Céleste Boursier-Mougenot ou le plaisir anachronique
Céleste Boursier-Mougenot or the anachronistic pleasure
Concernant la notion de plaisir, cet article s’attache à penser le processus de création de l’artiste contemporain Céleste Boursier-Mougenot. Il s’agit de montrer que l’expérience esthétique du plaisir, vécue par le spectateur, dans le cadre de ces installations, est le fruit d’une recherche temporelle anachronique. Si le spectateur éprouve du plaisir, c’est parce que l’artiste construit un rapport particulier au temps, à travers des compositions d’anachronismes1. Cet article s’appuie autant sur les expériences menées dans l’atelier de l’artiste que sur certaines de ses installations, notamment Vidéodrones.
Concerning the notion of pleasure, this article links to thinking about the creativ process of contemporary artist Celeste Boursier-Mougenot. In essence, it will introduce the notion that the aesthetic experience of pleasure, experienced by the viewer in the context of these installations, is the fruit of the artist’s research on temporal anachronism. If the spectator feels pleasure, it is because the artist constructs a particular connection to time, via compositions of anachronisms. This article will hightlight both her experiments developed in her studio as well as certain installations, notably Vidéodrones.
1. Introduction
Installé dans la cuisine de sa maison à Sète où il nous reçoit, le plasticien Céleste Boursier-Mougenot ouvre son four, qu’il a construit lui-même. Détail qui pourrait paraître prosaïque ou anecdotique, exceptée l’analogie qu’établit l’artiste, que l’on interroge au sujet du plaisir : « L’artiste est semblable à un cuisinier ». Que peut signifier ce rapprochement ?
L’artiste envisage la mise en œuvre de ses installations dans la perspective d’une recette de cuisine où la recherche des ingrédients, leur choix, leurs combinaisons puissent atteindre la plus grande stabilité et le plus grand équilibre. Ces mélanges ou ces combinaisons sont testés dans son atelier. C’est ce premier lieu qui délivrera certaines clés de compréhension concernant une recette établie suivant l’hétérogénéité des temporalités.
Ensuite, sera analysée une installation particulière, à savoir Vidéodrones. Celle-ci permettra de comprendre comment Céleste Boursier-Mougenot produit des expériences anachroniques. En répétant, en variant et en déplaçant une même installation au fil du temps, l’artiste recompose en permanence une fiction pour le spectateur.
2. L’atelier de l’artiste
L’atelier de Céleste Boursier-Mougenot est un lieu particulier, composé d’espaces-temps hétérogènes. Certes, des expériences simultanées s’y déroulent ; cependant, cette simultanéité n’est faite que de discontinuités, que ce soit à travers le choix des matériaux hétéroclites ou à travers les liaisons encore invisibles à ce stade des expériences menées.
Pour donner une image de ce « paysage de la psyché » (Didi-Huberman, 2008, 39) et rendre compte des mouvements du temps qui s’y opèrent, on est renvoyé à l’Atlas Mnémosyne. Dans L’Atlas ou le gai savoir inquiet, Georges Didi-Huberman indique qu’Aby Warburg monte, démonte et remonte les images : se crée une nouvelle forme d’iconologie qui tient compte des mouvements de migrations des images de pensée. Il établit également une mise en rapport entre la technique de Warburg et le fonctionnement de l’essai, en citant un texte d’Adorno, L’essai comme forme. L’Atlas Mnémosyne fonctionne comme un essai car il ne suit pas une méthode qui cherche à simplifier le complexe. C’est un système qui travaille comme un champ de forces, en convoquant rêve et réalité, raison et intuition, image et texte, etc. Les éléments différents ne sont ni subordonnés à une cause explicative ni hiérarchisés ; leurs coordinations relèvent de jeux multiples, dans un va-et-vient permanent entre fragment et totalité.
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L’analogie qu’établit Céleste Boursier-Mougenot entre art et cuisine vient inscrire l’œuvre dans une pensée de l’alimentation qui est anthropologique. Rejoignant les préoccupations d’un artiste tel que Daniel Spoerri, il s’agit de réfléchir à l’alimentation et à ce que la nourriture produit comme échanges entre les hommes. L’art alimente le corps et la pensée de l’homme.
Les recettes de Céleste Boursier-Mougenot font écho à ce système de l’ordre de l’expérimentation : chaque élément n’est pas réduit à une unité-totalité, des forces éloignées entrent en dialectique. Le plaisir esthétique se pense alors au sein de cette cuisine qui n’induit pas, qui ne déduit pas, mais qui laisse travailler les champs de forces. Plaisir de l’artiste et plaisir du spectateur se font écho par la voie de l’expérimentation. L’artiste conçoit donc que l’œuvre appartient à un cycle vaste qui englobe la cuisine, la consommation et la digestion2.
