De la jouabilité de l’art en tant que dispositif du contemporain Playability of art as a means of contemporary
La notion de jeu investit tout le champ du social et des pratiques collectives, y compris celles de l’art. Il semble à cet égard que l’on ait assisté à une accélération du « devenir-jeu » de l’art, notamment lorsque divers artistes s’emparent du jeu pour le mettre en relief, ou bien pour en reprendre le vocabulaire. De là nous pouvons évoquer une « jouabilité de l’art », en interrogeant sa correspondance avec l’époque qui l’accueille. Dans cette optique, l’histoire de l’art participatif nous montre que les artistes ont pour souci de répondre à un double objectif. En premier lieu, il s’agit de s’affranchir des codes traditionnels de l’art, en repensant le rôle du spectateur. En second lieu, les artistes participatifs ont pour préoccupation de rester attentifs aux bouleversements épistémologiques introduits entre autres par la généralisation des technologies de la communication. La notion de jouabilité en art apparaît alors comme le processus qui permet à l’art d’être véritablement contemporain.
The concept of game invests the whole field of social and collective practices, including those of art. It seems in this regard that we have seen an acceleration of “becoming-game” of art, especially when various artists take the game to highlight, or to use the terminology. From there we can discuss a “playability of art”, questioning its correspondence with the time that hosts it. In this context, the history of participative art shows us that artists have to be concerned about two aspects. Firstly, they have to overcome the traditional codes of art, rethinking the role of the viewer. Secondly, participative artists have to remain attentive to epistemological upheavals caused among others by the widespread use of communication technologies. The notion of playability art then appears as the process that allows the art to be truly contemporary.
1. Introduction
Johan Huizinga affirmait autrefois une correspondance entre la réalité « ludique » des rapports humains et les productions culturelles, en particulier dans les arts plastiques (Huizinga, 1951, 233). Or nous assistons à l’introduction de plus en plus manifeste d’éléments relatifs au jeu dans les pratiques artistiques contemporaines. Plus précisément, l’art ne s’avère plus seulement ludique en soi, quels que soient ses modes d’apparition et les époques qui l’accueillent. Désormais, et plus que jamais, l’art incorpore dans ses diverses manifestations des dispositifs empruntant au jeu son vocabulaire, quand ce n’est pas l’inverse qui se produit. Que l’on songe à l’apparition dans les années 1960 des « environnements pluri-artistiques » (Popper, 1985, 175) qui requièrent une participation ludique du spectateur, notamment avec les membres du GRAV (Groupe de recherche d’art visuel). Pensons de même à l’exposition intitulée Play Orbit qui eut lieu en 1969 à Flint, au Pays de Galles et qui enjoignait ses exposants à fabriquer des jeux et des jouets. Évoquons enfin l’incursion à partir des années 1970 du format informatique dans l’art, ce qui permit d’explorer des approches interactives, puis d’investir des mondes persistants – comme celui de Second Life – ou d’adapter certains gameplay de jeux vidéo, tel que celui des jeux de tir en vue subjective.
L’art, dans le dernier tiers du XXe siècle, a donc investi un « devenir-jeu » : il s’est rendu « jouable », et dans ce processus, on peut souligner la correspondance avec un moment historique qui voit, en particulier, l’avènement des techniques de communication et la généralisation de l’environnement informatique. Le phénomène semble d’autant plus flagrant de nos jours, avec la multiplication des pratiques plastiques qui citent ou parodient les jeux vidéo. Toutefois, le rôle et l’importance de ces derniers dans l’art dit « jouable » sont à relativiser, tant le caractère de ce qui est ludique reste hétéroclite. Qu’entendre en effet par une jouabilité de l’art, si celle-ci se déploie au-delà du jeu vidéo seul ? Pour quelles raisons l’art aurait-il entrepris, au cours de sa longue histoire, d’adopter ou d’actualiser des formes d’expression liées à une notion de jeu ? Dans notre étude, l’une des hypothèses que nous explorons consiste à percevoir à partir de l’art participatif apparu dans les années 1960, les prémices d’un mécanisme plus global, propice à l’émergence et à la consolidation de l’ère contemporaine.
