Entrées par effraction. May Ziade et Jocelyne Saab : Les mots et les images à l’usage de la « des-orientale » Break and enter. May Ziadé and Jocelyne Saab: words and images for the use of the « dés-orientale »
Le présent article se propose de réfléchir aux origines et aux configurations du féminisme arabe - « invisible » et « visible » (Margot Badran, 1995), à travers deux exemples qui, bien qu’ils soient historiquement et formellement éloignés, sont très représentatifs. Le premier, qui se situe dans la phase du féminisme invisible, est celui de May Ziadé (1886- 1941), considérée comme l’une des pionnières du féminisme dans le Monde arabe. Comment a-t-elle pu s’affirmer à une époque où l’on entendait peu ou pas du tout la voix des femmes ? En quoi consiste son engagement ? Quelles sont ses modalités et issues ? Ce sont des questions auxquelles nous essayerons de répondre en revenant sur son parcours et une sélection de ses publications (poèmes, articles de journaux, correspondance -principalement avec le poète Gibran Khalil Gibran). Un peu plus proche de nous, le second exemple -sis dans la période de la visibilité du féminisme- est celui de la réalisatrice, photographe et plasticienne franco-libanaise Jocelyne Saab (1948-2019). Nous nous concentrons sur quelques-unes de ses œuvres (une série de photographies et un film) pour comprendre au mieux, aussi bien son rôle dans la “démocratisation” de l’industrie du cinéma au Liban (et au Monde arabe) que son militantisme pour la cause des femmes. Il s’agit donc pour nous de découvrir un nouveau portait de la femme arabe- souvent cantonnée à une position de subordination, et de saisir par là même autant d’enjeux centraux pour le discours contemporain- qu’il s’agisse de l’interrogation sur la prise de parole subalterne qui commence timidement à se libérer essentiellement grâce aux réseaux sociaux, ou de la question de l’égalité entre les sexes, toujours d’actualité et ce, partout dans le monde.
El presente artículo se propone reflexionar sobre los orígenes y las configuraciones del feminismo árabe - « invisible » y « visible » (Margot Badran, 1995), a través de dos ejemplos que, aunque históricamente y formalmente distantes, son muy representativos entre sí. El primero, que se sitúa en la fase del feminismo invisible, es el de May Ziadé (1886-1941), considerado una de las pioneras del feminismo en el mundo árabe. Cómo se pudo afirmar en una época en la que se oía poco o nada la voz de las mujeres ? En qué consiste su compromiso ? ¿Cuáles son sus modalidades y resultados ? Éstas son preguntas que trataremos de responder volviendo sobre su recorrido y una selección de sus publicaciones (poemas, artículos de periódicos, correspondencia, principalmente con el poeta Gibran Khalil Gibran). Un poco más cercano a nosotros, el segundo ejemplo -en el período de la visibilidad del feminismo- es el de la realizadora, fotógrafa y plástica franco-libanesa Jocelyne Saab (1948-2019). Nos concentramos en algunas de sus obras (una serie de fotografías y una película) para comprender mejor, tanto su papel en la « democratización » de la industria del cine en el Líbano (y en el mundo árabe) que su militancia por la causa de las mujeres. Se trata, pues, para nosotros de descubrir un nuevo retrato de la mujer árabe, a menudo confinada a una posición de subordinación, y de captar por ello tantos retos centrales para el discurso contemporáneo- ya se trate del interrogante sobre la toma de palabra subordinada que comienza tímidamente a liberarse esencialmente gracias a las redes sociales, o de la cuestión de la igualdad entre los sexos, siempre de actualidad y esto, en todo el mundo.
O presente artigo ofertas reflectir sobre as origens e as configurações do feminismo árabe -» invisível » e « visível » (Margot Badran, 1995), através de dois exemplos que, embora historicamente e formalmente afastados, são muito representativos. O primeiro, que se situa na fase do feminismo invisível, é o de May Ziadé (1886-1941), considerada uma das pioneiras do feminismo no mundo árabe. Como pôde afirmar-se numa época em que se ouvia pouco ou nada a voz das mulheres ? Em que consiste o seu compromisso ? Quais são as modalidades e os resultados ? Estas são perguntas às quais tentaremos responder voltando ao seu percurso e a uma selecção das suas publicações (poemas, artigos de jornal, correspondência -principalmente com o poeta Gibran Khalil Gibran). Um pouco mais próximo de nós, o segundo exemplo -se no período da visibilidade do feminismo- é o da realizadora, fotógrafa e plástica franco-libanesa Jocelyn Saab (1948-2019). Nós nos concentramos em algumas de suas obras (uma série de fotografias e um filme) para entender o melhor, tanto o seu papel na « democratização » a indústria do cinema no Líbano (e no mundo árabe) como o seu ativismo pela causa das mulheres. Trata-se, portanto, para nós, de descobrir um novo porte da mulher árabe- muitas vezes confinada a uma posição de subordinação, e de agarrar por isso mesmo outros tantos desafios centrais para o discurso contemporâneo- quer se trate da interrogação sobre a tomada de palavras subalterna que começa timidamente a libertar-se essencialmente graças às redes sociais, quer da questão da igualdade entre os sexos, sempre actual, em todo o mundo.
The purpose of this article is to reflect on the origins and configurations of Arab feminism -» invisible » and « visible » (Margot Badran, 1995), through two examples which, although historically and formally distant, are very representative. The first, in the phase of invisible feminism, is that of May Ziadé (1886-1941), considered one of the pioneers of feminism in the Arab world. How could it have asserted itself at a time when the voice of women was not heard at all? What is its commitment? What are its modalities and outcomes? These are questions that we will try to answer by going back over his career and a selection of his publications (poems, newspaper articles, correspondence - mainly with the poet Gibran Khalil Gibran). A little closer to us, the second example -in the period of the visibility of feminism- is that of the Franco-Lebanese director, photographer and visual artist Jocelyne Saab (1948-2019). We focus on some of his works (a series of photographs and a film) to better understand both his role in the “democratization” of the film industry in Lebanon (and the Arab World) that his activism for the cause of women. It is therefore for us to discover a new portrait of the Arab woman- often confined to a position of subordination, and thus to grasp as many central issues for contemporary discourse- whether it is the question of the subordinate speaker who is timidly starting to break free mainly through social networks, or the issue of gender equality, which is still on the agenda around the world.
Introduction : Quêteuses de voies
Ne pas prétendre « parler pour », ou pis, « parler sur », à peine parler près de ;
et si possible tout contre […].
Et ne pas oublier que celles qu’on incarcère de tous les âges,
de toutes les conditions, ont des corps prisonniers,
mais des âmes plus que jamais mouvantes (Djebar, 2002 : 9).
En 1909, l’Égypte a vu émerger un mouvement féministe qui a pris, par la suite, une grande ampleur. En effet, un équivalent du terme « féminisme » est apparu, pour la première fois, sous la plume de la féministe égyptienne Malāk Ḥifnī Nāsīf (1886-1918). Cette pionnière publiait alors, sous le pseudonyme de Bāḥithat al-Bādiya (La chercheuse de la campagne), Al-Nisā’yyāt (le mot nisā’ī en arabe désigne ce qui se rattache aux femmes ou, ce qui est produit par elles), une série d’articles réclamant vertement l’amélioration des conditions de vie des femmes arabes.
Dans Opening the Gates, a Century of Arab Feminist Writing, Margot Badran précise que les origines du féminisme arabe remontent au début du XIXe siècle (Badran, 1990). Elle distingue entre le « féminisme invisible » qui, contrairement au « féminisme visible », ne s’exprime pas explicitement mais, reste présent dans les discours et se traduit par une prise de conscience des femmes en tant que groupe social ayant le droit à une meilleure vie.
Outre l’invisibilité et la visibilité, le féminisme arabe a connu trois phases principales. La première (1860-1920) s’est fondée essentiellement sur l’Islam. Ces années témoignent de l’évolution, timide mais tangible, du féminisme dans le monde arabe et plus particulièrement en Égypte. À ce stade, l’activisme s’est manifesté par la circulation dans les harems, d’œuvres littéraires produites par des femmes, issues principalement de la classe bourgeoise. La Syrienne Warda al-Yāziji (1838-1924) va, par exemple, écrire un poème pour faire l’éloge d’un autre poème de Warda al-Turk.
- Note de bas de page 1 :
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Certains féministes hommes ont défendu le droit de la femme à l’éducation étant l’un des piliers de la Renaissance culturelle. Citons l’exemple de Rifaâ Rafi’ el-Tahtāwī (1801-1871), Qāsim Amīn (1865-1908), Tāhar Haddād (1899-1935) et du poète irakien Jamil Sidqī al-Zahāwī (1886-1918).
On peut légitimement se demander en quoi ce geste est féministe ? Seulement, il faut savoir que dans ce contexte socio-historique, les femmes vivaient recluses. Le simple fait d’entrer en contact avec des personnes autres que les membres de sa famille était transgressif. Que dire alors d’écrire et de commenter des poèmes ? Ce premier acte de “militantisme” symbolique va se consolider, plus tard, avec la fondation des salons littéraires et des journaux féminins (les mémoires de l’Égyptienne Huda Sha’rawi révèlent, par exemple, que les débats dans les harems du Caire, en 1890, soulevaient déjà les questions du voile, de la claustration et de “la guerre des sexes”). Conscientes de leur situation de dominées et de mises à l’écart, ces femmes -à l’instar de Zaïneb Fawwaz (1860-1914) et de May Ziadé (1886-1941)- commencent par revendiquer le droit à l’éducation1.
