structure, cette dernière n’est pas uniquement composée d’objets ou de règles. Elle est également constituée des autres joueurs en ce qu’ils forment avec le jeu un artéfact cognitif socialement distribué.
This article discusses the ‘playability’, as presented by the philosopher Jacques Henriot, regarding coordination practices of Massively Multiplayer Online Role-Playing Games’ players. Our analysis shows the distributed and socio-cognitive nature of players in groups. If the ‘playability’ can be seen as the potential ‘play’ of a structure (game), this one is not only composed of objects and rules, but also of the other players as they form a socially distributed cognitive artifact in the game.
1. Introduction
Dans son ouvrage Half-Real : Video Games between Real Rules and Fictional Worlds, Jesper Juul souligne que les règles du jeu (vidéo) forment un ensemble de limitations et d’affordances qui rendent possibles et signifiantes les actions des joueurs (Juul, 2011, 58). En ce sens, les règles constituent la structure « jouable » du jeu.
L’équation semble simple : de bonnes règles invitent le joueur à adopter la bonne attitude (ludique) et la bonne conduite (jouer). Elle devient néanmoins plus compliquée lorsqu’on se pose plus finement la question : « qu’est-ce qu’une règle ? » Si certains auteurs ayant étudié plus généralement la question du jeu, comme Johan Huizinga, soulignent que l’individu qui se soustrait à la règle est un briseur de jeu (Huizinga, 2008/1938, 29), d’autres relèvent qu’il ne faut pas pour autant confondre la règle avec la contrainte d’une loi (Brougère, 2005) ou d’un règlement (Henriot, 1989). Le psychologue du développement Lev Vygotsky considère, pour sa part, que la règle n’est pas quelque chose de transcendant mais bien qu’elle émane de la situation imaginaire créée par le jeu (Vygotsky, 1978). La règle est acceptée le temps du jeu comme support de l’activité ludique (Brougère, 2005, 55). Ce qui rendrait un jeu « jouable », ce serait une combinaison entre les contraintes de l’environnement tel que conçu et la liberté de conduite telle que vécue par le joueur (Genvo, 2009).
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Massively Multiplayer Online Role-Playing Games.
Qu’en est-il de cette jouabilité de la règle lorsque l’activité de jeu, loin d’être individuelle, est pensée en tant qu’action collective ? Alain et Frédéric Le Diberder le soulignaient déjà au milieu des années 1990, les jeux vidéo ne sont pas des pratiques solitaires qui sont de temps en temps partagées, mais ce sont bien des pratiques collectives qui se jouent souvent seul (Le Diberder, 1998, 171). Dans le cadre de nos recherches, nous nous sommes intéressé aux activités de jeu coordonnées de joueurs de jeux de rôle en ligne massivement multijoueurs, connus sous l’acronyme MMORPG1. Dans une approche info-communicationnelle et cognitive de ces pratiques, nous nous sommes penché sur la façon dont les joueurs rendent possible le fait de jouer ensemble, ce que nous appelons la dimension sociocognitive de la jouabilité de ces jeux. Nous verrons à travers le présent article que les spécificités de ces jeux et le caractère collectif des activités des joueurs ont une incidence sur ce qui peut rendre l’expérience jouable. Avant de traiter plus directement de cette question de la jouabilité, il convient toutefois de s’attarder quelque peu sur cet objet vidéoludique.
2. Préambule : les MMORPG
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Multi-User Dungeons, jeux multi-utilisateurs en réseau et en temps réel, apparus fin des années 1970, fondés sur des descriptions et des interactions (commandes) de nature textuelle.
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On lit parfois la traduction « médiéval-fantastique » (Berry, 2009 ; Zabban, 2011).
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Ils sont « persistants » dans le sens où ces jeux sont hébergés sur des serveurs distants et même lorsqu'un joueur n'est pas connecté, l'univers de jeu continue à évoluer avec les actions menées par les autres joueurs qui sont connectés.