Prolongeant cette proposition, il nous semble que le passage de l’art moderne à l’art post-moderne, en favorisant le rapport au public, en développant son autonomie créative et interprétative, mais surtout en questionnant la dimension sociale de l’art, soit le signe évident d’une jouabilité de l’art contemporain qu’il nous reste à éclaircir.
2. Une approche de l’art par le play
La notion de jouabilité se rapporte à « toute une famille de pratiques, de situations, d’événements ou d’objets qui s’appelle jeu » (Boissier, 2004, 18). Pour autant, le jeu lui-même décrit un ensemble de pratiques disparates, l’idée de jouabilité dans les arts plastiques s’appréhende alors comme un horizon qui « appelle le terme jeu, hormis les jeux vidéo et informatiques véritables » (Boissier, 2004, 16). Il y aurait selon Boissier une jouabilité qui d’une certaine façon n’inclut pas les jeux « véritables ». Autrement dit, la jouabilité décrit une réalité qui se situe en amont de ce que sont les jeux vidéo, et l’art s’est avéré jouable bien avant leur apparition. La jouabilité en art peut donc être envisagée comme une notion évolutive, qui adapte son sens et ses implications en fonction des trames techniques et conceptuelles que lui impose son époque.
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L’artiste irakien Wafaa Bilal, dans le projet Domestic Tension (2007) s’isole dans une galerie d’art pendant un mois. Une caméra affublée d’un pistolet à peinture est connectée en permanence à Internet. Des internautes peuvent ainsi traquer l’artiste jour et nuit, à la manière d’un FPS. Bilal finit par souffrir de nombreuses lésions physiques et psychologiques : en l’espace de trente jours, on dénombre 60 000 tirs répartis sur 128 pays. Dans divers travaux, Tobias Bernstrup retranscrit l’univers des FPS en modélisant des lieux réels comme La Défense ou Potsdamer Platz à Berlin. Le spectateur/joueur est invité à explorer ces espaces vides, accompagné d’une musique angoissante qui évoque les films de John Carpenter ou Doom. En 2002, Tom Betts crée un Mod de Quake 3 intitulé QQQ et dans lequel les interactions du joueur avec l’environnement du jeu provoque des déformations graphiques comparables à des tableaux virtuels.
En cela, nous pouvons rappeler l’une des ambivalences du concept du jeu, à travers la ligne de partage qui se dessine entre le game et le play. Mathieu Triclot précise que le game renvoie à « des dispositifs d’objets, ou systèmes de règles » (Triclot, 2014), tandis que le play désigne l’activité ou l’attitude (Triclot, 2014). Cette distinction se révèle assez pertinente dans le cadre des pratiques artistiques de caractère ludique, dès lors qu’ici aussi, on observe d’un côté des œuvres qui citent, réactualisent ou détournent le jeu, en récupérant au sens strict l’univers concerné de façon littérale, par exemple avec des artistes tels que Wafaa Bilal, Tobias Bernstrup ou Tom Betts1. En réinvestissant les jeux de tir en vue subjective, ces derniers emploient à partir de l’art les dispositifs techniques et l’expérience ludique propres au FPS (First Person Shooter). Il s’agirait ici d’un art relatif au game si nous nous en tenons à l’énoncé de Triclot. De l’autre, le caractère ludique repose davantage sur la création d’un « environnement » ouvert et propice au play. L’œuvre favorise alors, dans son fonctionnement, un certain rapport au spectateur, comme le supposent les installations, les parcours, ou autres dispositifs soulignant une forme d’autonomie, d’arbitraire ou de liberté. Ces derniers ne sont pas toujours spécifiquement conçus pour aborder la notion même de jeu, les éventuelles règles sont d’ailleurs floues.