S’en est suivi ce qu’on appelle le féminisme nationaliste, avec l’émergence des mouvements publics féminins (1920-1969). La première manifestation du passage des féministes de l’invisibilité à l’espace public coïncide avec le dévoilement en 1923 de Huda Sha’rāwī et Saiza Nabarāwī (1879-1947) -toutes les deux revenaient alors d’un congrès féministe tenu à Rome- à la gare du Caire, sous les applaudissements d’une foule de femmes voilées. Ensuite, d’autres femmes feront pareil en Égypte, dans d’autres pays moyen-orientaux et au Maghreb. Par ailleurs, aux discours et au militantisme dans l’espace privé vont s’ajouter des mouvements publics, organisés, se détachant peu à peu du contexte religieux des années invisibles. On passe dès lors des espaces littéraires étriqués à la grandeur des organisations féministes et nationalistes. En raison de quoi, elles sont parvenues à avoir un certain nombre de droits, comme le droit à l’éducation et au travail.
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« […] Dans les cercles intellectuels comme dans les rues européennes, peu de noms de féministes arabes sont connus […]. Nous constatons aujourd’hui cette invisibilité flagrante du féminisme arabe, sans en connaître les raisons profondes. Les féministes contemporaines sont un peu plus connues, telle Fatima Mernissi très active dans l’ensemble du Monde arabe, ainsi qu’en Europe. Mais tandis que le féminisme occidental (européen et nord-américain) s’est constitué comme une entité complexe, le féminisme arabe semble ne pas avoir existé hier, et peiner à exister aujourd’hui », Ines Horchani, « Intersectionnalité et féminismes arabes avec Kimberlé Crenshaw », The Postcolonialist, Vol. 2, Numéro 2, 2015, pp. 89-95.
À partir de 1970, le féminisme arabe entre dans sa troisième phase, caractérisée tout à la fois par plus d’affirmation et par l’élargissement de l’échelle de l’activisme à d’autres pays comme le Liban, l’Irak, le Yémen, la Syrie et les pays du Maghreb. Cependant, ces féministes -qui en plus de leur invisibilité2- font face, aujourd’hui, à une double délégitimation : celle des inégalités entre les sexes mais aussi de la montée du fondamentalisme 5Golley, 2003 : 27-34)
Dans le présent article, nous nous proposons d’examiner de près cette entité complexe qu’est le féminisme arabe pour mieux la comprendre, en réfléchissant à ses origines et ses formes (invisible et visible), à travers deux exemples qui - même s’ils sont historiquement et formellement éloignés, nous semblent représentatifs. Le premier se situe dans la phase invisible et concerne May Ziadé (1886- 1941), considérée comme l’une des pionnières du féminisme arabe. Non seulement grâce à sa contribution à l’essor d’une presse féminine engagée mais aussi parce qu’elle a fondé un salon littéraire qui a joué un rôle fondamental dans la Renaissance littéraire et culturelle en Égypte. Comment a-t-elle pu s’affirmer à une époque où l’on entendait peu ou pas du tout la voix des femmes ? En quoi consiste son engagement, Quelles sont ses modalités et issues ? Ce sont des questions auxquelles nous essayerons de répondre en revenant sur son parcours et ses publications.
Un peu plus proche de nous, le second exemple - sis dans la période dite visible, est celui de la réalisatrice, photographe et plasticienne franco-libanaise Jocelyne Saab (1948-2019). Nous nous proposons d’étudier certaines de ses œuvres notamment sa collection de photographies intitulée Sense, Icons and Sensitivity (2007) et son film Dunia, Kiss me not on the eyes (2006). Nous interrogerons ces deux figures féministes, à la croisée d’une étude de réception et d’influence, appuyée par la lecture explicative et analytique d’une sélection d’œuvres (littéraire, journalistique et artistique). L’objectif étant de revisiter le féminisme arabe et de découvrir, par là même, un nouveau portait de la femme orientale, souvent cantonnée à une position de subordination.
I. May Ziadé, l’activisme sans bruit
D’emblée, l’histoire de May Ziadé est « un peu géographique » (Ziadé, 1911 : 63). Poétesse, essayiste, journaliste et traductrice polyglotte, M. Ziadé (Marie Ziadé, de son vrai nom) est une figure éminente du féminisme oriental, « incarnant [dès] sa jeunesse une image romantique et un peu fleur bleue (Dahkli, 2009 :45). » Née le 11 février 1886 à Nazareth d’un père libanais : l’instituteur Elias Ziadé (ou Ziadeh) et d’une mère palestinienne, Nazha Mou’âmmer. Elle passe son enfance dans sa ville natale avant de partir à ‘Aïntoura (au Liban) pour finir ses études secondaires au collège des Visitandines. Sa famille s’établit définitivement au Caire, en 1908, où elle étudie les langues et littératures étrangères à l’université égyptienne.
Depuis […] j’ai appris à savoir lire et à savoir penser : j’ai connu de nouvelles langues et des âmes nouvelles, j’ai vu des horizons différents, plus larges et plus beaux […] (Ziadé, 1911 : 130).
M. Ziadé commence à écrire très jeune, à l’âge de seize ans. Elle compte parmi ses mentors Mme de Sévigné, Georges Sand, Mme de Staël et Lamartine. D’abord, elle collabore au journal et à la maison d’édition féministes Al-Maḥroussa (La Protégée) dirigés alors par son père. Ensuite, elle écrit dans plusieurs journaux et périodiques à savoir el-Muqṭaṭaf, el-Ahrām ou encore Al-Muqaṭam. M. Ziadé se passionne très tôt pour le voyage, les belles lettres et les langues étrangères : elle s’exprime aussi aisément en arabe qu’en français, en allemand, en italien et en anglais. Une passion qui l’amène à traduire vers l’arabe différents ouvrages tels que le Retour du flot d’Henrietta Consuela Sansom dite Brada, Amour allemand de Max Müller et Sweethearts (nouvelle) de Conan Doyle.
1. De la difficulté (socio-sexuelle) d’être femme
Elle. Lui : les amours impossibles
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Gibran Khalil Gibran (1883-1931), est un poète et artiste peintre libanais d’expression arabe et anglaise. Il a émigré aux États-Unis et a participé à de nombreux cercles littéraires dans le cadre du mouvement littéraire d’el Mahǧar (la diaspora arabe) lettrés arabes vivant en Amérique tel que Mikhail Nu'ayma (et bien d'autres).
Alors, certes les expériences amoureuses ne sont pas le meilleur point d’entrée qui soit dans la vie d’un.e écrivain.e mais, dans le cas de M. Ziadé, la souffrance dans l’amour est un élément d’une importance capitale. Elle, dans un Orient lointain, au Caire. Lui, à l’extrême Occident, à New York. C’est ainsi que M. Ziadé et Gibran Khalil Gibran3 se sont aimés sans pour autant se rencontrer ne serait-ce qu’une seule fois. Des causes réelles de leur impossible rencontre, il n’y a pas l’once du début d’une seule trace.
Dans les témoignages de ceux qui ont connu ou côtoyé Ziadé ou son salon, il est souvent question de circonstances défavorables. Mais cela tombe à l’eau quand on sait que M. Ziadé voyageait beaucoup. N’a-t-elle pas eu, in extremis, le courage de ses écrits ? A-t-elle été « humiliée » par les liaisons de Gibran ? Ces questions restent ouvertes, même si l’époque, les écrits de Ziadé elle-même, nous éclairent un peu sur le décalage entre son désir d’émancipation et l’épreuve de l’étrange réalité.
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Mary Elizabeth Haskell (1873-1964) était une directrice d’école très connue, à Boston. Elle est devenue la rédactrice en chef de G. Khalil Gibran et l’a beaucoup aidé en le présentant à plusieurs personnes dont Emilie Michel, une enseignante de français et la journaliste Charlotte Teller. Les lettres de Gibran et M. Haskell ont été publiées sous le titre de Beloved Prophet: The Love Letters of Khalil Gibran and Mary Haskell, and Her Private Journal, New York, Alfred A. Knopf, 1972.
Tout commence en 1912, lorsque Ziadé entre en contact avec le poète libanais Gibran K. Gibran qui vit à New York, grâce à un ami commun, le journaliste et homme de lettres libanais Salim Sarkis (1869-1926). Dans une première lettre, M. Ziadé exprime son admiration de l’article de Gibran, intitulé « Le jour de ma naissance », qu’elle vient de lire dans la presse et salue, par là même, Les Ailes brisées (1912) : un texte semi-fictionnel inspiré des amours tragiques entre Gibran et Salma Karamé, une jeune femme de son village contrainte d’épouser le neveu d’un évêque cupide qui n’avait d’yeux que pour la fortune du père de cette dernière. Alors que G. Khalil le dédie à Mary Haskell4 (qui vient de décliner sa demande en mariage), c’est dans le cœur d’une autre Marie, inconnue, à sept mille kilomètres plus loin, que les battements des Ailes vont résonner ardemment pendant une vingtaine d’années. Impressionnée aussi bien par la beauté de ce texte où Gibran chante la nature beyrouthine que par les valeurs qu’il défend, notamment l’émancipation de la femme, M. Ziadé écrit alors à Gibran :
je partage votre principe fondamental qui déclare la femme libre […]. Sa vie ne peut être conditionnée par le moule que lui choisissent les voisins et les connaissances. (Gibran, 2006 : 9)
S’ensuivent des années d’échange passionné et passionnant où M. Ziadé et Gibran discutent de sujets divers tels que les arts, la littérature, la nature, la femme, etc. Le 24 mars 1913, elle le représente lors de l’hommage rendu au poète Khalil Moutrān (1842-1949), au Caire. Ziadé lit le texte que lui a envoyé Gibran et prend de la liberté en y ajoutant quelques passages où elle exprime ses propres pensées.
