Jouable, injouable
Super Meat Boy, le brouillon et l’épure Playability, unplayability : drafting and refining in Super Meat Boy
Autour des affrontements entre positions internalistes ou externalistes du jeu vidéo, il s’agit d’envisager la jouabilité au croisement de deux sens possibles. L’un, technique, s’attache à décrire la maniabilité du programme informatique pour son utilisateur. L’autre décrit la réalisation d’un état ludique entre la structure et le joueur. Notre analyse d’un jeu vidéo (Super Meat Boy) indique comment la maniabilité est créatrice d’espaces de jeux à investir pour le joueur. La fonction replay de ce jeu exemplifie les accumulations non linéaires qui constituent l’expérience de jeu. Dans ces itérations de parties se dessinent des brouillons qui témoignent de l’activité ludique. Cette génétique de la pratique vidéoludique permet de proposer une coïncidence de ces deux sens du jouable.
Based on the arguments between internalist or externalist conceptions of video games, this paper considers « playability » at the crossroads of two possible meanings. A technical one, describing the software’s gameplay for its user. Another one depicting the making of a gaming state between the game’s structure and the player. The analysis of a video game (Super Meat Boy) shows how playability creates game spaces which the player can invest. The replay feature is a perfect example of the non-linear gathering of experiences that is gaming. In those iterations of game sessions drafts are appearing, witnesses to the gaming activity. This genetic approach of videogaming allows us to suppose a matching for the two different senses of « playability ».
1. Introduction
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Voltaire, Lettre à d'Argental du 19 janvier 1741, éd. Th. Besterman, t. 7, p. 409.
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Article « Jouable », Dictionnaire Émile Littré.
On réfère souvent au théâtre pour trouver un emploi du terme « jouable ». Notamment avec cette lettre de Voltaire s’interrogeant : « trouvez-vous enfin Mahomet jouable ? »1. Le Littré en propose la définition suivante : « qui peut être joué, au théâtre »2. L’intérêt de cette définition, lorsque l’on se propose de questionner la notion de jouabilité appliquée aux jeux vidéo, tient à sa valeur d’adaptabilité. La question posée par Voltaire n’est pas de savoir s’il est effectivement possible de jouer la pièce Le Fanatisme ou Mahomet sur une scène de théâtre. Rien n’empêche cela, le problème est ici conjoncturel : peut-on jouer cette pièce qui fera sans doute scandale dans le contexte historique de sa création ? La jouabilité n’est pas ici une condition nécessaire à la réalisation de cette entreprise. Dans le cas des jeux vidéo, on pourrait tout à fait créer un jeu qui ne serait pas jouable. La question peut alors se poser de savoir si l’on peut jouer à un tel jeu ? La jouabilité n’est-elle qu’un supplément qualitatif ou représente-t-elle une composante essentielle à la production du jeu ?
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Un jeu est-il structurellement porteur de sa jouabilité ou est-ce le joueur qui la lui confère ?
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Cet emploi est le plus souvent une « traduction » de gameplay. Ainsi, l’office québécois de la langue française, dans son lexique des jeux vidéo, donne pour jouable : « qui peut être joué, en parlant d’un jeu vidéo ou de tout ce qui, dans le jeu, contrôlé par le joueur ». Dans une critique du jeu Super Meat Boy on trouve : « La jouabilité qui est tout simplement parfaite ». http://www.jeuxvideo.com/articles/0001/00013656-super-meat-boy-test.htm#test.
L’affrontement entre les théories internalistes et externalistes de la jouabilité semble aujourd’hui encore prégnant3. Déjà, Jacques Henriot présentait cette tension et nuançait l’apport décisif du joueur par l’existence structurelle de la jouabilité d’un jeu (Henriot, 1989, 106-123). Les travaux sur les jeux vidéo ont depuis quelques années renforcé l’étude du joueur comme objet premier de la pratique (Triclot, 2011, 24-25). Ici, la notion de jouabilité trouve sa définition dans l’attitude ludique : « ce n’est pas tant le contenu qui compte, mais cet état proche du retrait qu’on retrouve dans la concentration des enfants plus grands et des adultes » (Winnicott, 1975, 104-105). Toutefois, face à cela, le caractère jouable d’un jeu semble pourtant toujours aussi consubstantiel à sa condition de production : le code informatique. Il y aurait donc des jeux peu jouables, en ce qu’ils auraient été mal programmés. C’est tout du moins l’emploi de « jouabilité » fait par la presse spécialisée et que l’on retrouve également chez les joueurs : la valeur des modalités d’action du joueur sur le programme4.