Évidemment, les frontières qui distinguent le play du game sont poreuses, comme le rappelle Matthieu Triclot dans son article. Pour autant, c’est du côté du play qu’il faut se tourner, car l’histoire de l’art a montré des modes de fonctionnement qui s’y rapportent à partir des années 1960. En effet, si nous pouvons évoquer une jouabilité, c’est parce que la création d’environnements artistiques vise à élargir les possibles, ou plus précisément, à solliciter l’implication libre du spectateur, quand on sait l’importance que revêt l’idée de liberté dans la conception du jeu, chez Jacques Henriot par exemple. Ce dernier fait primer le play sur le game, et de la même manière que « ce sont les regardeurs qui font les tableaux » selon Marcel Duchamp, il n’y a de jeu qu’à la condition d’avoir un joueur (Henriot, 1969, 17). L’analogie avec la formule de Duchamp n’est pas anodine. Désormais, l’œuvre consiste à adopter une posture active où l’expérience prime. On parle alors d’art participatif qui, ainsi que l’écrit Paul Ardenne, » n’offre pas des objets à regarder mais des situations à composer ou avec lesquelles composer » (Ardenne, 2004, 181). Cette jouabilité en art – celle qui correspond à la conception du jeu selon Henriot – n’est pas le fait exclusif du jeu en tant qu’objet ou dispositif, elle est plutôt ce qui relève du « jouable », c’est-à-dire ce qui souligne en première instance une dimension performative : elle est l’« expérience même » (Boissier, 2004, 20).
De même, nous constatons que les pratiques artistiques ludiques exemplifiant le jeu en tant que citation ou actualisation directe – donc les pratiques artistiques dévolues au game – viennent s’insérer dans l’art chronologiquement après l’émergence des œuvres participatives, c’est-à-dire des œuvres « jouables » en termes d’interaction avec le spectateur. Il est à cet égard fort possible que le « devenir-jeu » global auquel nous assistons dans l’art ces trente dernières années, corresponde à un processus d’acclimatation à l’égard d’une culture « pop » qui se renouvelle, en partie sous l’impulsion des jeux vidéo. Toujours est-il que cette chronologie nous invite à creuser plus en amont dans l’histoire de l’art participatif et interactif, afin de mieux dessiner les contours de la jouabilité en art. Surtout, la jouabilité vit avec son époque, elle peut donc nous renseigner sur le contemporain.
3. De la participation à la jouabilité en art
La notion d’interactivité apparaît dans les arts au milieu des années 60-70. Elle suppose un dispositif technique à partir duquel différents protagonistes dialoguent avec un système. L’art interactif par conséquent caractérise une époque technique bien précise, celle qui voit l’émergence et la démocratisation de l’ordinateur. Si l’on peut constater que l’informatique trouve un « terrain d’excellence dans le domaine des jeux vidéo » (Boissier, 2004, 17), c’est parce que l’interactivité technique moderne, comme le soutient à nouveau Boissier, trouve ses « ancêtres les plus manifestes dans les instruments et les jouets, c’est-à-dire précisément ce avec quoi on joue » (Boissier, 2004, 17).
Sans doute est-il possible de distinguer les pratiques interactives des pratiques participatives, au même titre que ce qui distingue le game du play. Les œuvres interactives laissent entendre une dimension technique accrue, comme deux entités qui dialogueraient par le truchement d’une machine ou d’un dispositif. Il s’agit d’œuvres caractérisées par le game. En revanche, les œuvres participatives peuvent en théorie se passer de tout conditionnement matériel, ce qui importe est la présence active d’un spectateur.