Ceci dit, le silence est la pièce maîtresse de leur histoire. En plus de celui dicté par la distance, il y a le silence imposé par la Première Guerre mondiale qui ralentit l’acheminement du courrier. May Ziadé lui reste fidèle. Elle éconduit tous les prétendants qui papillonnaient autour d’elle et commence, malgré sa pudeur, à formuler dans ses articles le désir d’être avec son « visage cher » (Gibran, 2006 : 10). À partir de 1919, le ton devient plus affectueux et confidentiel. Après des années de correspondance ardente, elle lui envoie sa photo, en juin 1921. C’est ainsi qu’il découvre le visage rond aux cheveux bruns assez courts de son amie amante dont il fait aussitôt le portrait. Elle y note « saḥīḥon annaka lam tahtadī ba’dou ilā sūratī. Sūratarun futughrafiyyaton lī » (il est vrai que tu ne m’avais pas encore vue. Voici ma photographie.) L’auteur du Prophète exprime en retour sa fascination face à la beauté de cette jeune fille dont les marques d’intelligence se voient nettement dans ses yeux. Il en fait le portrait au fusain que voici :
Figure : May Ziadé par Gibran. Source : Gibran, 2006 :15.
Cette histoire d’amitié sublimée en amour prend un autre tournant quand la « chère et éminente Miss Ziadah » −comme l’appelle G. Khalil−écrit, en 1924 :
Gibran, j’ai écrit ses pages en riant pour éviter de vous dire que vous êtes mon bien-aimé, pour éviter le mot « amour ». J’attends beaucoup de l’amour et je crains qu’il ne m’apporte pas tout ce que j’attends de lui (Gibran, 2006 : 11)
À cette déclaration de flamme, la réponse de Gibran se fait fuligineuse. En effet, il choisit de parler longuement de sa passion pour les tempêtes, de la neige et du feu et file au passage la métaphore de l’amour comme rayon de la lumière divine. Il se dit aussi prisonnier de désirs dès sa venue au monde et demande à la compagne bien-aimée de son cœur de le soutenir pour briser ses chaînes. M. Ziadé trouve dans cette réponse un certain détachement auquel vient s’ajouter le ton distant et plutôt badin du poète. Déçue, elle se mure dans un silence épistolaire de huit mois, « aussi long que l’éternité » selon les mots de Gibran : deuxième moment de silence, cette fois-ci choisi.
L’année 1931 - date de la mort de Gibran - sonne le glas de leur histoire d’amour platonique et annonce la descente aux enfers de M. Ziadé. La mention manuscrite : « Là est mon malheur depuis des années » (Gibran, 2006 : 13), en dessous d’une photo de G. Khalil, a été découverte après la mort de Ziadé, dans un livre sur des écrivains contemporains (rédigé en anglais et non publié). Nous pouvons y lire la mélancolie qui l’a dévorée pendant toute sa vie consacrée à un seul ami-amant qui l’a en réalité malmenée. Parce que Gibran avait d’autres liaisons, non platoniques cette fois-ci. Parmi ses muses américaines, on trouve Mary Haskell, Josephine Preston Peabody, Gertrude Barrie, Charlotte Teller ou encore Barbara Young, sa secrétaire rencontrée en 1926 et sa compagne jusqu’à la fin de ses jours. Tout compte fait, May Ziadé fait pâle figure en amour et passe sa vie à souffrir, principalement à cause d’un platonisme qui ne tient pas ses promesses, mais aussi d’un système patriarcal (représenté ici par Gibran) étançonnant la femme en bas de l’échelle. Par ailleurs, dans une lettre à son amie « Miss Sidonie Ripperger », M. Ziadé estime que même le « beau » est réservé aux hommes ; les femmes, quant à elles, doivent se contenter d’être « le joli sexe » :
vous terminez votre lettre en vous plaignant d’être jeune fille, et non pas jeune homme. Vous avez bien un petit peu raison ; on a appelé les femmes « le beau sexe » et c’est faux ; les femmes forment le joli sexe, le beau sexe est réservé aux hommes. Cela vous étonne, mais c’est la vérité (Ziadé, 1911 : 140).
Malgré les déboires de son « cœur qui a été longtemps sevré » (Ziadé, 1911 : 78), M. Ziadé paraît –heureusement - sous son meilleur jour dans ses écrits et grâce à ses combats acharnés pour les femmes.
May Ziadé, « prisonnière du levant »
En plus de la désillusion à cause de son idylle avortée avec Gibran – on pourrait discuter longuement pour la dépoussiérer, cette histoire d’amour passionnante qui reste tout de même particulièrement triste et très peu connue mais, l’essentiel est de savoir que le sort s’acharne sur M. Ziadé qui s’engloutit dans un chagrin profond, suite à une série de perte. D’abord celle de son père en 1929, ensuite celle de G. Khalil en 1931, suivie de la mort de sa mère en 1932. Ziadé sombre et souffre de neurasthénie. En 1935, elle écrit à son cousin Dr Joseph pour demander de l’aide et se retrouve internée dans l’asile psychiatrique d’al-‘Asfourieh (au Liban). Délaissée d’abord par tout le monde : les proches accaparés par son héritage, les amis mais aussi la presse qui l’enfonce davantage.
Quelques-uns viendront par la suite l’arracher à son calvaire. Farès al-Khoury (1877-1962), un homme politique syrien engage alors l’ex-ministre devenu avocat Habib Abou Shehla qui mène une bataille judiciaire acharnée pour secourir « le papillon de la littérature », démunie et pesant à peine une trentaine de kilos, après une grève de la faim en guise de tentative de suicide. Quant à son ami l’écrivain libanais Amine Rihāni (1876-1940), il lui consacre une maison dans la nature pour sa convalescence et l’encourage à donner une conférence à l’Université américaine au Liban, en mars 1938, intitulée « La lettre de l’écrivain à la vie arabe » dont voici un extrait où elle défend la liberté d’expression, la dignité tout en célébrant la vie.
Figure : M. Ziadé, « Lettre de l’écrivain à la vie arabe », al-Risāla, n° 248, 4 avril 1938 . Source : Archives « el-Sharq »
Cette conférence représente pour elle l’ultime occasion de prouver sa lucidité et sa santé mentale contre les allégations de ses cousins. Après quoi, elle décide de retourner au Caire où elle s’éteint le 17 octobre 1941, à l’hôpital de Ma‘âdī. Par ailleurs, ce tragique épisode de la vie de M. Ziadé a inspiré deux magnifiques ouvrages : Prisonnière du Levant : La vie méconnue de May Ziadé de Darina Al Joundi (Al Joundi, 2017) ainsi que May : layālī Isis Copia. Thalāthoumi’at layla w layla fī jahīm el-‘Ăsfourieh (May : Nuits d’Isis Copia, trois cent et une nuits à l’enfer d’Asfourieh ) de Waciny Laredj (Laredj, 2018).
- Note de bas de page 5 :
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Dans « irādatī » (Mon testament) quelques pages rédigées à al-‘Ăsfourieh, M. Ziadé fait part de son inquiétude face au vol de plusieurs de ses écrits.
Si D. Al Joundi puise dans l’histoire de M. Ziadé pour rendre hommage à « [s]on héroïne » tout en s’inspirant de sa propre expérience d’enfermement (suite à la mort de son père elle est aussi internée par ses proches), W. Laredj, de son côté, commence par la fin en reconstituant les trois cent et une nuits endurées par M. Ziadé dans l’enfer de l’asile psychiatrique. En supposant l’existence d’un journal intime5 écrit par M. Ziadé pendant son internement, le narrateur qui travaille au département des manuscrits à la BNF part à la quête de la « maẖtouta » (manuscrit) qu’une infirmière appelée Suzanne Blueheart aurait dissimulé. Rose Khalil, une chercheuse libanaise, l’accompagne dans son périple. De Rome au Caire, de Beyrouth à Nazareth, de Londres à Paris, les deux universitaires sillonnent le monde sur les traces du manuscrit perdu ; une traque passionnante qui va durer trois ans.
3. Féministe de l’avant-garde
Isis qui ? De l’usage poético-féministe du nom de plume
- Note de bas de page 6 :
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Très en avance sur son temps, et outre la question de l’émancipation de la femme, M. Ziadé est l’une des premières femmes arabes à s’intéresser à la question du politique. Par exemple, peu après la Révolution russe, elle ouvre le débat dans son salon et développe son avis sur d’autres idéologies de l’époque dans ses articles.
Fleurs de rêve, son premier recueil de poésie lyrique éclot en 1910. Un texte – marqué par « [une] tendance à l’exaltation de la sensibilité avec des mots vibrants et des accents souvent pathétiques » (Anhoury, 1987 : 116) – que M. Ziadé dédie à « la grande âme triste et douce de Lamartine », signé « d’un jeune cœur qui l’aime ». Publié sous le pseudonyme d’Isis Copia, ce recueil fait florès d’autant plus que le mystère autour de « l’identité de son auteur » (Dakhli, 2009 : 45) tenait en haleine le milieu littéraire de l’époque. Si M. Ziadé l’essayiste6 se fait distinguer par la finesse de sa réflexion et l’objectivité de son style (en témoignent ses nombreux articles sur les œuvres de Gibran qu’elle rend célèbre dans le monde arabe), la poétesse qu’elle est, fait appel à un univers imaginatif très particulier. En effet, sa poésie est imprégnée d’un Romantisme qu’elle alimente par ses lectures et cultive dans une sentimentalité effrénée, sur les pas de Lamartine, Byron, Shelly et par la suite, ceux de Khalil Gibran. Ses poèmes se caractérisent par la fusion d’une sensibilité vive et d’une fantaisie novatrice ; des thèmes comme la nostalgie, la hantise du temps, la nature ou encore le spleen pilotent toute son œuvre.