Dans l’atelier de l’artiste, côté extérieur, sur la terrasse, un microphone enregistre les vibrations ou les mouvements de l’air. Côté intérieur, d’étranges courbes et fréquences se lisent sur les écrans des ordinateurs ; des escargots sont posés sur les cordes d’une guitare électrique ; un étrange bourdonnement emplit l’air de la maison. Ces éléments de nature hétérogène composent un paysage étrange, entre matériaux numériques et organiques, entre matière invisible et visible. Ondes électromagnétiques, escargots, souffle de l’air, etc., existent dans l’ici et le maintenant de l’atelier, mais aussi dans des agencements et des actualisations à venir.
Céleste Boursier-Mougenot cuisine en testant lui-même ses ingrédients. Il expérimente les phénomènes physiques du monde ; il élabore ses expériences esthétiques dans des dialectiques permanentes entre processus mental et processus physique. L’utilisation des outils numériques dans son travail est ancrée dans une physique du monde. Dans son atelier, les courbes de fréquences qui se dessinent sur les écrans de son ordinateur prennent corps dans le monde. Elles matérialisent les mouvements ou les vibrations de l’air, enregistrés par un microphone, installé côté extérieur, sur une terrasse. L’outil numérique est utilisé comme un corps, révélant la matérialité des phénomènes physiques du monde (tels les phénomènes météorologiques) qui sont invisibles.
La matérialisation s’opère par transferts. Les mouvements de l’air sont traduits en images (ou tracés sur les écrans) et en sons (un bourdonnement sonore emplit l’atelier). Et ce sont ces transferts sensibles, ces oscillations entre le toucher, la vue et l’ouïe, que l’artiste expérimente et avec lesquels il construit sa pensée. Il cuisine ces transferts.
Cette cuisine met en évidence que le plaisir esthétique se pense aussi par le processus sans cesse expérimenté et sans cesse remis en question, dans une dialectique entre expériences antérieures menées et expériences à venir. L’artiste travaille à la reprise des éléments d’une installation, From hear to ear, déjà éprouvée tout en développant une nouvelle installation, Veille. Les escargots posés sur les cordes d’une guitare électrique pourraient devenir les nouveaux acteurs d’une variation de l’installation From hear to ear, jusqu’alors expérimenté avec des oiseaux-mandarins. Ceux-ci viennent se poser sur les cordes de guitares reliées à des amplificateurs, faisant moduler les accords réglés au préalable par l’artiste. Une des versions fut montrée en 2011, à la Galerie Iconoscope de Montpellier.
Les escargots viennent modifier un équilibre établi auparavant ; ils engagent une reconfiguration de l’installation et une ouverture vers la production d’autres phénomènes sensibles. Mais ils viennent aussi démontrer que le plaisir n’est pas un immédiat, il est lié à des expériences qui s’étendent sur le temps, qui se modifient et se recommencent constamment. Le plaisir n’est pas ancré dans un ici et maintenant, il est laborieux et incertain.
Ces escargots qui viennent remplacer les oiseaux-mandarins deviennent le nouvel élément chaotique qui entraîne des perturbations dans tout le système. Et il n’est en aucune manière certain que l’artiste parvienne à stabiliser sa recette. Le plaisir se construit dans cette incertitude : il n’est pas le résultat d’un système organisant des agencements de cause à conséquence. Il est une dynamique inscrite dans les interactions entre les éléments.
Figure 1. From hear to ear (v.14), Iconoscope, 2011
En simultané, Céleste Boursier-Mougenot mène une nouvelle expérience en vue de la future installation Veille qu’il présentera au musée Réattu d’Arles, en juillet 2013, dans le cadre de l’exposition Nuages. Il travaille à stabiliser des paramètres dans un dispositif où un microphone est relié par système numérique à une station météorologique. La liaison à une station météorologique opère un système de filtrage de différents paramètres, depuis la vitesse du vent jusqu’à l’hydrométrie. Nous ne percevons ici que des fragments de l’installation qui trouveront par la suite leur combinaison avec un dispositif de camera obscura. Alors, la recette en cours nécessite de préparer l’équilibre le plus élaboré tout en saisissant que les dispositifs, les matériaux, et les combinaisons seront déplacés dans un autre espace-temps.
Figure 2. Veille. Musée Réattu. 2013
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David Antin (2012). John Cage sans cage, préface d’Abigail Lang, Les Presses du Réel.