En cela, nous assistons depuis les années 1960 à de nombreuses expositions accordant une part importante à la participation. Dans un premier temps, elles font suite à une désolidarisation progressive de certains concepts clés tels que, comme le mentionne Frank Popper, l’individualisation de l’artiste, l’unicité du chef-d’œuvre, l’exposition dans le cadre d’un musée ou d’une galerie (Popper, 1985, 171). Afin de s’opposer à la tradition moderniste, en particulier à l’art minimal américain, des « environnements pluri-artistiques » voient le jour – souvent à partir de créations collectives – et bousculent chacun des préceptes cités : les projets se rapprochent de leur public et intègrent parfois physiquement le spectateur, des domaines connexes se greffent aux arts dits plastiques en assimilant la cybernétique, les sciences « dures » ou la musique. L’expérience du spectateur se retrouve privilégiée, alors que la question de l’originalité est mise à mal. L’art devient pluridisciplinaire et intègre la participation du public ; il se réconcilie avec le quotidien, abolissant toute notion de hiérarchie au profit d’interventions où le spectateur n’est plus un être détaché de l’œuvre. Ceci s’applique à un large spectre de « courants » artistiques, allant du Body Art au Pop Art.
La participation et en amont, la notion de jouabilité, a très certainement joué un rôle émancipateur dans le développement de l’art. À la rigidité des identifications et des représentations se substituent la malléabilité et la plasticité d’œuvres qui se perçoivent comme des dispositifs systémiques. Pour qu’il y ait jouabilité, il est nécessaire que l’œuvre constitue un système ouvert. Elle doit donc être capable de se moduler en fonction des aléas et des circonstances coordonnées par un ensemble de contraintes, lesquelles forment une « règle du jeu ». Dans tous les cas, l’œuvre n’est jouable qu’à condition de ne pas rester cloisonnée dans une linéarité sémantique et fonctionnelle, là où l’œuvre non jouable en appellerait forcément à une lecture unique. L’image que donne Lucien Sfez dans le cadre des sciences de la communication s’applique assez bien à ce qu’introduit la jouabilité en art : » Tout se passe comme si le mécanisme de liaison était simplissime : comme une boule dans un flipper. On introduit la boule dans un circuit (ici nommé « canal »), et elle atteint son but (le « récepteur »), lequel renvoie la bille, à l'occasion par le truchement d'intermédiaires. Émetteurs, canal, récepteur. Là-dedans un message » (Sfez, 1988, 59). Outre le fait que Sfez s’appuie sur le jeu de flipper pour élaborer une théorie de la communication, retenons la dualité entre un émetteur et un récepteur, caractéristique de l’art non jouable. Rien en effet n’altère la consistance et l’immuabilité de la sphère métallique qui tient lieu de « message » artistique unique. L’œuvre ici doit se décrypter, car elle comporte une signification précise. Au contraire de l’art non jouable, l’œuvre jouable serait comparable à une boule molle et plastique, qui adapterait sa morphologie en fonction des obstacles et des données qu’elle croiserait sur son chemin. En l’occurrence, la participation du spectateur et son caractère imprévisible contredisent l’idée que l’œuvre ne serait qu’un message qu’il faut diffuser. C’est aussi en cela qu’il y a « jeu ».
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L’« esthétique relationnelle », réunie autour d’un corpus d’artistes précis, met en avant des pratiques où prime la « relation », soulignant le rôle des interactions humaines. Les œuvres dont il est question, souvent médiatisées, entendent favoriser les liens sociaux, conviviaux et parfois festifs, tout en aspirant à une critique globale de la société. En exemple, Rikrit Tiravanija partage avec le public une soupe thaï (Soup/No Soup, Grand Palais, Paris, 7-8 avril 20012), Philippe Parreno invite des gens à pratiquer leur passe-temps favori le jour du premier mai, tandis que Christine Hill anime dans une galerie un atelier de gymnastique.