Écrire revient pour elle à crier justice pour la femme en se servant de pseudonymes masculins : certains de ses articles sont signés « Khaled Ra’fat » ou « Sindabad ». Pour d’autres, elle va choisir des noms de plume féminins comme ‘Aïda, Isis Copia, ou May - qui d’ailleurs va se substituer à Marie, son vrai nom. Carmen Boustani souligne, avec beaucoup de justesse, l’importance du recours au pseudonyme, ou « l’hermaphrodisme mental » (Boustani, 1990 : 168), utilisé par la femme à l’époque ; un choix qui semble être une alternative pour contourner les interdits de la société, publier tout en étant crédible et surtout se faire entendre.
Il est fondamental de nous arrêter sur la charge symbolique du pseudonyme choisi par May Ziadé pour publier son tout premier recueil poétique : Isis Copia. Sans entrer dans l’univers poétique du recueil lui-même, on arrive à saisir la visée apologique de ce nom de plume. Isis est en effet une déesse mythique de l’Égypte antique, souvent représentée comme une jeune femme coiffée d'un trône en forme de disque solaire entre deux cornes de vache. La légende raconte qu’Isis ayant le pouvoir de ressusciter les morts par son souffle, est la déesse de l’univers dont « chaque être vivant est une goutte d[e] [son] sang » (Chevalier et Gheerbrant, 1982 : 605). Elle incarne aussi l’initiatrice qui détient les énigmes de la vie et de la mort.
Quant à « Copia », ce serait la traduction latine de son nom de famille « Ziayada » qui signifie « abondance » en arabe. Rappelons que la « corne d’abondance » ou cornu copia est l’attribut de la déesse romaine Copia, divinité de l’abondance. Une expression que l’on retrouve aussi dans le jargon métallurgique des alchimistes au Moyen Âge : cornu copia ou la corne d’abondance qui désigne l’un des outils de la transmutation du métal ou de l’esprit (Chalhoub, 2012). Selon Nicole S. Chalhoub, en choisissant Isis Copia comme pseudonyme, May Ziadé voulait marquer son entrée timide dans le monde littéraire comme une grande initiatrice du changement ou de « la transmutation à venir ». Son arme serait – si l’on exclut le rapprochement entre la corne et l’attribut phallique- la plume d’écrivaine intarissable et infaillible dans son combat pour l’émancipation des femmes. Ceci dit, rappelons que malgré le “voile” du pseudonyme, M. Ziadé fait face à plusieurs difficultés dont l’injonction à mentir qu’impose la société :
La société a le talent du mensonge. Elle le met dans toutes ses paroles et dans toutes ses actions ; il faut savoir très bien mentir pour pouvoir arriver aux hauts degrés de l’échelle sociale : ce n’est pas gai (Ziadé, 1911 : 136).
Dans son poème intitulé « Elle, poète ? », Ziadé s’interroge –à la troisième personne du singulier- aussi bien sur son écriture que sur le regard de la société sur elle qui « l’incite à rester à [sa] place » (Lugan Dardigna, 2019 : 9).
Mais comment donc, elle poète ?
Elle arrangea ces vers charmants
À la délicieuse épithète,
Aux échos qui s’en vont mourants ;
Ces vers de poésie pure,
D’élan si doux, d’esprit si clair,
De sons brillant comme l’éclair,
D’un style à la noble tournure (Ziadé, 1911 : 30)
Tout d’abord, on remarque que Ziadé se présente comme un « poète » et non pas une « poétesse ». Le masculin semble prédominer étant donné que sur les dix strophes qui composent le poème, seulement les quatre premières sont à la troisième personne du féminin singulier « elle ». Dans les six restantes, elle utilise la troisième personne du masculin singulier « il ». Par ailleurs, en ayant recours aux opposés, entre-autres « chair/esprit », « charmants/mourants », M. Ziadé marque davantage la résistance de la société à l’idée qu’une femme puisse écrire. Plus encore, elle estime qu’écrire dans ce contexte socio-historique peut être assimilé au « vol » :
Et puis cette onduleuse rime
Où nagent sentiments exquis
Qui frôlent le beau, le sublime,
Cela donc, où l’a-t-elle acquis ?
Puisque nous aimons mieux le croire,
Croyons qu’elle a dû consulter,
Et sans jamais nous arrêter
Disons : « Elle vole la gloire » (Ibid)
Comme si la venue d’une femme à l’écriture était un fait étrange et qu’écrire était l’apanage des hommes. Ensuite, non seulement elle est non reconnue et sous-estimée :
Vous me reprochez mon français et vous l’appelez douteux ? vous avez tort de le faire. Qu’importe si mes phrases sont plus ou moins à la Bossuet ? Inutile d’essayer de me corriger ; je suis incorrigible et le monde ne verra mes idées que dans un livre imprimé, très imprimé même. (Ziadé, 1911 : 134)
Mais plus grave encore, elle est accusée de plagiat :
Où peut-elle puiser ce ton
Où l’âme s’épanche et s’apaise ?
… Mais elle a dû les emprunter
Ces rimes vastes et sonores
Qui, comme de jeunes aurores,
Viennent sous sa plume éclater.
[…] Aurait-elle de Lamartine
Imité les divins appas
Ou bien oui la voix câline
Qui dans son cœur parlait tout bas ? (Ziadé, 1911 : 28-30)
Elle va même jusqu’à énumérer les critiques de ses détracteurs –principalement hommes :
Monsieur… parle ainsi,
Vraiment, il me semble un brave homme.
Un autre gentleman aussi,
Avec lui répète qu’en somme
La copie est faite assez bien
D’un livre du grand Lamartine,
Que la calligraphie est fine ;
Mais l’écriture là n’est rien. (Ziadé, 1911 : 29)
M. Ziadé se dit « meurtrie » et « impuissante » face à ces accusations « [d’] ennemis ». Bien qu’elle choisisse le silence pour y répondre :
Mais sachez que mon grand silence
Ne veut dire que méprise. (Ziadé, 1911 : 22)
elle va continuer à écrire quand même et malgré :
Le jour où j'écris et que ma main se fatigue des livres et ma plume de l'écriture, mon canari commence son gazouillis qui se mélange au ramage d'une volée d'oiseaux qui s'approche de ma fenêtre. A ce moment, les pensées sourient devant moi sur les pages du livre et mon crayon se cadence devant la feuille blanche. (Ziadé, 1982 : 308-309)
En dépit de l’image stéréotypée de l’éternel féminin de la douceur – qu’on arrive à saisir à travers le champ lexical mobilisé tout au long du poème : « charmants », » délicieux », « pure », « doux », « brillant », le mérite de M. Ziadé consiste à doter la femme de la plus défensive des armes : la plume. En effet, elle réussit à s’affirmer dans une société qui ne veut pas forcément de sa voix et de ses idées pour devenir non seulement l’une des figures majeures du nouveau genre de « ši'r manṯūr » (la prose poétique), mais aussi l’une des premières femmes critiques d’art et de littérature. Par conséquent, une longue liste de surnoms élogieux lui sont attribués entre-autres, « farāšat el-adab » (Papillon de la littérature) et « nābiġat echarq » (Génie de l’Orient).
“ Chez Mademoiselle May” : la salonnière
- Note de bas de page 7 :
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Dans le premier chapitre de son ouvrage intitulé Allaḏīna aḥabbū May (Ceux qui ont aimé May), Dar el-Ma’ârif, Le Caire, 1998, Kamel el-Chināwī fait l’inventaire de ceux qui ont fait la cour à la salonnière. On en déduit que la majorité des visiteurs (y compris ceux qui étaient mariés) sont tombés amoureux de May Ziadé qui, pour les repousser, leur parle de Gibran (c’est ce qu’elle fait, par exemple, avec le philosophe et écrivain Abbās El-‘Aqqād).
M. Ziadé fonde, en 1911, un salon littéraire dans la maison de ses parents, au Caire. Tous les mercredis, des personnalités du monde artistique, littéraire et politique cairote − à l’instar d’Antoine Jmayel, Khalil Moutrān, Abbas Maḥmoud Al-Aqqād, Taha Hussein, Ahmed Shawqi et bien d’autres7− se réunissent chez elle pour des activités diverses : analyse de l’actualité, commentaire d’articles de presse et lecture de textes, dans leur langue originale. C’est elle qui décide des sujets à aborder et en brillante oratrice, elle se charge de l’animation des séances (Khaldi, 2012).
- Note de bas de page 8 :
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Wallāda bint al-Mustakfī (994-1091) est une princesse andalouse connue pour les « Maǧālis al-adab » (salons littéraires) qu’elle tenait à Cordoue et durant lesquels elle rencontre celui qui deviendra son grand amour, le célèbre poète Ibn Zeydoun (1003-1071).
Puisant dans la tradition des salons littéraires français, Ziadé ouvre la voie à un espace de débat unique (et peut-être même inattendu dans ce contexte) et œuvre pour l’égalité à travers la rencontre d’une audience composée de femmes et de hommes. Dès lors, « Al-ānissa May » (Mademoiselle May) devient la Wallāda bint Al-Mustakfī8 des temps modernes. « Chez mademoiselle May » est en cela, non seulement un exemple à part de la lutte d’une femme pour l’émancipation des femmes dans l’espace privé du salon, mais encore une contribution remarquable au mouvement de la renaissance littéraire et culturelle qu’est la Nahda.