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Nous proposons de confronter ces deux emplois du terme en prenant pour support un jeu vidéo, Super Meat Boy (Team Meat – 2010), en tant qu’il nous permet d’envisager la question de la jouabilité à travers un type particulier de jeu vidéo qui se caractérise par sa difficulté. Il ne s’agit pas de faire de l’agôn le seul vecteur de jouabilité, mais plutôt de remarquer l’exemplarité de ce type de jeux, propre à mettre en lumière la notion de jouable par la distinction qu'il apporte entre aisance de la maniabilité et difficulté du jeu. Reprise d’un jeu Flash créé en 20085, Super Meat Boy est un jeu de plateforme demandant de traverser des niveaux très court remplis d’obstacles – une trentaine de secondes pour les plus longs –, mais également très difficiles. Seuls deux boutons sont mobilisés pour courir et sauter en plus du stick directionnel de la manette. Tout faux pas est sanctionné par un retour au début du niveau. Mais le joueur peut recommencer indéfiniment, le game over est impossible, et chaque échec est suivi d’une réapparition immédiate au début du niveau, sans attente ni chargement. Le joueur est ainsi encouragé à réessayer sans cesse pour réussir. Développé par Edmund McMillen et Tommy Refenes de manière indépendante, puis soutenu par Microsoft, le jeu a reçu un succès critique et public notable obtenant 90/100 sur l’agrégateur de référence Metacritic6 et atteignant un million de vente en janvier 2012.
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Appellation que rien ne définit officiellement.
Ce succès est également signifiant pour l’industrie du jeu vidéo alors que Super Meat Boy aide à porter deux révolutions successives. Celle du jeu « indépendant »7 d’une part, qui sort de la confidentialité de petites communautés sur PC pour investir les consoles de salon. Celle de la dématérialisation d’autre part, logiquement liée à l’essor de ces petits studios indépendants qui ne peuvent éditer leurs jeux en boîte disponibles dans les réseaux de distribution physiques habituels.
2. Maniabilité et difficulté
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Voir par exemple le dossier du magazine spécialisé Canard PC constatant cette tendance : « Dark Souls, Super Meat Boy, Faster Than Light… Pourquoi aime-t-on se faire du mal ? Le grand retour des jeux difficiles ». Canard PC, 02/05/2013, n°275, p. 44-53.
Dans l’élan nouveau de cette production indépendante, Super Meat Boy témoigne aussi d’une aspiration des développeurs à retrouver des jeux plus difficiles face aux jeux casual qu’ils dénoncent (Juul, 2009). Ils proposent alors des jeux hardcore, à la difficulté exagérée8. Dans son ouvrage sur l’échec dans les jeux vidéo, Jesper Juul remarque ces évolutions :
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Selon la note de Jesper Juul, l’expression « old-school difficulty » est une citation du descriptif que le consommateur trouve sur le site xbox.com pour l’achat de Super Meat Boy : « Super Meat Boy fait revenir l’ancienne difficulté des classiques des jeux vidéo que nous connaissons et aimons tous et les épure pour en garder l’essentiel : du jeu de plateforme sans compromis et direct qui demande des réflexes instinctifs. » (Super Meat Boy brings the old school difficulty of classic retro titles we all know and love and stream lines them down to the essential no bull straight forward twitch reflex platforming.
During the history of video games, the overreaching trend has been toward making stronger promises to players that they will be able to overcome failure and succeed. Video games have become easier, and games that buck this trend are now lauded for their “old-school difficulty).