Depuis les années 1990, la participation en art est si présente dans le paysage contemporain que sa portée s’efface au profit des velléités et des discours propres à chaque artiste, tant et si bien qu’elle ne semble plus constituer un motif d’étonnement. Assurément, ce n’est pas la participation en elle-même qui est contemporaine. Difficile d’affirmer, par exemple, que les Unilever Series de Carsten Höller, exposées à la Tate Gallery de Londres en 2006, nous apportent une quelconque visibilité sur le monde contemporain. En invitant le public à s’épancher sur de gigantesques toboggans métalliques, le projet est certainement « jouable », ludique et participatif. Il ne semble cependant pas avoir pour dessein de figurer le monde d’aujourd’hui, à moins que l’on ne s’accorde sur la dimension festive et mondaine de notre époque. Dans le même ordre d’idées, Pierre Huyghe installe un « Pong » géant figuré par un damier d’éclairages au plafond. Ailleurs, il invite le public à jouer au colin-maillard, tandis que Rikrit Tiravanija met à la disposition des spectateurs un baby-foot. La pratique de ces artistes s’apparente à l’« Esthétique relationnelle » formulée par Nicolas Bourriaud2. On reproche d’ailleurs à celle-ci sa mondanité porteuse de « fausse chaleur » (Baqué, 2004, 152) ou bien le fait d’avoir occulté sa paternité à l’égard de pratiques antérieures (Forest, 2006, 27 ; Ardenne, 2004, 198-202). Placées sous la perspective de l’esthétique relationnelle, ces pratiques se révèlent parfois opportunistes et lacunaires vis-à-vis de l’histoire des arts (Ardenne, 2004, 200), car des œuvres comparables existaient deux décennies auparavant, alors qu’à aucun moment Nicolas Bourriaud n’y fait référence.
En effet, la mise en place d’une certaine forme de jouabilité en art ne date pas de la fin des années 1990, et à l’instar d’Ardenne, il faut davantage retenir dans l’esthétique relationnelle son aspect symptomatique à l’égard de la culture contemporaine. Il s’agit d’une mise en forme « relookée » (Ardenne, 2004, 198) des pratiques ayant émergé dans les années 60-70. Si elles ont perduré, sans doute faut-il y entrevoir l’émergence d’une « constante historique » (Ardenne, 2004, 199) que l’on peut confronter à la consolidation de certaines composantes épistémologiques. La nécessité de passer par des pratiques participatives et jouables est contemporaine des recherches portant sur les théories systématiques ou des approches communicationnelles liées à l’École de Palo Alto. Plus simplement, elle correspond à un passage de la transcendance à l’immanence qui aboutit à une « crise de la représentation » politique, sociale et culturelle (Bougnoux, 2006). En d’autres termes, nous serions passés d’une « société du spectacle » à une société du jouable ; si l’art a entrepris un devenir-jeu, c’est qu’il est resté à l’écoute de l’époque qui l’accueillait.
4. Sur la jouabilité du présent : l’art sociologique
Dominique Boullier défend l’idée que notre ère serait dévolue à l’immersion, succédant alors à une époque portée par l’idée de perspective, fondatrice du modernisme (Boullier, 2009, 231-246). Elle résonnerait en cela avec la thèse d’une crise de la représentation aperçue plus haut, elle retentit surtout avec le passage de l’art moderne à l’art postmoderne, si ce n’est à l’art contemporain. Il y a en effet un parallèle frappant entre l’émergence d’une ère de l’immersion – peut-être une forme de jouabilité ? – et l’apparition d’un art qui se démocratise, qui s’introduit sur le terrain du collectif et des réalités quotidiennes, qui en somme amalgame et assimile ce qui autrefois était voué à être dissocié. Boullier s’appuie en particulier sur le format sémiotique et la culture du jeu vidéo afin de caractériser un nouveau dispositif contemporain. Dans le cadre des phénomènes vidéoludiques, l’intégration du spectateur/acteur dans la production même des événements se fait de plus en plus étroit, de plus en plus immersif (Boullier, 2009, 240). Or il semble que nous retrouvions ce schéma dans l’art participatif qui, rapporté à l’histoire des arts, dénote pareillement d’un régime en cours de constitution. L’art et les jeux se rejoignent ainsi dans leurs devenirs respectifs, à travers cette idée d’immersion où l’expérience prime. L’auteur insiste par ailleurs sur le surcroît d’attention dans les jeux vidéo, tel qu’ils sous-tendent une nouvelle industrie contemporaine, celle-ci se nourrissant de sa puissance de captation – voire sur sa nature addictive – que nous ne retrouvons pas vraiment dans un cadre artistique.