Ce rapport à l’œuvre fait d’ailleurs écho à la conception du « talk poem », conférence poétique que développe le poète américain David Antin. Un « talk poem » se construit en prenant compte des phénomènes de perturbations et de défaillances qui peuvent advenir : « il faut être prêt mais pas préparé3 ». Cette proposition ne signifie pas que les expériences esthétiques de Céleste Boursier-Mougenot consacrent leur hasard comme principe, mais souligne les possibilités perceptives qui se développent. Quand on expérimente le souvenir dans le présent, le futur dans le présent, l’incertitude dans la forme, etc.
La cuisine de Céleste Boursier-Mougenot conduit le spectateur à éprouver cette dynamique. Que celui-ci évolue dans une camera obscura, dans une installation numérique, dans un paysage de guitares et oiseaux, son expérience de plaisir se construit dans une expérimentation en écho à celle de l’artiste : oscillant du passif au contemplatif, de la vue à l’ouïe, de la découverte à l’incertitude.
3. Une installation anachronique : Vidéodrones
« Ceux qui ont cherché à penser la contemporanéité ont pu le faire seulement à condition de la scinder en plusieurs temps, introduisant dans le temps, une essentielle hétérogénéité. Qui peut dire « mon temps » divise le temps, inscrit en lui une césure et une discontinuité ; et d’ailleurs, précisément par cette césure, par cette interpolation du présent dans l’homogénéité inerte du temps linéaire, le contemporain met en œuvre une relation particulière entre les temps » (Agamben, 2008).
Au travers de Vidéodrones, Céleste Boursier-Mougenot cuisine le temps par des effets de déplacements, de variations, et de troubles perceptifs. En sculptant et en modelant le temps, le cuisinier se fait « fictor ». En travaillant le temps et les perceptions du spectateur, il façonne de nouvelles relations au monde. Il opère des déphasages qui se construisent sur des jeux de perception en reconfiguration permanente. En modifiant les places du spectateur, les rapports à l’image, la taille des éléments, l’artiste construit Vidéodrones comme une installation sans début ni fin, toujours mouvante, qui produit une relation anachronique au plaisir.
Quand on dialogue avec l’artiste au sujet de la genèse de cette œuvre, le souvenir de sa résidence à New York et l’installation Keyboardchairs se font écho. À New York, Céleste Boursier-Mougenot avait acheté un système de caméra-moniteurs de surveillance et expérimenté ce dispositif, en filmant autour de son atelier. Dans l’installation Keyboardchairs, datant de 1997, les spectateurs s’asseyaient sur des chaises dont l’assise était couplée à un clavier acoustique. Face à eux, des moniteurs de vidéo-surveillance restituaient des plans captés depuis l’installation. Ces plans proposaient une vision interne de l’espace. Plus tard, l’installation évolua : les moniteurs furent remplacés par des miroirs.
Dès la genèse de l’œuvre, il apparaît que l’image ouvre des potentiels de perception. De l’image extérieure sur le monde à l’image intérieure de la salle d’exposition, du moniteur numérique au miroir, l’image travaille à susciter les mouvements de perception du spectateur. Elle engendre des oscillations dans l’expérience esthétique : de soi aux autres, du plaisir direct au plaisir troublé.
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Ici les miroirs remplacent les moniteurs.
Figure 3. Keyboardchairs4
Présentée pour la première fois en 2000, à la Criée de Rennes, dans le cadre du festival Mettre en Scène, l’installation Vidéodrones fut ensuite repensée pour le Crac de Sète en 2002. Elle fut reprise dernièrement au Collège des Bernardins à Paris en 2012. La pluralité des versions (depuis New York, Keyboardchairs jusqu’aux différentes mises en œuvre) souligne combien l’artiste travaille à coder, décoder, recoder les perceptions et les places du spectateur. Ces versions autour d’une même œuvre produisent un réseau d’expériences esthétiques, en reconfiguration permanente. L’œuvre pourrait s’apparenter à un logiciel dont les fonctionnalités seraient mises à jour, non pour améliorer son utilisation, mais davantage pour élargir l’expérience sensible du spectateur. L’élargissement s’obtient par la multiplicité des regards qui jouent sur les effets dialectiques entre intérieur et extérieur, entre identité et altérité. Chaque version de Vidéodrones réinstaure que l’expérience du regard n’est pas une donnée immédiate et qu’elle éprouve le plaisir du spectateur, en le remettant en question.