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Ces jeux proposent généralement de nombreuses activités individuelles, comme par exemple des quêtes à réaliser, l'aménagement d'un espace personnel (housing) ou encore le fait de pouvoir apporter des améliorations à des pièces d'équipement virtuelles (crafting).
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Sur le site gamestudies.org qui héberge une série d'analyses sur les jeux vidéo, on recense plus de 45 entrées (articles) pour le seul World of Warcraft qui a été pendant de nombreuses années le jeu le plus populaire du genre.
Les jeux de rôle en ligne massivement multijoueurs sont apparus à la fin des années 1990 (Natkin, 2004). Héritiers des MUD2 (Berry, 2009), ces univers vidéoludiques offrent aux joueurs des environnements 3D souvent d’inspiration heroic fantasy3, qualifiés de « persistants »4, dans lesquels ils doivent entre autres5 s’allier pour affronter des factions d’autres joueurs (player versus player) ou pour vaincre des monstres gérés par l’intelligence artificielle du jeu (player versus environment). Il semble actuellement désuet de s’attarder davantage à définir les spécificités de ces univers, tant le nombre de personnes qui y ont joué est important mais aussi au vu de l’abondance des recherches antérieures sur le sujet6. Dans le cadre de nos analyses, il est toutefois nécessaire de mettre en avant certaines de leurs caractéristiques :
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la coordination des joueurs ne se réalise pas en présentiel mais à distance par l’entremise d’un avatar cyber-médiatique (Pereny et Amato, 2010) et grâce à des moyens de télécommunication ;
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ces jeux vidéo disposent d’interfaces complexes et paramétrables (Triclot, 2011) ;
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plusieurs activités de jeu ne peuvent se faire que collectivement.
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Ces différents éléments constitutifs participent pleinement à ce qui rend la situation « jouable ». Avant d’illustrer cela, il convient d’expliquer ce que nous entendons par « jouabilité ».
3. Les caractéristiques de la jouabilité
Jacques Henriot qualifie de « jouable » une situation qui est potentiellement ludique, c’est-à-dire se prêtant facilement au jeu (Henriot, 1989, 217–218). Pour l’auteur :
Prises séparément, ni la situation, ni l’attitude mentale ne suffisent à faire qu’il puisse y avoir jeu (Henriot, 1989, 216).
Dans cette perspective, la jouabilité d’une situation est à la fois un fait d’environnement et un fait de comportement, ce qui n’est pas sans rappeler le concept d’affordance développé par d’autres auteurs.
3.1. Jouabilité et affordance
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James Gibson a étudié les interactions entre les animaux et leurs environnements. Ce qu’il appelle les affordances d’un environnement sont tout ce qui s’offre à l’animal, en bien ou en mal (Gibson, 1986, 127). Pour l’auteur, une affordance n’est pas une propriété de l’environnement, mais bien du couplage entre l’environnement et l’espèce animale. Par exemple, une chaise afforde (« is for ») l’assise d’un être humain, pas d’un éléphant. Cependant, une affordance existe indépendamment de sa perception effective (Gibson, 1986, 138-139). Autrement dit, une « non-affordance » correspond à une absence de relation mais pas de perception. Cette conception de Gibson la distingue d’un autre auteur, Donald Norman, l’ayant reprise à son compte dans l’étude du design d’objets de tous les jours (Norman, 2002). Selon Donald Norman, une affordance relève davantage de la perception de ce que je peux faire avec un objet. En ce sens, une « non-affordance » correspond à la perception de ce qu’il n’est pas possible de faire, autrement dit des contraintes. L’auteur rapproche d’ailleurs ce concept d’affordance avec un ensemble de contraintes qu’il identifie (Norman, 2002, 84-86) :
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les contraintes physiques qui sont des éléments visibles qui vont restreindre les actions de l’utilisateur avant même qu’il agisse ;
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les contraintes sémantiques qui se fondent sur les connaissances antérieures de la situation qui rendent plus signifiantes certaines actions ;
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les contraintes culturelles qui se fondent sur les conventions d’actions permises par la situation sociale ;
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les contraintes logiques qui viennent de la « cartographie naturelle » entre les éléments, comme par exemple la proximité entre une commande et un objet actionnable.