Au cours de l’histoire des jeux vidéo, la tendance excessive visait à promettre aux joueurs qu’ils pourraient surmonter l’échec et réussir. Les jeux vidéo sont devenus plus faciles, et les jeux qui résistent à cette tendance sont désormais loués pour leur « difficulté classique »9. (Juul, 2013, 69-70)
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Notons par exemple le succès des jeux de From Software : Demon Souls (2009), Dark Souls 1 et 2 (2011, 2014).
Ainsi, même si l’industrie suit également cette tendance10, ce sont d’abord des jeux indépendants qui portent cette évolution comme la modification de Super Mario World (Nintendo – 1990) appelé Kaizo Mario World ou encore le jeu Flash I Wanna Be the Guy (Michael « Kayin » O'Reilly – 2007).
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La presse propose souvent d’évaluer cette jouabilité comme un des critères fondamentaux de tout jeu. Sur le site www.jeuxvideo.com, Super Meat Boy obtient 18/20 en « Jouabilité ».
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« Games like Super Meat Boy with its “old-school difficulty” are all part of the same trend toward smaller punishment for failure ».
Comme nous l’avons noté, les discours critiques de la presse ont acclamé notamment Super Meat Boy pour sa jouabilité. Cette valorisation en fait un modèle pertinent pour comprendre ce qui définit qualitativement un jeu « jouable » selon la presse et les joueurs. Nous proposons d’appeler cette jouabilité qu’emploie la presse spécialisée « maniabilité », l’objet contrôlé dans le jeu permettant d’évaluer sa réaction aux sollicitations de celui qui le manœuvre11. Loin de réduire le problème de la jouabilité, nous proposons une entrée par la question de la réussite et de l’échec. Le jeu propose une interface et des enjeux clairs et fonctionnels si bien que le joueur perçoit ce qu’il doit faire, les actions qu’il peut avoir sur le jeu pour réussir. Le jeu lui oppose des obstacles qui sanctionneront sa capacité à éprouver la jouabilité du jeu. Le joueur doit comprendre ce qu’il faut faire et réussir à le faire. Ainsi, la réussite dans Super Meat Boy tient avant tout de l’apprentissage du niveau par les morts répétées. Cette mécanique se retrouve ici à la fois amplifiée par la difficulté du jeu qui demande une exécution sans faute, mais aussi amoindrie par l’absence de véritable défaite. « Des jeux comme Super Meat Boy, avec sa « difficulté classique », font tous partie de la même tendance qui vise à réduire la sanction de l’échec »12 (Juul, 2013, 71). Ainsi, le joueur se doit d’apprendre les niveaux puis de montrer sa maîtrise des commandes du jeu. C’est le « savoir-faire » du joueur qui est mis en échec et non le « pouvoir-faire » du jeu (Genvo, 2009, 158).
- Note de bas de page 13 :
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« Par ailleurs il est évident que jouer implique apprendre le jeu. […] Mon propos consistait à partir du fait que l’on joue pour le plaisir procuré par l’activité et non pour apprendre comme certains tendent à le penser » (Brougère, 2012, 117-118).
La question de l’apprentissage pose cependant le problème du plaisir du joueur. Comme le note Gilles Brougère13, la dialectique apprendre/jouer se trouve fondée sur le plaisir du jeu. Le joueur ne joue pas pour apprendre, mais apprendre les niveaux de Super Meat Boy apparaît comme l’unique moyen de poursuivre le jeu. Quel plaisir le joueur peut-il trouver ici si le jeu lui oppose sans cesse des obstacles qui semblent vite insurmontables ? Les entreprises taxinomiques d’analyse du plaisir ludique proposent ainsi la catégorie hard fun pour distinguer ce type de principe moteur :
- Note de bas de page 14 :
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Hard Fun is a self-motivating activity that keeps the user focused and enthusiastic by providing an obstacle, an objective, and a score. Hard Fun game mechanics challenge a player to overcome an obstacle to achieve a goal. Hard Fun experiences reward mastery, either explicitly with points and bonuses or implicitly through new levels or abilities .