Figure 4. Exposition Dialogues, Vidéodrones, Crac de Sète, 2002
Le travail de reconfiguration du regard s’opère autour de l’écran numérique, qui est central dans l’installation Vidéodrones. En langage numérique, la reconfiguration agit en termes de modification des paramètres : se redéfinissent les éléments d’un logiciel ou d’un matériel afin d’opérer une nouvelle mise en œuvre. Renconfigurer consiste à modifier les éléments de Vidéodrones : taille de l’écran, point de vue, disposition des écrans, etc. La création de nouvelles relations au monde joue sur des rapports d’agrandissement-réduction, des jeux d’échelles, des changements de places pour le spectateur. Le regard du spectateur est reconfiguré dans ce jeu de dissensus qui le place dans des expériences d’écarts ou de déphasage.
Concernant le rapport à l’écran numérique, l’artiste teste des moniteurs dans son atelier et les met en scène dans une galerie (voir Keyboardchairs). Quand Vidéodrones est montré pour la première fois au Crac de Sète, l’image est projetée sur un dispositif polyptyque linéaire. Au collège des Bernardins, l’image épouse l’architecture de la sacristie.
Figure 5. Vidéodrones, Collège des Bernardins, 2012
Elle travaille à produire des jeux de points de vue. D’un dispositif plus microscopique à une vision qui englobe le spectateur, d’un alignement linéaire à un dispositif qui épouse l’architecture du collège des Bernardins, de la position assise sur une chaise, du sofa à une déambulation dans une sacristie, le spectateur est pris dans un jeu d’interactions avec l’image numérique.
L’expérience du spectateur n’est faite que de changements de rythmes et de rôles permanents. Le plaisir est trouble parce que l’image n’a pas une fonction unique. Elle accomplit des rapports de médiation, de contemplation, d’action, entre le spectateur et le monde. Au collège des Bernardins, le spectateur pénètre dans la sacristie : il est confronté à des murs d’images. Il est confronté au flux de la réalité, à ces images issues de caméras de vidéo-surveillance qui filment en continu l’extérieur du bâtiment. Mais ce flux fait ici irruption dans son travail de contemplation. En tant que spectateur, il n’est pas l’acteur de ces mouvements quotidiens. Il vit son expérience quotidienne en différé par le biais de l’image. Et ce différé est encore plus prégnant car le flux est quasiment suspendu par le traitement du son. L’artiste a branché la sortie image sur la sortie son des amplificateurs. Le spectateur est pris dans un dispositif qui l’intègre autant qu’il le met à distance, qui le contemple autant qu’il se contemple.
Le dispositif de l’image fait fonctionner le rapport entre présent, passé et futur. D’un dispositif de surveillance à une mise en scène esthétique, de la rue à la sacristie, de l’extérieur vers l’intérieur, Céleste Boursier-Mougenot donne un autre corps aux images. Il les fait « passer d’un corps à un autre » (Arasse, 2006, 126). Le spectateur oscille entre un regard qui adhère à l’image et un regard qui cherche à se défaire de celle-ci. L’image porte son piège. Suscitant consensus et dissensus, elle devient un miroir aux multiples vues et s’inscrit dans la remise en question du regard unique. D’où vient cet œil qui regarde le spectateur ?
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Voir Jacques Rancière : « La fiction n’est pas la création d’un monde imaginaire opposé au monde réel. Elle est le travail qui opère des dissensus, qui change les modes de présentation sensible et les formes d’énonciation en changeant les cadres, les échelles ou les rythmes, en construisant des rapports nouveaux entre l’apparence et la réalité, le singulier et le commun, le visible et sa signification » (Rancière, 2008).
Le spectateur éprouve alors du plaisir tout en s’éprouvant dans cette expérience esthétique parce qu’il est conduit à reconfigurer ses manières de voir, sentir et penser5. Lui est proposé une expérience esthétique qui révèle combien le regard est plein de « lieux de cécité » (Arasse, 2006, 125), chargé d’invisible et d’insaisissable.
4. Conclusion
Ainsi, de l’atelier de l’artiste jusqu’à l’installation Vidéodrones, Céleste Boursier-Mougenot développe un travail de reconfiguration des éléments qui construit une relation particulière au plaisir. S’opèrent des effets de décalage qui déplacent les perceptions du spectateur. De la version antérieure à la version réactualisée, de la fiction de la surveillance déplacée en fiction de la méditation, du dispositif de vidéo-surveillance au grand écran, de l’image au son, la cuisine de Céleste Boursier-Mougenot agence des jeux de rencontre et de distance des regards.
Le spectateur fait l’expérience de relations anachroniques au plaisir. Les jeux de rythmes et d’échelle autant que les fonctions de l’image font du plaisir le lieu où le spectateur tente de saisir le temps qui lui échappe.