Si on revient sur le concept de jouabilité tel que proposé par Jacques Henriot, la conception d’un jeu passe par un ensemble d’affordances et de contraintes –ce que Jesper Juul associe limitativement à la règle (cf. supra)– qui vont permettre de partager une « idée de jeu » avec les joueurs. Les règles du jeu sont certes des éléments essentiels pour communiquer l’idée d’un jeu, mais elles n’en sont qu’un composant. D’après Gonzalez Sanchez (et al., 2012), on peut identifier différents cadres constituant la jouabilité d’un jeu vidéo :
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la jouabilité intrinsèque, qui correspond au game design du jeu (règles, objectifs, rythme, etc.) ;
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la jouabilité mécanique, c’est-à-dire la qualité générale du logiciel (fluidité, systèmes de communication, etc.) ;
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la jouabilité interactive, qui correspond à l’interface de jeu et aux commandes possibles ;
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la jouabilité artistique qui renvoie aux aspects esthétiques (histoire, ambiances sonores, graphismes, etc.) ;
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la jouabilité personnelle qui correspond aux sentiments et perceptions subjectives du joueur ;
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enfin la jouabilité interpersonnelle ou sociale qui correspond aux sentiments partagés par les joueurs et à la conscience de groupe qui émane de la situation de jeu collective.
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En ce sens, Sébastien Genvo préfère parler de « play design » plutôt que de « game design » d’un jeu, soulignant par là la construction d’une expérience plutôt que d’une structure vidéoludique (Genvo, 2008). Tout comme Jacques Henriot, Sébastien Genvo relève cependant que la jouabilité de la situation dépend de son actualisation à travers une « attitude ludique ». Au-delà d’être une simple « attitude », jouer doit aussi être envisagé comme une « conduite » dans le sens d’un dessein réfléchi (Henriot, 1989, 130). Si la jouabilité peut s’entendre comme le « potentiel d’adaptation d’une structure à l’attitude ludique » (Genvo, 2009, 118), il peut tout autant en miroir renvoyer au « potentiel d’adaptation d’une attitude (conduite) à une structure ludique ».
3.2. Jouabilité et flow
Qu’est-ce qui fait qu’on joue ? Cette question a intéressé plusieurs approches culturalistes du jeu (Zabban, 2012). À ce propos, un auteur comme Roger Caillois (1992/1958) a été abondamment cité en référence à la nomenclature des jeux qu’il a proposée autour de quatre formes prédominantes : les jeux de compétition (agôn), les jeux de vertige (ilinx), les jeux d’imitation (mimicry) et les jeux de hasard (alea). Dans la même lignée à propos des jeux vidéo en réseau, plusieurs chercheurs se sont penchés sur différentes motivations des joueurs à jouer et par là aux différentes formes de jeux possibles autour d’une même structure ludique (Bartle, 1996 ; Yee, 2007). Ces recherches mettent en avant le fait que le passage du jouable au jeu passe par une certaine forme d’intentionnalité du joueur (confrontation, réalisation, exploration, socialisation, etc.).
À côté de l’intention, il faut souligner que jouer relève également d’une capacité. Comme le fait remarquer Gilles Brougère :
On oublie trop qu’en jouant on apprend avant tout à jouer, à maîtriser un univers symbolique particulier (Brougère, 2005, 105).
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Voir à ce sujet les recherches menées par Fanny Barnabé. http://www.ludovia.com/2014/06/le-speedrun-pratique-competitive-ludique-ou-creative-trajectoire-dun-detournement-de-jeu-video-institue-en-nouveau-game/
Cet intérêt pour la capacité du joueur à jouer permet d’envisager l’expérience ludique non pas comme simplement fondée sur une structure de règles et l’acceptation de celles-ci, mais comme quelque chose évoluant avec le temps, dont la maîtrise progressive par le joueur change potentiellement la nature du jeu lui-même. Cela permet d’envisager la variété des appropriations possibles d’un jeu (vidéo), ainsi que leurs détournements (par exemple les speedruns, machinima, fan-fictions, etc.7).