Penser la femme, panser la conscience
May Ziadé joue un rôle fondamental dans la renaissance culturelle (Nahda) du début du XXe siècle en Égypte, tant à travers ses écrits considérés comme la pierre angulaire de la question féministe, que dans l’espace démocratique de son salon où la parole féminine commence craintivement à se libérer. Elle milite aux côtés de Qāsim Amīn et de la suffragette Huda Sha’rāwī (1879-1947) et s’intéresse à la question du voile et de l’ouverture à l’Occident.
En effet, grâce à sa formation et aux multiples voyages en Europe et ailleurs, M. Ziadé ne cesse de prôner l’ouverture au monde et le brassage des cultures. Issue d’une famille chrétienne et côtoyant des musulmans dans son pays d’accueil, elle - la Libanaise d’Égypte -, invite les femmes à se libérer en s’ouvrant à l’Autre. Dans une conférence de 1921, intitulée « Le but de la vie », elle explique qu’il est possible de s’ouvrir à l’Occident sans pour autant oublier son identité orientale. Et, alors que ces idées ont touché beaucoup d’écrivaines de la première moitié du XXe siècle, certains comme le journaliste et critique littéraire égyptien Anwar al-Joundi (1917-2002), y verront une sorte de « crise de sexe » (Ziadé, 1982 : 22).
- Note de bas de page 9 :
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May Ziadé, El-musawāt (L’Égalité), paru d’abord sous la forme de plusieurs articles dans Al-muqṭaṭaf, 1922 et publié aux éditions de Dar el-‘îlm lil malāyīn, Beyrouth, 1999.
« Comment je veux que l’homme soit », son article paru dans Al-Muqtataf, en février 1926, est une forme accomplie de son combat. En effet, pour la première fois, à l’époque, une femme franchit le pas et dénonce fermement l’autorité patriarcale et l’oppression que subissent les femmes. Dans son ouvrage, imprégné de réflexion nietzschéenne, El-musawāt (L’Égalité) où elle revendique l’égalité entre les sexes et les peuples, Ziadé affirme qu’une petite fille n’est pas condamnée à vivre éternellement dans l’ignorance9. Elle a le droit à l’instruction − qui n’est ni un luxe réservé aux garçons ni une menace qui risquerait de différer le mariage ou d’entacher la féminité − pour s’affranchir du poids des traditions et des clichés qu’elle traîne avec elle. Ceci dit, l’homme n’a pas à lui imposer quoi que ce soit et encore moins le choix de sa robe ou sa coupe de cheveux.
- Note de bas de page 10 :
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« Homme tu m'as humiliée et tu as été humilié, libère-moi pour être libre, libère-moi pour libérer l'humanité » écrit-elle dans Bāḥithat Al-Bādiya, in Œuvres complètes (en arabe), t.1 éd. Naufal, 1982, p. 135.
Dans cet article, M. Ziadé défend bec et ongles l’individualité et la liberté de la femme en « lui accordant [le bénéfice] d’exprimer à son tour ses goûts en ce qui concerne l’homme, ses habits, ses manières, etc. » (Boustani, 2003 : 214). Ce faisant, elle aspire à dynamiser la société arabe en dynamitant, de l’intérieur, les présupposés infondés et les idées reçues (elle va même jusqu’à critiquer les lois tout comme les programmes scolaires qu’elle souhaite réformer). Dans un autre article intitulé Kalimāt ‘an tanši’at el-mar’a (Quelques mots sur l’éducation de la femme), Ziadé se référant à ce que pense Napoléon à propos de l’éducation des enfants, exprime que l’humanité entière dépend de l’instruction des femmes10.
Figure : May Ziadé, Kalimāt ‘an tanši’at el-mar’a (Quelques mots sur l’éducation de la femme), El-Maǧalla el- ǧadîda, n° 5, Mai 1934. Source : Archives « el-sharq ».
- Note de bas de page 11 :
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May Ziadé, Kalimāt ‘an tanši’at el-mar’a (Quelques mots sur l’éducation de la femme), El-Maǧalla el- ǧadîda, n°5, Mai, 1934. Source : Archives « el-sharq ».
Si la mère sait lire et écrire, son enfant le saura aussi. Dès lors, elle fait de l’éducation la condition sine qua non pour la liberté de la femme : « ‘âllimouhā li takouna ḥourra » (Instruisez-là pour qu’elle soit libre), dit-elle11. De surcroît, dans son « Impression d’une jeune fille », M. Ziadé insiste sur l’importance de la prise de parole qui, pour elle, rime avec bravoure. L’objectif étant d’écrire une histoire des femmes par les femmes et pour l’humanité :
Nous commençons d'écrire non seulement pour remplir les pages, mais pour revivre des sentiments avant même de les avoir écrits. Ce courage, nous ne le tenons pas de celles qui nous ont précédées, mais de nous-mêmes, cherchant à révéler l'âme de la femme dans ce qu'elle écrit d'elle-même non dans ce que les hommes ont écrit d'elle. (Ziadé, 1982 : 513-514)
Par ailleurs, c’est à elle que l’on doit les biographies de deux figures centrales du féminisme arabe. En 1920, M. Ziadé publie Bāḥithat Al-Bādiya (La chercheuse de la campagne) sur la vie et l’œuvre de Malak Ḥifnī Nasīf (1886-1918), première femme enseignante en Égypte. En 1926, elle consacre un autre ouvrage, intitulé ‘Āïcha Taymour, sha‘iratou eṭali’â, à la féministe ‘Aïcha Taymour (1840-1902) : femme de lettres des années 1870 et 1880 dont les poèmes, essais et romans témoignent de l'émergence d'une sensibilité féministe (‘Ashour, 2008 :103-104).
À travers ces deux textes, May Ziadé développe une réflexion très approfondie sur la condition de la femme défavorisée durant toute les étapes de sa vie, et même avant sa naissance (l’idée d’avoir un garçon réjouit mais pas celle d’avoir une fille, dit-elle). Elle déconstruit, en conséquence, le schéma classique où l’homme peut tout se permettre parce qu’il est homme alors que la femme est réduite à son seul et unique rôle de future épouse. Voilà pourquoi, la féministe qu’est M. Ziadé invite la femme orientale à sortir de chez elle, à s’instruire pour pouvoir se frayer une place dans l’espace publique et s’y imposer comme essentielle. C’est l’idée qu’elle développe dans cet article inédit intitulé Ra’yī fī tâ’līm el-fatāt (Mon avis sur l’éducation de la jeune fille).
Figure : Ra’yī fī tâ’līm el-fatāt (Mon avis sur l’éducation des filles), M. Ziadé. Source : Archives « el-Sharq ».
- Note de bas de page 12 :
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Dans son article intitulé « Ḥkayat el-mar’a ellatī lā ḥikayata lahā » (L’histoire de la femme qui n’a pas d’histoire), Ziadé raconte le calvaire d’une richissime et célèbre chanteuse qu’elle désigne par les initiales « Ġ. B ». Une femme dont tout le monde se moque, car elle a été trahie par son mari cupide qui l’a abandonnée pour une autre à laquelle il était déjà marié en secret. En plus de la compassion éprouvée, Ziadé cite cette dame qu’elle rencontre souvent à l’église, en guise d’exemple dont il faut retenir une morale, pour en finir avec l’humiliation de la femme par l’homme. (Al-Hilāl, n°7, avril 1921). Dans une autre chronique titrée « El ‘âm Abou Hasan yastaqbil » (L’oncle Hasan reçoit), M. Ziadé compare deux portraits de femmes, orientale et occidentale, à qui l’on réserve un traitement complètement différent. (Al-Hilāl, n°1, octobre 1924).
En effet, son approche consiste à confronter les deux univers féminin et masculin pour dégager les inégalités et, si possible, y remédier. Tout en soulignant l’importance de l’instruction et l’ouverture d’esprit, plusieurs exemples à l’appui12, M. Ziadé démontre que non seulement le progrès des nations ne peut se faire sans la femme, mais surtout que celle-ci doit se battre pour s’affirmer et être dans le monde et non pas à côté. Malāk Ḥifnī Nasīf, citée par M. Ziadé, le résume magnifiquement bien. Écoutons-la :
Nous reconnaissons aux hommes leurs découvertes et leurs inventions dans la plupart de leurs actions ; cependant si j'avais pris le bateau avec Christophe Colomb, il ne m'aurait pas été difficile de découvrir moi aussi l'Amérique. (Ziadé, 1982 : 72)
II. Jocelyne Saab : féminisation du politique et po(é)litisation de l’intime
- Note de bas de page 13 :
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Heiny Srour (1945-), est la première femme libanaise à avoir réalisé un film (L'heure de la libération a sonné, 1974, 62’). Elle estime que la femme n’accède que difficilement aux arts à cause de la société qui la maintient dans une situation de dominée. H. Srour défend les femmes dans ses films et aide les cinéastes en les finançant.
C’est grâce aux combats menés par M. Ziadé (et bien d’autres), qu’une génération de femmes arabes cultivées et émancipées a pu voir le jour. Ce qui nous amène à Jocelyne Saab qui rejoint Ziadé dans son engagement social et politique pour la femme orientale. Toutefois, il convient de rappeler que l’arrivée des femmes derrière la caméra représente un acte lourd de sens pour l’histoire du cinéma libanais (et arabe). En effet, l’industrie du cinéma est jusque-là dominée par les hommes. J. Saab est l’une des premières (avec Heiny Srour13) à entrer, presque par effraction, dans ce milieu en tant que réalisatrice, poussée par la ténacité de ses idéaux.