L’une des façons d’aborder la question du jouable dans l’art, dans son rapport au « dispositif contemporain », est d’insister sur le fait sociologique. Amoindrir le rôle de la subjectivité du créateur permet de privilégier les interventions d’une masse abstraite d’individus toujours en puissance d’agir et dont on ne peut prévoir les réactions. Or c’est précisément au moyen de l’Art sociologique, du nom que donnent Fred Forest, Hervé Fischer et Jean-Paul Thénot en 1974 à cette pratique, que l’art participatif nous fait comprendre le rôle privilégié d’une forme de jouabilité, dans son rapport au contemporain. Quasiment à l’unanimité, les œuvres sociologiques se révèlent participatives. En novembre 1972, au musée des Beaux-arts de Lausanne, une action artistique consiste en la publication dans la Tribune de Lausanne d’un espace blanc de 300 m². Forest nomme cet espace un Space-Media, c’est-à-dire un espace de liberté destiné à un collectif dans lequel différentes personnes sont invitées à s’exprimer librement par le biais de cet espace, afin d’en exposer ultérieurement les résultats. De même, au printemps 1975, lors d’un passage à la télévision, l’artiste sollicite les téléspectateurs pour qu’ils lui expédient un objet, la photographie de cet objet ou le dessin de cet objet, réel ou imaginaire. Lors de la seconde émission quinze jours plus tard, la totalité des objets défile sur l’écran, certains participants sont invités sur le plateau. Enfin, autre exemple qui peut-être reste le plus connu, le Mètre carré artistique, conçu en 1977, consiste en une création et un dépôt chez un notaire du « mètre carré artistique », dont Forest achète le terrain à proximité de la frontière suisse, pour proposer via Le Monde une publicité célébrant un nouveau moyen de spéculation dans notre société, action qui se termine finalement par la mise aux enchères publique de ce « mètre carré artistique ».
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« Il revient à l’artiste la responsabilité de participer à un effort d’élucidation et de compréhension de la situation singulière dans laquelle il se trouve, en vue d’élaborer de nouvelles grilles de lecture et de mettre au point des concepts permettant de jeter les bases de ce que nous pourrions, tout simplement et très prosaïquement, dénommer un art actuel… un art en phase avec son époque, ici et maintenant ».
L’Art sociologique décrit ici une pratique de la jouabilité qui vise à s’extirper du monde traditionnel de l’art, au sens où ce dernier en restreint les usages, les formalise pour les contenir au cœur d’un ordre, d’une vision. Parmi ces « visions », l’absolue certitude que les artistes doivent produire des œuvres ou des objets est rejetée, car l’art est, selon Forest, inapte à répondre sous sa forme actuelle – c'est-à-dire à l’époque de la formulation de l’Art sociologique – au monde contemporain : « La crise de la société, l’apparition de nouvelles techniques, la remise en question du fait visuel, le dépérissement des dogmes esthétiques contribuent à disqualifier définitivement les genres d’expressions traditionnels. En même temps s’amorce un mouvement de bascule vers l’horizon des sciences humaines. L’ensemble tout entier des arts plastiques se trouve ainsi contesté pour son incapacité à répondre par ses formes anciennes aux nouvelles exigences de notre temps. […] La peinture n’en finit pas de mourir malgré le quarteron de bonnes âmes qui s’empresse à son chevet pour essayer vainement de réanimer le moribond » (Forest, 1977, 30). Nous comprenons que le véritable projet de l’Art sociologique consiste à répondre aux « nouvelles exigences de notre temps », en abandonnant les derniers avatars de l’art « traditionnel ». Si l’importance de cette adéquation à l’égard du monde contemporain est soulignée ailleurs, de façon explicite (Forest, 1998, 85)3, il faut évidemment insister sur le mode opératoire employé, à savoir celui de la participation et à fortiori, du « jouable » c’est-à-dire ce qui met en œuvre les « modalités d’une communication participative et dialogique avec le public » (Forest, 1977, 49).