Ce degré de maîtrise rendant jouable la structure du jeu peut être étudié avec le concept de flow développé par le psychologue Mihaly Csikszentmihalyi. Le flow caractérise selon lui un état où les personnes deviennent pleinement investies dans une activité (Csikszentmihalyi, 2008, 4). Il qualifie d’« expérience optimale » ce moment où l’individu atteint un ordre de la conscience permis par une attention envers des objectifs réalistes et des capacités correspondantes aux opportunités d’action (Csikszentmihalyi, 2008, 6). À ce moment, l’énergie psychique coule (flows) sans aucun effort (Csikszentmihalyi, 2008, 39). Cependant, cet état est toujours transitoire car l’individu voyant ses capacités évoluer peut vite s’ennuyer ou au contraire développer une forme d’anxiété à mesure que des objectifs plus complexes se présentent à lui (Csikszentmihalyi, 2008, 69-75). En ce sens, une structure n’est « jouable » qu’à partir du moment où elle correspond aux capacités d’action du joueur et qu’elle répond adéquatement à l’évolution de celles-ci.
Pour conclure ce point, dans la lignée de Jacques Henriot (1969 ; 1989), si on considère le jeu comme une idée que l’on associe à une certaine forme d’activité, celle-ci se fonde sur une culture ludique, berceau de ce qui se joue là où on vit. Elle se fonde également sur une ou plusieurs règles qui ne sont pas imposées par un système et unilatéralement respectées, sans variation ou style (Boutet, 2012), mais qui sont bien immanentes ou symboliques, comme diraient certains psychologues du développement. Les joueurs décident de les respecter le temps du jeu comme moteur de leur imaginaire. Nous proposons de modéliser l’activité ludique sur la figure 1.
Figure 1. Modèle du « jouer » inspiré par Jacques Henriot
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Dans cette conception, un jeu vidéo n’est pas « en soi » ludique mais il le devient lorsque l’idée de jeu vient à l’esprit du joueur qui s’y prête.
Ce modèle général met au centre l’idée de jeu (jouer/play) qui invite à adopter certaines conduites (jouant) d’un sujet vis-à-vis d’une situation qu’il considère comme ludique (un jeu vidéo par exemple8). Dans ce modèle dynamique, la jouabilité tient à la fois aux caractéristiques et à l’adaptabilité de l’objet (affordances/contraintes), et aux capacités (flow) et intentions (ou attitudes) du sujet. Cependant, il ne permet pas spécifiquement de comprendre le caractère « collectif », « à distance » et « paramétrable » des MMORPG.
3.3. Jouabilité et interactivité
En guise de préambule, nous avons souligné certaines spécificités des jeux de rôle en ligne massivement multijoueurs. Une caractéristique des jeux vidéo en général mise en avant par les tenants des game studies est leur dimension simulatrice et interactive (Zabban, 2012). Une particularité des MMORPG, au-delà de l’inter-réactivité avec la machine (Guéneau, 2005), est qu’ils forment des espaces d’inter-actions entre joueurs via la machine. Cette situation implique que les joueurs doivent non seulement apprendre à agir avec la machine mais en outre agir avec d’autres joueurs suivant les règles du jeu. Cette situation médiatique les contraint dans ce cas-ci de le faire à travers les outils de communication « à distance » mis à leur disposition.
D’un point de vue cognitif, contrairement aux autres primates, l’être humain a une capacité d’identification à autrui et d’interprétation de sa pensée et de ses intentions (Tomasello, 1999). Dans le cas d’activités collectives au sein d’un MMORPG, non seulement le joueur apprend les règles sociales et le sociolecte nécessaire à son activité (Berry, 2009, 498), mais il comprend qu’il participe de l’activité ludique d’autrui. En un sens, il sait qu’il « fait partie du jeu ». La situation médiatique est donc constituée du système d’objets et de règles mais également de la présence des autres joueurs. La zone (a) représentée dans la figure 1 (cf. supra) est ainsi constituée de l’objet vidéoludique mais également des autres joueurs participant au dispositif.