Sa vie et son œuvre témoignent tout à la fois d’une sensibilité sans faille aux conflits qui ruinent le Liban (et toute la région moyen-orientale) et d’un engagement social et politique pour s’affirmer comme une femme - d’abord réalisatrice et ensuite photographe -, et donner une voix à ceux et celles qui n’en ont pas. C’est son parcours et une sélection de ses œuvres que l’on se propose d’interroger ici en traversant un panoramique compendieux d’images issues d’un film, Dunia, et de sa collection de photographies Sense, Icons and Sensitivity en cherchant dans l’enchaînement des plans, des couleurs et des mouvements à saisir les enjeux de son engagement.
1. Prémices d’une artiste d’action
Fécondation in video
Jocelyne Saab (1948-2019) est une éminente réalisatrice et photographe franco-libanaise considérée à la fois comme pionnière et novatrice du « nouveau cinéma libanais ». Après des études de sciences économiques qu’elle commence à l’Université de Saint-Joseph à Beyrouth et achève à la Sorbonne, J. Saab se consacre pour les arts. Elle commence sa carrière d’artiste prolifique en tant que journaliste - engagée par la poétesse libano-américaine Etel Adnan - dans les colonnes d’An-Nahar.
- Note de bas de page 14 :
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J. Saab réalise une série de reportages pour des chaînes internationales dans plusieurs pays tels que l’Irak (la guerre d’Octobre), la Libye (où elle couvre la Révolution verte de Kadhafi) ou encore le Golan syrien.
Au début des années 1970, Saab devient reporter de guerre et tourne - forte de sa profonde connaissance de la région - plusieurs reportages couvrant tout le Moyen-Orient14 avant de se focaliser sur le Liban saccagé par la guerre civile (1975-1990). En effet, de ses documentaires beyrouthins, allant de 1975 à 2016, se dessinent les circonférences effectives d’une cartographie géopolitique et affective de la souffrance de sa ville natale et ses habitants.
Ceci dit, penser l’histoire du Liban en mutation revient pour elle à mettre en œuvre son regard qui lui permet de pénétrer les zones d’ombre, afin de les éclairer différemment, dans l’espoir d’en faire des images, autres que celles diffusées par les médias de masse. En faisant de la caméra l’extension même et de son corps filmant et des sujets filmés, J. Saab met en relief l’interaction de son regard avec les situations et espaces explorés (Lallier, 2009 : 13). En ce sens, sa trilogie de Beyrouth est un bel exemple. Elle y rénove le documentaire tel que connu jusque-là.
Qu’il s’agisse de Beyrouth, jamais plus (1976), de Lettre de Beyrouth (1978) ou de Beyrouth, ma ville (1982), la réalisatrice se fait remarquer, d’un côté, par l’espace dédié au pouvoir indubitable de la parole (pour ces trois films, J. Saab fait appel aux mots de la poétesse E. Adnan et du dramaturge Roger Aassaf). De l’autre, le génie de sa filmographie consiste à inscrire les atrocités de la guerre dans une réalité absconse, matérialisée tout de même par l’omniprésence du corps filmeur (celui de la réalisatrice) dans l’image. La voici, par exemple dans cette séquence, de retour à la maison de son enfance dont les ruines encombrent notre champ de vision pour (inter-tra) dire la tragédie.
Figure : J. Saab de retour à la maison de son enfance. Séquence tirée de Beyrouth, ma ville (1982) © Nessim Ricardou-Saab
- Note de bas de page 15 :
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Par exemple, dans Fécondation in video (1991), la réalisatrice rend hommage à la vie par le biais de la fécondation in vitro, qu’elle filme grâce à sa caméra placée sur une sonde pour saisir aux mieux et dans sa profondeur le corps humain. Un geste symbolique qui lui permet non seulement de faire valoir le potentiel de vitalité humaine, mais aussi de marquer sa volonté de contribuer à la (re)création d’une image unique et un regard nouveau.
De fait, elle parvient à affirmer son propre style de documentaire marqué par l’attention accordée à la subjectivité amenant du renouveau dans le cinéma arabe : avec la genèse d’une esthétique cinématographique qui se nourrit principalement du terrain dans tous ses états15.
Une image dit plus que mille mots : l’Occident et l’Orient revisités par J. Saab
J. Saab abandonne pourtant le documentaire au profit du 7e art. Un choix qu’elle explique en ces termes :
- Note de bas de page 16 :
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« Portrait de Jocelyne Saab », Propos recueillis par Mathilde Rouxel, Beyrouth. Entretien publié dans Les clés du Moyen-Orient, le 9 juillet 2015, et actualisé le 8 janvier 2019, in : https://www.lesclesdumoyenorient.com/Portrait-de-Jocelyne-Saab.html
[…] vint le jour où je me suis lassée, ou plutôt, où mes yeux se sont lassés ; je ne voyais plus rien – trop de morts, trop de souffrance. Je suis alors passée à la fiction, à partir de 1985 avec Une vie suspendue. Je voulais avancer, travailler l’image autrement. La troisième époque de ma carrière est née lorsqu’on m’a fermé des portes, notamment avec Dunia en Égypte qui fut censuré. Je me suis alors tournée vers la photographie. Une nouvelle manière de faire de l’image, seule, pour ne pas s’arrêter16.
Le moins qu’on puisse c’est que la réalisatrice a été affectée par la censure de son film Dunia. Kiss me not on the eyes. En revanche, il était impensable pour elle de capituler. Sa riposte consiste dès lors à persévérer dans la résistance en défonçant, bon gré mal gré, les portes fermées. Après un bref passage par le désert où elle photographie des sahraouis pour ainsi se ressourcer dans la nature, J. Saab exorcise son malaise vis-à-vis des tribulations de Dunia en faisant de son appareil photo un bouclier pour défier les réprobations de la société dont elle va dénoncer l’hypocrisie.
Tout d’abord, elle propose sa collection de cent photographies Sense, Icons and Sensitivity (2007), scindée en deux thèmes « qui invitent […] à décrypter le regard porté par les arabes sur eux-mêmes, particulièrement leurs femmes et leur apparence sexuée » (Rouxel, 2014). Les deux séries s’intitulent respectivement Soft Architecture et Le revers de l’Occidentalisme. Pour Soft Architecture, J. Saab réalise des photos abstraites scrutant des formes issues de la tradition bédouine, notamment celles des tentes, qu’elle transpose en milieu urbain en élaborant des gros plans de tissus, à différents moments de la journée.
Figure : Jocelyne Saab, 2007. Source : « Catalogue Paroles d’artistes : J. Saab, n° 1 », Agenda Culturel © N. Ricardou
Figure : « Regard duel », J. Saab, 2007. Source : » Catalogue Paroles d’artistes : Jocelyne Saab, n° 1 », Agenda Culturel © N. Ricardou
- Note de bas de page 17 :
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Définition du mot « el ‘aïn » faite à partir de la source suivante : dictionnaire Mû’jam el ma’âni. Li kulli rasmin mâ’nā [En ligne].
Au fond, et en plus de la symbolique de son titre, cette image est intensément figurative dans la mesure où le mot « œil » (el ‘aïn) en arabe est polysémique. S’il désigne essentiellement » العين الباصرة », c’est-à-dire les yeux qui nous permettent de voir, « el ‘aïn » peut signifier aussi « العين الجارية », qui veut dire l’eau de source. Ce même terme peut avoir - par extension - d’autres acceptions : « العين », comme tout à la fois synonyme d’une personne voyeuriste et comme équivalent de ce qui est matériellement présent (dont le pluriel est « أعيان »). Il peut renvoyer également à « قدرة العين على الأذى يحدثها العائن », autrement dit ce qu’on appelle dans certaines cultures « le mauvais œil »17. Ceci dit, il convient d’observer que, du jeu des lumières divergentes et des dynamiques d’ombres mariées à des mouvements ondoyants, se dessine le portrait inédit du désert, cette dulcinée que la photographe affectionne tout particulièrement.
- Note de bas de page 18 :
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Le kitsch à entendre non pas dans son emploi courant mais, dans le sens kundérien du terme : « le kitsch, [comme] la traduction des idées reçues dans le langage de la beauté et de l’émotion. » (M. Kundera, L’Art du roman, Paris, Gallimard, 1986, p. 196). Pour le dire autrement, le kitsch non seulement comme une question de goût et d’esthétique mais aussi comme l’une des modalités possibles pour être dans le monde.
- Note de bas de page 19 :
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J. Saab recourt à plusieurs icones dont la poupée Barbie, l’homme au keffieh, Marilyn, Saddam Hussein ou encore Coca Cola. Dans le cadre de cet article, nous nous limitons à l’exemple de Barbie et l’homme au keffieh qui concordent avec la question de l’engagement au féminin.
L’enjeu est en effet de rompre avec une certaine image arcadienne de la vie nomade que l’on trouve certes sensuelle et admirable mais, dont les architectures mouvantes et l’esthétique quintessenciée restent à explorer. Une idée qu’elle développe autant dans sa deuxième exposition Le revers de l’Occidentalisme où elle réfléchit aux rapports entre le monde arabe et la mondialisation touchant par là même à des sujets comme la politique ou la religion. Pour cette série, J. Saab recourt à des images kitschiques18qui apparaissent, par leurs composants hétéroclites et l’inquiétante étrangeté des situations auxquelles elles renvoient, comme tout à la fois la subversion de certaines idées répandues en Orient et la quête de nouvelles dimensions esthétiques, autres que celles socialement et politiquement prescrites. C’est effectivement ce que fait Saab à partir de poupées Barbie et bien d’autres icones19 :
Je cherche le lieu où je vais faire la photo, je trouve les personnages que je veux prendre, je me saisis de ces icônes et je les mets dans le lieu que j’ai trouvé, je les fais se regarder et elles deviennent des acteurs à travers la sensibilité que je leur prête. Je ne les utilise pas comme des poupées de plastique. Je les fais se regarder pour que l’image donne l’impression d’une petite histoire. (Habib, 2006)
En mettant en scène des personnages en plastique et en céramique, qu’elle collectionne au grès de ses déambulations dans les marchés du Caire, de Beyrouth et de Damas, J. Saab revisite -pour le(re) définir- le rapport des sociétés orientales à l’Occident.