La jouabilité à travers le prisme de la participation est donc perçue par Forest dans le cadre des arts comme le principe moteur permettant de basculer vers des pratiques qui ont pour projet d’adhérer de façon plus appropriée au contemporain. En cela, prôner le jouable est aussi un moyen de célébrer le monde d’aujourd’hui. Faisant le constat d’une société qui voit apparaître de nouvelles formes de pratiques, d’autres modes d’action et de conception du monde – ceci en raison de l’avènement de techniques de communication – l’art tel que le sous-entend l’intitulé « arts plastiques » se heurte à un mur infranchissable lorsqu’il se préoccupe de lui et non du monde qui l’entoure. A contrario, une telle approche inscrit inévitablement les œuvres « sociologiques » dans un temps praxique, celui qui précisément demeure imprévisible et sujet à se mouvoir, à s’adapter en fonction des aléas et des circonstances, c’est-à-dire, dans un temps du jouable.
5. Jouabilité et massification
Ceci étant posé, il convient de regarder avec plus d’attention les pratiques interactives, en interrogeant leur contemporanéité. L’Art sociologique, bien que né dans les années soixante, laisse présager dans ses articulations, dans sa pensée, un âge de l’interactionnisme alors assez nouveau et qui en définitive rencontrera une actualité toute contemporaine au travers des pratiques « interactives » que laissent augurer l’avènement des réseaux électroniques. Nous pouvons relever l’abandon du terme Art sociologique qui se renomme à l’aide de Mario Costa, Esthétique du flux, puis Esthétique de la communication en 1983, car l’attention se porte sur un monde où la technique joue un rôle primordial, à l’origine d’une « mutation de culture sans précédent » (Forest, 2006, 17). Les phénomènes de massification et de dématérialisation intensifient une ère dévolue à une forme de « fluidité » ou de flux dans les rapports humains, soulignant la profusion sans précédent des informations qui transitent aussi bien que le nombre de protagonistes impliqués. L’une des conséquences pour le jouable dans l’art est qu’il ne s’agit plus d’insister sur une interaction bilatérale entre un émetteur et son récepteur, mais sur la participation d’une communauté d’individus. S’il faut parfois un spectateur unique pour animer et activer une œuvre, alors qu’il peut s’agir d’un spectateur familier des visites d’expositions et des galeries, désormais ces pratiques s’ouvrent à la participation simultanée d’une multitude d’êtres qui n’entendent pas forcément quelque chose à l’art. C’est ce que suggère la contemporanéité de la participation et du jouable, lorsqu’elle s’ouvre au « collectif », à l’immédiateté, à la possibilité qu’ont ces intervenants de se concerter mutuellement, et donc d’élaborer une participation qui resterait guidée par un principe que l’on pourrait qualifier de sociologique, voire de « démocratique ».