Figure 2. Dispositif sociotechnique du joueur
4. Observations: les activités de coordination des joueurs
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Plusieurs années d’activités collectives au sein de ces jeux.
Il convient de préciser avant toute chose que nos observations portent uniquement sur des activités de combat au sein de jeux de rôle en ligne massivement multijoueurs. Nous avons observé ces activités auprès de joueurs expérimentés9 de Dark Age of Camelot (GOA/Mythic, 2001) et EverQuest 2 (SOE, 2004).
4.1. Méthode
Afin de comprendre les aspects importants de leur coordination, nous avons mis en place une méthode particulière visant l’explicitation et la confrontation des joueurs aux traces de leurs activités et à celles d’autres joueurs (Vermersch, 1994 ; Mollo et Falzon, 2004 ; Cahour et Licoppe, 2010). De manière synthétique, cette méthode consiste d’abord en des enregistrements de parties de jeu par les joueurs. Après codage et sélection de séquences, les joueurs sont invités à verbaliser dans un premier temps les enregistrements des autres joueurs (allo-confrontation). Dans un deuxième temps, ils commentent leurs propres enregistrements (auto-confrontation). Enfin dans un troisième temps, ils réagissent aux propos des autres joueurs face à leurs enregistrements (allo- auto-confrontation). Ces entretiens successifs permettent à la fois une lecture de plus en plus complète de mêmes séquences de jeu collectif, une validation externe des propos entre joueurs et une forme de rapport dialogique entre pairs pratiquant. Cette méthode incite au final le joueur à être de plus en plus explicite sur les raisons de ses actions dans l’activité coordonnée.
4.2. Résultats
4.2.1. Un système séquentiellement contraint
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Le Tank regroupe les classes ayant la plus haute résistance. L'archétype du genre est le « guerrier ». Le DPS pour « Dégâts par seconde » (Damages Per Second) constitue l'ensemble des classes faisant le plus de dégâts, contrebalancé par une plus faible résistance. L'archétype du genre est le « mage ». Enfin le Heal regroupe les classes capables de soigner d'autres classes de personnage. L'archétype du genre est le « prêtre ».
Lorsqu’on débute dans ces jeux, il faut se créer un personnage (avatar) suivant différentes races (humain, orc, nain, etc.) et classes (guerrier, assassin, sorcier, etc.) qui vont déterminer nos capacités d’action. Tous les MMORPG ont leurs spécificités en termes de game design. Cependant, il existe une relative stabilisation autour de trois grandes figures complémentaires que certains ont baptisé « la sainte trinité » (Green, 2009) : Tank-DPS-Heal10. Dans le cadre d’activités coordonnées, les joueurs apprennent la complémentarité des rôles (attaque, défense, soutien) des personnages dans un système qui peut être qualifié de séquentiellement contraint (Hutchins, 1995, 198-202). Les joueurs ne vont pas agir parallèlement et cumulativement mais bien de manière séquentielle avec les actions d’autres joueurs. Prenons un exemple très concret pour illustrer cela, avec la figure du Tank. Dans un jeu comme Dark Age of Camelot où les joueurs s’associent pour affronter d’autres groupes de joueurs, le joueur ayant un personnage de Tank a notamment pour fonction d’identifier les personnages ennemis susceptibles de faire de gros dégâts au groupe et d’aller les interrompre. C’est pour cela que ces personnages sont souvent placés en avant de leur groupe.
Figure 3. Un Tank va interrompre un personnage ennemi
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Ce terme vient de « mobile » et désigne au sein des MUD (cf. supra) les monstres décrits comme se déplaçant de manière hostile dans ces univers. Le terme a été repris dans le jargon des MMORPG.
Dans EverQuest 2 où les joueurs s’associent pour combattre un monstre contrôlé par l’intelligence artificielle du jeu, le Tank a pour fonction d’attirer l’« attention du monstre ». Il vient ensuite se placer au « corps-à-corps » afin d’absorber la majorité des coups directs donnés par le mob11.