Le hard fun est une activité motivante qui garde l’utilisateur concentré et enthousiaste en lui fournissant un obstacle, un objectif et un score. Les mécaniques hard fun des jeux défient le joueur de surmonter un obstacle pour parvenir à un but. La pratique du hard fun récompense la maîtrise, soit explicitement avec des points et des bonus, soit implicitement à travers de nouveaux niveaux ou compétences14. (Lazzaro, 2008, 686)
- Note de bas de page 15 :
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We dislike even more strongly games in which we do not feel responsible for failure (Juul, 2013, 20).
On retrouve donc l’idée de maîtrise comme moteur de l’injonction ludique et ce, peu importe la complexité du système de jeu à maîtriser15. C’est elle qui amène le joueur à trouver le plaisir suffisant pour apprendre les niveaux sans perdre l’envie de jouer malgré la frustration. L’excellence de la maniabilité est donc ici condition de possibilité du ludique. Mais le plaisir, qui vient de la maîtrise d’un système de jeu par le seul apprentissage patient, aiguise également la frustration. La concentration du joueur accompagne ce hard fun. C’est donc la qualité de la participation du joueur qui permet ici la jouabilité du jeu. Le but de Super Meat Boy est défini par la maîtrise de ses moyens d’utilisation.
Une telle maîtrise se trouve profondément ancrée dans ces jeux qui procurent du hard fun. On peut expliquer le plaisir ludique qu’on en retire par la notion de flow développée par Mihaly Csikszentmihalyi :
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Similar to Csikszentmihalyi’s concept of flow, games must balance difficulty with player skill and provide enough variety of challenge, strategies, and puzzles.
Comme pour le concept de flow de Csikszentmihalyi, les jeux vidéo doivent équilibrer la difficulté avec la compétence des joueurs et fournir une variété suffisante de défi, de stratégie et de casse-tête.16 (Lazzaro, 2008, 687)
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I dislike failing in games, but I dislike not failing even more.
Si un joueur qui ne parvient jamais à réussir un seul niveau se lasse du jeu, l’inverse est également vrai : « Je déteste perdre dans les jeux vidéo, mais je déteste encore plus ne pas perdre »17 (Juul, 2013, 2). Cet équilibre de la difficulté entre la justesse de la maniabilité, le challenge proposé au joueur et les modalités d’apprentissage offre une première compréhension des conditions de possibilité de la jouabilité dans ce type de jeu. Le concept de flow se tient ici au croisement de l’agôn et de l’ilinx selon les catégories de Roger Caillois. Caillois définit notamment l’agôn comme des jeux de compétition « où l’égalité des chances est artificiellement créée pour que les antagonistes s’affrontent dans des conditions idéales » (Caillois, 1967, 50). Ici, pour que cette égalité soit respectée, le jeu doit offrir au joueur une maniabilité exemplaire qui lui permette de se mesurer à armes égales avec la difficulté du jeu. Ce que montre Super Meat Boy, c’est que pour que ce jeu soit jouable, il doit pouvoir menacer le joueur d’injouabilité. Pour reprendre les termes de Jacques Henriot (1989, 108), ce qui fait de cette structure un jeu potentiel, c’est le risque pour le joueur de ne pas réussir à atteindre cette jouabilité. Super Meat Boy promet en réalité, pour celui qui acceptera de suivre son enseignement, d’atteindre un état de maîtrise supérieure. L’injonction prend forme et crée un espace jouable.
3. Super Meat Boy, un cas de génétique vidéoludique
Si la difficulté de Super Meat Boy illustre comment la maniabilité d’un jeu peut permettre de comprendre ce qui le rend jouable, sa fonction replay qui accompagne la réussite d’un niveau souligne autant la finalité de maîtrise qu’un élément unique du jouable : l’unicité de la « partie de jeu ».
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Elle trouve peut-être son inspiration dans cette vidéo présentant une modification par émulateur de Kaizo Mario World : http://msm.runhello.com/p/20. On peut également lui trouver des équivalences dans les systèmes de ghost, ces meilleures performances contre lesquelles on peut se mesurer.