La jouabilité « contemporaine » peut reposer sur cette association entre l’activité et la pluralité. L’introduction des techniques de la communication insuffle un dispositif en réseau, un maillage de cette réalité qui ne peut plus être appréhendé sous l’égide d’une « vérité » unique, mais par la multiplication des localités et des particularités. Au fur et à mesure de notre avancement historique, nous assistons à un nombre toujours plus pharaonique d’individus interconnectés, mais aussi au passage simultané à des sociétés où s’entrecroisent la massification de la consommation, le développement des temps de loisirs, la progression de l’individualisme social et son corrélat, le retour au libre-arbitre et à la créativité. À cet égard, dans le « devenir-jeu » qu’encourt l’art, on peut être frappé par l’importance que revêt l’approche « multijoueur » des jeux modernes, tant au niveau des dispositifs mis en place qu’en termes d’expérience de jeu. Le caractère collectif de la jouabilité se perçoit dans l’évolution du jeu vidéo, à l’ère des réseaux, par exemple, en portant une comparaison avec le processus d’émancipation et de diversification de l’art traditionnel. Les jeux massivement multijoueurs (MMORPG) exemplifient et extrapolent les schèmes de l’interaction sociale décuplée par notre modernité technique. Nous retrouvons une part d’abstraction participative dans ces jeux, à l’image de l’Art sociologique. De même, la question de l’intelligence collective dans son rapport au jeu est une question éminemment contemporaine, elle prend encore un autre essor lorsque l’on songe que les joueurs finissent par reconfigurer, remodeler, voire recoder les jeux afin de les prolonger selon d’autres perspectives. Il s’agit alors d’adopter une attitude de jouabilité face au jeu qui en conséquence, n’est pas « jouable » en soi, si par jouabilité nous entendons une attitude permettant d’adhérer de façon dynamique et appropriée à une réalité qui se complexifie.
Tout comme dans un cadre artistique, la notion d’auteur, ou plutôt, l’unicité des acteurs franchit une étape par le développement des jeux en réseaux qui donc suppose une pluralité d’intervenants. Dans l’optique du processus créatif, Franck Popper se pose la question de la responsabilité du participant dans les arts évoqués, responsabilité essentielle selon lui au bon fonctionnement de l’œuvre, mais surtout, il s’interroge sur la possibilité d’affranchir l’artiste du privilège de mener une conduite trop individuelle, comme ce fut le cas dans le passé. La limitation du rôle de l’artiste le propulse alors au rang d’organisateur ou de coordinateur, rendant possible un art par tous, à l’encontre d’un art pour tous (Popper, 1985, 213). De même, sans doute pouvons-nous évoquer un jeu par tous, plutôt qu’un jeu pour tous.
6. Conclusion
En interrogeant une « contemporanéité » de l’art participatif, nous nous rendons compte que ces pratiques décrivent parfaitement ce que « peut » notre contemporain. Autrement dit, on comprend mieux le rapport que l’homme entretient avec la technique, et de surcroît, le rapport entre la technique et les arts, si on perçoit non plus une position de distanciation entre chacune des parties, mais bien davantage un rapport de jouabilité. Si donc il nous faut évoquer une « jouabilité » de l’art, elle ne peut se réduire à l’étude des dispositifs strictement interactifs, ce qui nous mène à deux remarques. Premièrement, c’est à une approche ontologique de l’œuvre d’art qu’il nous faut procéder, car sont questionnées ses modalités et ses propriétés. Deuxièmement, interroger les conditions d’émergence de la « jouabilité » de l’art suppose que l’on accorde à cette notion un mouvement évolutif dans sa définition. Le jeu connaît différentes significations comme le montra Morris Weitz en 1956, s’appuyant sur l’« air de famille » wittgensteinien :
Savoir ce qu’est un jeu n’est pas connaître une définition ou théorie réelle, mais être capable de reconnaître et d’expliquer des jeux et de décider parmi des exemples imaginaires et nouveaux lesquels on appellerait ou non des « jeux » (Weitz, 2004, 32).
L’art bénéficierait d’un même régime, ce qui relève de l’art implique que l’on y discerne des éléments communs recoupant des « similitudes qui se chevauchent et s’entrecroisent » (Weitz, 2004, 32). De là, rien n’empêche au jeu et à l’art de converger dans leurs cheminements conceptuels respectifs, laissant entrevoir dans l’art un caractère ludique tout autant dans les jeux une consistance artistique.