Figure 4. Les Tanks attirent les coups du monstre (mob)
Cette activité dépend d’une logique liée aux caractéristiques de ces personnages (résistance) mais surtout à la complémentarité de leur rôle avec d’autres personnages qu’ils doivent « protéger ».
4.3. L’implémentation de l’interface
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Qui pour rappel est paramétrable en grande partie pour ce type de jeu.
Lorsqu’on observe les variations dans l’implémentation de l’interface de jeu12 de différents joueurs, celles-ci sont révélatrices de différences dans la tâche cognitive associée à leur rôle dans l’activité coordonnée, que l’on peut comprendre en termes de travail de computation ou de traitement de l’information (Zhang et Norman 1994). Pour continuer sur l’illustration du Tank, les joueurs endossant ce rôle vont placer de manière accessible les commandes qu’ils utilisent le plus fréquemment. Par exemple, s’ils jouent majoritairement à la souris plutôt qu’au clavier, les joueurs vont placer les barres de commande de telle sorte à pouvoir cliquer dessus rapidement après avoir ciblé un ennemi.
Figure 5. Un joueur « Tank » a placé ses barres d’action de manière centrale pour pouvoir cliquer dessus rapidement
Un healer (soigneur) va quant à lui disposer la fenêtre de son groupe de manière visible et souvent en mode « avancé » afin de pouvoir observer attentivement les barres de vie et les effets négatifs subis par ses co-équipiers (cf. figure 6).
- Note de bas de page 13 :
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Ce qui permet cependant de diminuer la charge cognitive globale liée à l'activité (Ang et al., 2007).
L’expérience du jeu n’est donc pas la même entre les joueurs car ils ont des rôles complémentaires mais différents. Chaque disposition d’interface préfigure une attention portée à certains éléments informationnels plutôt qu’à d’autres. Elle contraint cependant le joueur à ne pouvoir avoir accès à l’ensemble des informations disponibles13 (et parfois nécessaires) du système coordonné, nécessitant dès lors certaines formes de distribution de l’information.
Figure 6. Un soigneur dispose la fenêtre du raid (groupe de joueurs) de manière centrale pour observer les dégâts subis par ses coéquipiers
4.4. Communiquer afin de réduire le risque d’erreur
Dans leur étude du jeu Tetris, David Kirsh et Paul Maglio constatent que la plupart des joueurs, même expérimentés, manipulent les pièces du jeu (rotation, translation) de manière importante dès leur apparition immédiate (Kirsh and Maglio, 1992 ; 1994). Selon les auteurs, ces manipulations n’ont pas pour vocation la progression dans le jeu (action pragmatique) mais elles accompagnent la prise de décision en réduisant l’espace, le temps nécessaire ou encore le risque d’erreur de la tâche cognitive si elle était purement internalisée (action épistémique). En ce sens, les joueurs font reposer sur le système représentationnel du jeu une partie des éléments liés à leur tâche. En faisant cela, ils transforment la nature même de la tâche computationnelle (Hutchins 2001). Si leur recherche s’intéresse à un jeu de type « puzzle », le constat qu’ils posent peut être appliqué aux MMORPG.
- Note de bas de page 14 :
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Autrement dit, ils peuvent théoriquement ne pas se contraindre de l'action des autres, mais en le faisant, ils optimisent leur action collective dans le cadre de performance proposé par le jeu.
Les joueurs de MMORPG développent une conscience, probablement progressive, que le système coordonné qu’ils forment avec d’autres joueurs-personnages est constitué de capacités variées mais surtout d’individus ayant une attention portée sur des éléments différents du système représentationnel (on partage le même jeu mais pas le même rôle ni la même « vue »). En outre, dans une intention de performance agonistique, ils savent que le système est séquentiellement contraint, c’est-à-dire dépendant de la séquence d’actions qu’ils arrivent à mettre en place ensemble14. Parallèlement, ils apprennent à tenir compte des possibilités et contraintes des moyens de télécommunication (par exemple rapidité mais saturation possible du chat vocal, adressage du chat textuel).