Nous entendons par replay les procédés d’enregistrements des sessions de jeux proposés par les programmes eux-mêmes. Ceux-ci peuvent aller jusqu’à proposer une multiplicité d’angles de vue et de contrôle de l’enregistrement – Gran Turismo 5 par exemple (Polyphony Digital, 2010). Mais la fonction de replay proposée par Super Meat Boy18 est singulière en ce qu’elle ne propose pas de revoir uniquement le parcours du joueur dans un niveau, mais tous les essais du joueur se superposent alors que l’image suit la tentative victorieuse. Ainsi, en fonction du nombre d’essais que le joueur a dû tenter pour réussir un niveau, il verra autant de fois Meat Boy échouer sur les différents obstacles à mesure que se détache le succès final. Comme le jeu est relativement linéaire en termes de level design, il n’y a guère plus d’un ou deux chemins à emprunter pour le joueur. Ainsi, le tracé des différentes tentatives diffère peu, ajoutant à l’aspect spectaculaire du procédé.
Figure . Capture d’écran du replay dans Super Meat Boy
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Apprentissage que le replay récompense, comme l’indiquent les deux développeurs : At its core, this idea was quite basic: Remove lives, reduce respawn time, keep the levels short and keep the goal always in sight. On top of these refinements, we added constant positive feedback, and even death became something to enjoy when you knew that upon completing the level you would be rewarded with an epic showing of all your past deaths. The replay feature was a way to remind the player that they were getting better through their own actions and reinforce that feeling of accomplishment of doing something difficult and succeeding. http://www.gamasutra.com/view/feature/134717/postmortem_team_ meats_super_meat_.php?print=1
La maniabilité indique le caractère téléologique du jouable : « le joueur mobilise les moyens du jeu et […] dans cette mobilisation, qu’elle ait la forme d’un choix ou d’une simple façon de faire, il joue son succès ou son échec, son gain ou sa perte de la partie » (Chauvrier, 2007, 48). Le jouable, quand il se réalise, prend dans la « partie de jeu » des formes uniques, qui sont chaque fois leur propre fin. Comprendre la singularité de ces parties implique de repenser la pratique vidéoludique non plus comme linéaire, mais comme stratifiée. L’expérience d’un jeu est profondément itérative, l’essai est à la fois autonome et créateur. La « partie de jeu » est donc un « acte de jouer » qui « comme tout acte d’intelligence, a une structure diachronique » (Henriot, 1989, 106). Cette évolution que l’on suit dans le temps par l’outil replay, si elle illustre bien évidemment un apprentissage par l’erreur19, indique surtout comment la pratique de jouer s’affine, voire se raffine, à mesure d’essais. Il convient donc de mesurer ce dont ce dispositif témoigne du jouable de Super Meat Boy. Notre analyse du jeu se fonde à la fois, en réception, sur les effets évoqués plus haut ainsi que sur les théories de la création itérative préexistantes au jeu vidéo.
La notion de « partie de jeu » est extrêmement courante dans le langage des joueurs de jeux vidéo et, bien avant eux, dans de nombreux jeux. Nous entendons ici distinguer la partie de jeu d’une relation logique au logiciel, narrative ou computationnelle. Il ne s’agit pas forcément d’une session jusqu’au game over (par ailleurs inexistant ici) ; l’échec à un jeu peut venir autant d’une incapacité à avancer dans le jeu que de la nécessité de recommencer au début.
Ce que fait apparaître le replay de Super Meat Boy, ce sont les couches de jeu, les parties invisibles qui ont précédé. Aucune n’est plus une partie de jeu qu’une autre, aucune n’est plus un jeu, ou plus jouable. Ce sont d’autres états de jeux, comme l’on parlerait d’état de textes, et le replay, sorte de palimpseste, les met à jour, les confronte, les valorise également. La notion de brouillon, que l’on emprunte ici à la critique génétique, veut voir les parties précédant la réussite d’un niveau de Super Meat Boy comme autant d’essais signifiants. Dans Logiques du brouillon, Daniel Ferrer définit ainsi les enjeux de sa discipline :
Il s’agit de juxtaposer les « états du texte » contenus dans ces manuscrits, d’analyser les différences de l’un à l’autre et d’en déduire les processus de transformation qui aboutissent à la version finale. (Ferrer, 2011, 12)
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Il faut toutefois préciser que notre usage de ces théories nous rapproche autant de la critique génétique que de la philologie. Ainsi, « la philologie s’intéresse à la répétition du texte tandis que la critique génétique s’intéresse au processus de création. » (Ferrer, 2011, 30).