Figure : « Fishing On the nile », 2007. Source : Catalogue « Paroles d’artistes : Jocelyne Saab », Agenda Culturel © N. Ricardou
Figure : « After war », 2007. Source : Catalogue « Paroles d’artistes : Jocelyne Saab », Agenda Culturel © N. Ricardou
En contrepoint aux idées d’Edward Saïd sur ce qu’on appelle l’orientalisme - l’image déformée que l’Occident s’est faite de l’Orient pour pouvoir se le représenter, se définir et le dominer -, J. Saab cherche à « [re]connaître l’Oriental » (Saïd, 1980 : 73) en dévoilant son autre visage à travers la confrontation entre un personnage masculin oriental au keffieh (Cf. fig.8, en écho avec le cliché de l’homme dans les années 1930 à 1950, arborant un sourire hiératique et une pose héroïque) et un personnage féminin occidental, représentée par la poupée Barbie et sa chevelure blonde. Ces deux personnages lui permettent de comprendre non seulement
- Note de bas de page 20 :
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Extrait du diaporama fait et commenté par Nadine Khalil pour le catalogue « Paroles d’artistes : Jocelyne Saab n°1 » et édité par l’Agenda culturel.
[…] ce qu’est cet ‘Occident’ qui fascine l’‘Orient’ et qui en est pourtant rejeté par l’imaginaire arabe, [mais aussi de se demander], en se référant à Edward Saïd, » si l’orientalisme peut être séparé de l’occidentalisme, et s’il est réellement innocent du regard déformé de l’Occident, puisqu’il induit également des représentations stéréotypées de tout ce qui est considéré occidental, tout comme le faisaient les orientalistes »20.
- Note de bas de page 21 :
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Café du genre, 27’, 2013 est une série de six courts-métrages d’environ quatre minutes chacun, réalisés par J. Saab. Café du Genre I : Table du Fou Vert. Café du Genre II : Table du Peintre pharaon et ses danseuses. Café du Genre III : Table de la revue du corps. Café du Genre IV : Table de l’Ocra d’Or. Café du Genre V : Table de la danse et de l’orgueil. Café du genre VI : Table de l’exigence.
Ainsi, Saab part de l’image de la femme chosifiée – que les féministes n’ont cessé d’ailleurs de déconstruire - pour tourner en dérision les frustrations sociales et politiques de la femme orientale et montrer du doigt la réalité de la société arabe contemporaine. S’ensuit une série de six entretiens intitulée Café du genre (2013) où J. Saab - forte de son inébranlable expérience de réalisatrice - convoque la voix de six artistes et personnalités méditerranéennes (à l’instar de l’écrivaine Joumana Haddad, le danseur Alexandre Paulikevitch, le chorégraphe Walid Aouni, le peintre Adel Siwi, la féministe Wassyla Tamzali, et les deux fondateurs de la compétition de l’Ocra d’Or récompensant le film considéré comme le plus masochiste de l’année, Cuneyt Cebenoyan et Melek Ozman). L’intention est de varier les points de vue afin d’interroger au mieux la question spinescente du féminin, de la sexualité et du corps dans le monde arabe21. Une question qui semble hanter J. Saab depuis la polémique suscitée par son film phare Dunia - censuré en Égypte mais encensé partout ailleurs - et qui nous amène à quelques modèles féminins que la réalisatrice propose et défend contre vents et marées.
2. Modèles féminins de transgression : Dunia, Kiss me not on the eyes
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Dans sa conférence intitulée « Qu’est-ce que l’acte de création ? », Gille Deleuze affirme que « tout acte de résistance n’est pas une œuvre d’art bien que, d’une certaine manière elle en soit. Toute œuvre d’art n’est pas un acte de résistance et pourtant, d’une certaine manière, elle l’est ».1987 : Conférence donnée dans le cadre des mardis de la fondation Femis.
Avec Dunia : balash tibousni fi ‘einaya (Dunia : Kiss me not on the eyes), sorti en 2006 et tourné en Égypte, J. Saab rend ses lettres de noblesse à un texte voyageur dont le mystère persiste encore aujourd’hui notamment les Mille et une Nuits, après des années de silence imposé par la censure. Elle y réhabilite également la figure de la danseuse orientale, souvent très mal réputée, pour s’inscrire, de fait, dans la lignée de ce qu’on pourrait appeler les films de résistance au sens deleuzien22. D’emblée, la réalisatrice se concentre sur le thème du corps et du désir féminin.
Femmes du Caire quittant leur appartement
Le film raconte l’histoire sans fards de femmes égyptiennes : Dunia (interprétée par Hanane Turk) personnage éponyme qui donne son nom au film, Yasmine et sa mère Inayate (chauffeur de taxi) et Arwa (enseignante de littérature). Des femmes qui sont en lutte quotidienne contre le joug d’une société cadenassée qui contrôle leur corps et éteint leur agir. Nous les suivons ainsi, pendant 112 minutes dans leur périple, allant du dedans (l’espace intime de leur foyer) au dehors (auquel elles s’exposent).
Bien que l’action fasse le tour des sujets divers comme la poésie, l’érotisme, la danse et l’excision, on observe que J. Saab concède une valeur prépondérante au regard féminin. Le but est d’attirer l’attention du spectateur - malgré les thèmes épineux abordés - sur la femme en tant que sujet de désir et non pas en tant qu’objet de désir. Pour ce, la réalisatrice mobilise diverses stratégies cinématographiques. Premièrement, on remarque la mise en retrait du regard masculin, du début jusqu’à la fin du film. Il n’y a pas en effet de véritable point de vue masculin. En témoigne, la première séquence du film montrant Dunia se présenter à une audition pour une compétition internationale de danse orientale.
Figure : Gros plan sur le cou de Dunia. J. Saab © Nessim Ricardou-Saab
Nous la voyons par l’entremise d’un écran qui diffuse l’audition en direct. Ce qui permet à Bachir - son enseignant de littérature arabe - alors dans les coulisses, d’y assister. Le spectateur tout comme l’enseignant découvrent Dunia non pas grâce à « un plan moyen » (qui cadre un ou plusieurs personnages) mais par le recours à « un gros plan » (celui de l’analyse psychologique mais aussi de la sensualité et l’expressivité par excellence) sur le cou de la jeune femme.
Ceci dit, il importe de préciser que J. Saab adopte la technique de la fragmentation dont parle Laura Mulvey, dans son ouvrage Au-delà du plaisir visuel. Féminisme, énigmes, cinéphilie pour justement accentuer d’une part, la pulsion scopique ou le plaisir masculin de regarder la femme et, d’autre part la posture voyeuriste de l’homme (Mulvey, 2017) qui saute aux yeux chez le personnage de Mamdouh (le mari de Dunia).
Figure : Mamdouh, le mari voyeur, Dunia, J. Saab © Nessim Ricardou-Saab
Ce dernier croit épier la performance de sa femme en catimini jusqu’au moment où celle-ci fixe longuement le centre de l’objectif de la caméra. En raison de quoi on comprend que non seulement le mari est pris en flagrant espionnage mais, surtout, ce procédé du regard-caméra permet à J. Saab d’insérer, peu à peu, le point de vue de la femme qui semble consciente qu’elle est regardée.
Déjouer le regard masculin contribue ainsi à rompre avec les attentes (“normâles”) du spectateur. De ce fait, la femme se présente comme elle doit être vue, c’est-à-dire comme un sujet à part entier et non un simple objet de désir. À cela s’ajoute l’usage de l’écran comme dispositif à valeur protectrice. Qu’il s’agisse du regard-caméra ou de la mise en abyme par le biais de l’écran, le but est d’empêcher ce que Claude-Noële Pickmann appelle « une irruption de la jouissance ». En effet, en remettant en cause l’idée courante d’assimiler le film à un rêve, C-N. Pickmann souligne le rôle fondamental de l’écran, aussi bien dans ce qu’il dévoile (personnage, objet, mouvement, etc.) que dans ce qu’il peut taire de la fonction du regard qui se révèle ou se dissimule dans son rapport à la réalité des images projetées (Pickmann, 2013 : 183). Ceci étant dit, le plaisir scopique de Bachir le professeur tout comme celui du spectateur est proscrit (rappelons que le cou se donne à voir comme flou). Par ailleurs, les histoires-gigognes des différents personnages féminins se juxtaposent et s’emboîtent au fur et à mesure que l’on avance physiquement (et affectivement) dans le film.