- Note de bas de page 15 :
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Le jeu EverQuest 2 permet aux joueurs d’associer automatiquement des messages textuels préenregistrés avec une action choisie (ou « macro »).
Figure 7. Les joueurs communiquent certaines actions de leur personnage15 qui sont importantes dans la séquence construite avec les autres joueurs
- Note de bas de page 16 :
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Le « mezz », qui vient de l’anglais mesmerize qui signifie « hypnotiser », est un sort qualifié de sort de contrôle (crowd control). En l’annonçant, le joueur signale à ses co-équipiers qu’il va immobiliser un adversaire en particulier.
- Note de bas de page 17 :
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L’ « aggro » correspond à l’agressivité d’un monstre contrôlé par le jeu. Un monstre qui est « aggro » va généralement venir attaquer le groupe.
- Note de bas de page 18 :
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Il n’y a par exemple pas de complémentarité des rôles comme dans un MMORPG.
- Note de bas de page 19 :
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Sous réserve d’une connaissance partagée des conventions utilisées.
Au niveau conversationnel, les messages échangés témoignent d’une volonté des joueurs de « décrire » certaines actions qu’ils déclenchent ou de « constater » des éléments observés dans l’environnement (mais peut-être pas par tout le monde). Dans un combat coordonné, un joueur va par exemple informer du sort qu’il lance (e.g. « je le mezz16 ») afin que d’autres joueurs agissent en conséquence. Il va aussi relever des éléments qu’il observe et qu’il juge important pour le groupe (e.g. « le monstre est aggro17 »). Nous appelons affordance épistémique sociale ce type de messages échangés. Il s’agit d’affordances dans le sens où ces messages visent à déclencher une certaine réaction du système sociotechnique formé avec les autres joueurs. Elles sont épistémiques car elles ne sont pas orientées vers une progression dans le jeu mais plutôt vers un changement de l’état de connaissance du système. Enfin elles sont sociales car non nécessaires à l’individu en soi mais bien au système distribué socialement au sein du groupe (Hollan et al., 2000). Par exemple, même si la comparaison a ses limites18, ce type de message peut être apparenté à l’usage des feux clignotants par un automobiliste. L’usage des clignotants n’a pas d’objectif individuel mais informe19 les autres usagers des intentions du conducteur ou de la situation particulière de la circulation (e.g. les quatre feux clignotants pour signaler un danger) afin que les autres conducteurs s’y ajustent. Ce type de message vise un changement de l’état de connaissance du système sociotechnique formé avec les autres automobilistes en vue d’en améliorer ou à tout le moins maintenir un certain comportement mutuel, sécuritaire dans ce cas-ci.
5. Conclusion: la jouabilité d’un système socialement distribué
La jouabilité ne dépend pas des caractéristiques d’un objet ou d’une structure de règles mais d’une situation qui s’y prête. Dans le cadre de l’étude des MMORPG, cette situation est bien sûr tributaire des règles du jeu au sens large du terme, mais aussi de la structure sociotechnique formée par les différents joueurs jouant, ce que Gonzalez Sanchez et al. ont appelé la jouabilité interpersonnelle (cf. supra). Cette dimension sociocognitive de la jouabilité révèle que les conduites ludiques dans ces univers ne peuvent être appréhendées du seul point de vue des affordances et contraintes de l’objet ou des intentions et capacités des joueurs, mais qu’elles reposent également sur le dispositif formé par les joueurs désireux de jouer ensemble. En ce sens, si les jeux vidéo en général peuvent être envisagés comme des artéfacts cognitifs (Norman, 1993) ou culturels (Steinkuehler, 2006), les MMORPG sont des artéfacts cognitifs socialement distribués. Ces structures de jeu sont en effet « jouables » dès lors que des individus sont capables d’identifier la part de leur expérience individuelle nécessaire à l’activité collective et de développer des moyens (techniques, conventionnels, etc.) pour pouvoir la partager. En faisant cela, chaque joueur participe de la jouabilité du jeu des autres joueurs, et conséquemment à son caractère ludique général.