Si la critique génétique s’attache à trouver dans les brouillons les intentions de l’auteur et les marques distinctives de son travail créatif, nous proposons de voir dans les replay de Super Meat Boy les marques d’une jouabilité en acte20. Comme l’espace et les mouvements sont limités, les différents brouillons reprennent le plus souvent les mêmes gestes aux mêmes endroits et aux mêmes moments. Ainsi, ces effets de brouillons modalisent des ajustements légers, témoins d’un apprentissage du joueur qui, peu à peu, affine son parcours. Ajustements dans la maniabilité pour réussir : ces brouillons sont les traces du jeu en train d’être joué. Sorti du flow, de l’extrême concentration aux limites de l’ilinx nécessaire pour triompher de la difficulté, le replay offre au joueur qui s’était abîmé dans sa pratique une réflexivité troublante. Le temps du replay n’est plus véritablement un temps de jeu, il est un temps métaludique où le joueur se voit jouer. C’est une illustration remarquable de cette « conscience alternante » que propose Jacques Henriot pour expliquer la dialectique de la passion et du jeu :
Peut-être est-ce d’ailleurs cette dialectique qui compose l’essence même du jeu, car s’il est juste de dire qu’un jeu dont on n’est pas conscient n’est pas un jeu, il convient d’affirmer à l’opposé qu’un jeu dont on est conscient n’est plus un jeu ? Si le jeu complet, conscient de soi, est une conduite qui ne peut se développer que dans un climat de duplicité et de réflexion, cette sorte de jeu de miroirs par lequel il se reflète à l’infini contraint à se demander si le jeu ne réside pas dans l’acte de jouer à jouer. (Henriot, 1969, 10)
La manière dont un joueur joue à un jeu – c’est-à-dire la façon dont il crée du ludique à partir d’une structure qui ne l’implique pas nécessairement – passe donc également par une historisation plus ou moins consciente de sa partie de jeu. Tout cela s’accumule dans ce que nous proposons de nommer le « récit expérientiel », structuration unifiée par le joueur de sa partie. Ce récit expérientiel témoigne de l’unicité de chaque partie, de détails dont le programme informatique ne peut tenir compte en ce qu’ils ne sont pas toujours forcément comptabilisables. Si le joueur saute par-dessus un trou avec Meat Boy, que ce saut soit réussi sans danger ou qu’il passe tout juste par-dessus l’obstacle, le programme compte cela comme une réussite sans autre variable alors les deux situations auront des impacts émotionnels opposés sur le joueur. Toutes ces expériences donnent forme à l’unicité de la partie du joueur, ce qui structure l’ensemble du récit expérientiel et renvoie au joueur après sa partie le reflet de cet état de conscience alternante qui était le sien.
- Note de bas de page 21 :
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After all, the whole point of iterative development processes is to find the weaknesses in the product and create a better result by improving those failed elements in the next iteration.
Le brouillon des parties montré par ce replay nous dévoile ainsi une jouabilité « nue », en construction, en apprentissage, dans la réussite ou l’échec des objectifs réglés du programme. Un processus qui n’est pas sans rappeler les conditions mêmes de la création d’un jeu : « Après tout, tout l’enjeu des processus de développement itératifs est de trouver la faiblesse dans le produit et de créer un meilleur résultat en améliorant les éléments ratés dans les itérations suivantes »21 (Wolfestein, 2012, 45). Mais ce qui impressionne le plus, ce n’est pas tant d’assister à l’ensemble de ses échecs que de voir surgir parmi eux la tentative victorieuse. D’entre les brouillons surgit le bon geste, well played (Davidson, 2012, VII), qui surpasse autour de lui les tentatives infructueuses. C’est d’une certaine façon l’épure, raffinée des erreurs des brouillons.
4. L’épure comme modèle du jouable ?
Rappelons que le jeu vidéo, en tant que produit plus ou moins industrialisé, répond le plus généralement à des objectifs rationalisés dont le caractère ludique fait vraisemblablement partie :
Tout le monde sait qu’il y a des objets conçus, fabriqués, vendus pour servir d’outils de jeu. On sait aussi qu’avec de tels objets, il arrive que les joueurs jouent peu, jouent mal ou ne jouent pas du tout. Il arrive encore qu’ils en fassent un usage ne correspondant pas au mode d’emploi : ils s’en servent pour jouer autrement. (Henriot, 1989, 101)
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C’est la raison précise pour laquelle les bug et autres glitch sont agaçants pour le joueur.
- Note de bas de page 23 :
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Ainsi Super Meat Boy se prête particulièrement aux speedrun.
Ce que démontre l’étude de maniabilité – cette jouabilité structurelle du dispositif –, c’est qu’un jeu vidéo n’est pas par essence ludique (tout du moins dans le cas de Super Meat Boy), mais qu’il convoque des structures pensées comme affines aux dispositions ludiques d’un joueur. En proposant un jeu de prime abord parfaitement maniable, mais aussi injouable, il établit un rapport spécifique entre le joueur et le jeu. La perfection de la maniabilité ne montre que l’imperfection du joueur. Pour rendre le jeu jouable – et on peut le postuler, pour jouer – le joueur doit se soumettre à la regula, c’est-à-dire la mesure, arbitraire, stable, systématique ou systématisée. L’épure, c’est le jeu raffiné, mécanisé : le joueur doit faire l’épreuve de sa régularité en épousant celle du jeu. La jouabilité de Super Meat Boy, c’est ainsi l’adaptation du joueur à cette regula, ce mouvement où pour jouer, le joueur doit mimer la stabilité du système de jeu. C’est jouer avec l’ordinateur, cette machine à calculer. Comme le signale Mathieu Triclot : » il ne s’agit rien moins dans ces jeux que d’entrer les bonnes commandes, dans le bon ordre, de produire une sorte de programme pour vaincre le programme » (Triclot, 2011, 124-125). Le programme sert d’arbitre, de regula – ce qui signifie qu’il est reconnu comme juste22 – auquel doit se mesurer le joueur en éprouvant la maniabilité face aux règles. Il doit montrer que malgré son statut de facteur extérieur au jeu, il sait l’expérimenter grâce à ses interfaces, parler son langage et produire, brouillon après brouillon, une série de manipulations qui est un contre-programme dont la pureté permet de juger de la qualité de la prestation23. Les jeux vidéo sont des machines à calculer qui demandent pour être jouables d’être copiées.
Loin d’une généralisation de l’expérience de jeu, ces récits expérientiels montrent leurs singularités. Ils s’expriment ainsi à travers les variables de l’épure du modèle de jouabilité permise par chaque jeu. Super Meat Boy n’en est qu’un exemple. L’épure n’est pas le jouable mais, dans ces jeux extrêmement difficiles, elle met en valeur la jouabilité du jeu vidéo. Nous l’avons vu dans les replay, le joueur, au fur et à mesure de ses parties, travaille l’espace du jeu. De brouillon en brouillon, il fait front contre la machine. Épurant ses essais, il s’approprie les langages du jeu (les interfaces) pour réduire cet espace avec le dispositif technique. Au regard de Super Meat Boy, peut-être faudrait-il voir dans cet espace – toujours plus réduit, mais jamais épuisé – ce que l’on peut appeler le jouable. C’est la définition métaphorique du jeu, qu’Henriot considère comme la plus importante (Henriot, 1989, 88), celle de l’espace de jeu entre deux objets :
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Article « Jeu », Dictionnaire universel d’Antoine Furetière.
En Mécanique, on appelle jeu, une certaine ouverture convenable qui donne facilité de mouvoir les parties d’une machine24.