En plus de la lutte de Dunia pour défendre sa passion (la danse), nous suivons les kilomètres parcourus par Inayate à bord de son taxi. Celle-ci est doublement opprimée. Tout d’abord, elle n’échappe pas au contrôle permanent de sa belle-mère qui pilote tout et ce, jusqu’à la chambre conjugale. Une belle-mère qui ira jusqu’à faire venir une daya (une sage-femme traditionnelle) pour exciser sa petite-fille, Yasmine sans demander la permission à Inayate. Et puis, il y a la nature de son métier. Pour vivre, Inayate conduit un taxi. Mais, elle subit l’hostilité d’une rue qui ne veut pas d’elle. Ce sont ces parcours que fouille la caméra de J. Saab. Elle parvient à en recoller quelques bribes d’histoires qui deviennent – comme par alchimie arachnéenne - un tissage de récits de vie ; dans l’espoir d’aboutir à « une libération concrète et quotidienne des femmes ». (Djebar, 2002 : 263)
112 minutes au pays de la Belle au bois dormant
Âgée de vingt-trois ans, Dunia étudie la littérature arabe à l’Université du Caire. Elle mène des recherches sur le plaisir dans la poésie soufie, sous la direction de Bachir - un enseignant amoureux des belles lettres et des arts. En plus de sa passion pour la littérature, elle décide de connaître son corps (mutilé par l’excision qu’elle a subie durant son enfance) à travers la danse orientale, sur les pas d’Ousta Asma - sa mère disparue. Dès lors, la poésie soufie (aujourd’hui tombée aux oubliettes parce que soupçonnée d’obscénité) et la danse (autrement dit la mystique du corps) sont pour Dunia la voie à emprunter afin de retrouver et se réapproprier sa propre voix de femme. Ce faisant, elle espère secouer les consciences et traduire le malaise de son être, dans une langue (celle de la poésie mais aussi celle du corps doté d’un langage et qui produit du sens) compréhensible d’abord par elle-même, et ensuite par son entourage manifestement sourd. Néanmoins, par-delà l’émerveillement des mouvements et des rythmes, sa vie demeure régie par la peur.
Danser avec sa peur
- Note de bas de page 23 :
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Avec des danseuses très célèbres comme Tahia Carioca, Na’îma Akef, Samia Gamal et d’autres. Ces dernières ont contribué au rayonnement de la danse orientale notamment grâce au cinéma.
On le sait, et bien que la danse orientale ait connue son essor dans les années 1930-1940 en Égypte23, il n’en demeure pas moins qu’elle est mal famée. Une femme qui danse est souvent considérée comme une prostituée. J. Saab le souligne bien à travers le personnage de la tante de Dunia. Cette dernière fait tout ce qui est en son pouvoir pour dissuader sa nièce. Elle lui rappelle par exemple que, selon la religion, une femme se doit de préserver son corps. Plus encore, la tante lui explique que, si elle souhaite retrouver son chemin de Damas, elle ne doit, en aucun cas, faire comme sa mère qui a déshonoré la famille en devenant danseuse. Ce à quoi Dunia répond que sa mère était plutôt une artiste dont elle est fière.
Il importe de noter que Dunia a peur même de son propre corps. La seule fois où elle décide de se regarder toute nue dans le miroir, elle finit par se couvrir avec du papier bulle transparent. Dunia montre ainsi qu’elle reste étrangère à elle-même, malgré elle, et empêche, par là même, le mécanisme de réification parce que le spectateur n’a pas finalement accès à son corps. Dès la première séquence, on la voit se présenter pour une compétition internationale de danse en récitant sa poésie sans bouger. À la critique du jury qui trouve son corps figé, Dunia répond : « Je n’ai jamais vu mon corps nu, la première fois que j’ai vu un corps de femme nue, c’était au cinéma dans un film français, il y a deux ans ». Et elle surenchérit en expliquant la manière dont elle a appris à s’asseoir, depuis toute petite, pour cacher son corps.
Si l’on s’en tient aux réflexions de la sociologue Fatima Mernissi, le contrôle du corps féminin dans les sociétés arabo-musulmanes peut être dû à la crainte de provoquer la fitna : notion qui désigne une sorte de boîte de pandore contenant séduction et chaos qui seraient une menace à l’ordre social (Mernissi, 1975 : 32-41). Voilà pourquoi, la société impose aux femmes entre-autres choses le port du voile ou l’excision. En outre, Dunia craint de mettre en danger son mariage à cause de la danse. Son mari Mamdouh, devenu de plus en plus conservateur, fait pression sur elle pour qu’elle arrête ses répétitions et ne pas participer à la compétition. Selon lui, elle ne danse que pour exposer son corps (nous retrouvons l’idée de la fitna dont parle Mernissi).
- Note de bas de page 24 :
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Le poète persan Jalâl ad-Dîn Rûmi (1207-1273) est considéré comme le grand initiateur du tournoiement. Il professait une mystique basée sur l’amour et la tolérance de l’Autre quels que soient sa culture, son sexe et sa religion. Le tournoiement derviche est en effet une forme de méditation active qui trouve ses origines dans le soufisme. C’est une danse durant laquelle les derviches (appelés aussi semazens) écoutent de la musique, abandonnent tous désirs personnels pour atteindre la perfection al-kamāl en inscrivant les mouvements du corps dans des cercles répétitifs.
La violence atteint son paroxysme quand, un beau jour, il la regarde pendant qu’elle danse la maison et s’engage petit à petit dans une sorte d’extase spirituelle, à la limite de la transe. Turgide d’orgueil et déstabilisé par le corps de sa propre femme qui commence à s’élancer - s’approchant ainsi du tournoiement derviche24 -, Mamdouh l’immobilise en la plaquant contre le sol et finit par s’en aller. Cependant, le spectateur comprend que Dunia parvient à vaincre sa peur, ou du moins elle essaye. Grâce à son professeur de danse, elle apprend à puiser sa force dans sol ; c’est en intériorisant l’énergie de l’univers extérieur qu’elle arrive à mettre de l’ordre dans son monde intérieur, lui répète-t-il. À vrai dire, et malgré les tentatives et la résistance de son personnage principal, J. Saab ne manque pas de rappeler systématiquement le poids de la société et la prison qu’elle représente pour les femmes. Observons à titre d’exemple la technique du surcadrage – prédominante dans le film - qu’elle met en œuvre pour exposer au mieux l’enferment du personnage féminin.
Figure : À gauche, Dunia se réfugiant sur un toit. À droite, Dunia lors d’une répétition, J. Saab © N. Ricardou
Dans la séquence (à gauche), Dunia se trouve sur un toit dans lequel elle s’est réfugiée pour fuir son mari. Elle échappe en effet à une forme d’étouffement pour se retrouver ipso facto dans une autre, quoiqu’autrement. Le spectateur arrive à l’apercevoir à travers un plan moyen, traversé par plusieurs formes géométriques et des lignes parallèles et perpendiculaires qui, non seulement découpent l’image en plusieurs morceaux mais, aussi, renforce l’idée de l’étouffement du personnage.
- Note de bas de page 25 :
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J. Saab a également eu recours à la figure de la danseuse dans son film Les Almées, danseuses orientales, 26’, sorti en 1989. Elle s’est inspirée des stars de la danse orientale des années 1940 et 1950 pour raconter l’histoire de Dina qui a réalisé son rêve de devenir une star de la danse des années 1980.
Pour ce qui est de la deuxième séquence (à droite), tirée d’une de ses répétitions, nous pouvons y voir une transgression symbolique. La réalisatrice place Dunia au centre d’un cercle contenant un triangle, un cercle plus petit, et deux lignes discontinues qui s’entrecoupent. On peut imaginer que le cercle est l’univers, le triangle peut renvoyer au corps, à l’âme et à l’esprit. Quant au point d’intersection, c’est Dunia qui l’incarne - dont le nom d’ailleurs signifie « univers, vie » en arabe. Quoi de mieux pour rendre hommage à l’humain de manière générale et à l’art de la danse en particulier25 ? Ceci dit, avec Dunia, J. Saab témoigne aussi d’une volonté de renouveler le film musical. Ainsi, assiste-t-on à un mixage des genres musicaux : des mélodies orientales, de la pop arabe et des influences occidentales. Walid Aouni, le chorégraphe, mélange avec brio le ballet moderne, les techniques soufies et les éléments de la danse du ventre.
L’épopée du vagin : chasteté, mutilation et autres sournoiseries
Si Dunia a provoqué un tollé, c’est parce qu’il est indirectement politique. Il s’intéresse en effet à la sexualité féminine en dénonçant l’excision : sujet très sensible en Égypte. J. Saab aborde ce thème de manière détendue et très subtile tout en mettant l’accent sur les traumas de la post-mutilation et le manque de sensibilité envers les femmes. Elle en fait le point d’orgue du film, non seulement en faisant de l’excision le point commun entre toutes les protagonistes, mais aussi en clôturant le film par cette intrépide (et choquante) affirmation : « Selon Amnesty International et PNUD, 97 % des femmes en Égypte sont excisées ».
Il convient de préciser que l’excision désigne les mutilations totales ou partielles des organes génitaux féminins, considérée comme « un rite de passage [également répandu] en Amérique Amazonienne et en Afrique » (Chippaux, 1982 : 263). Dans certains pays moyen-orientaux, cette pratique (qui peut avoir plusieurs formes) a longtemps été assimilée à un devoir religieux du fait qu’elle préserverait la virginité des femmes en contrôlant leur sexualité (Picard : 2013). Interdite dans les hôpitaux, en 1997, elle reste tout de même pratiquée. Plusieurs voix, voulant en découdre avec la soumission de la sexualité féminine au diktat masculin (Golson, 2010 : 39-47) se sont élevées contre ce phénomène, à l’instar de la féministe Nawal El Saâdawi qui en a été victime. Dans son ouvrage Al mar’a wa al-jins (La femme et le sexe), elle explique qu’en plus de l’atteinte au droit fondamental de disposer librement de son corps, la mutilation génitale handicape les femmes en leur ôtant le plaisir sexuel (El-Saadawi : 1990). Elle rend « le corps de la femme froid, même quand il est en feu », comme le dit Dunia.
Meurtrie elle-aussi dans sa chair, et systématiquement habillée en rouge - couleur de vie mais aussi de sang - Dunia avoue à ses confidentes Inayate et Arwa : « j’ai envie mais mon corps dit non », en parlant de son mari qui lui reproche sa froideur. J. Saab met en évidence ce fait (les séquelles de l’excision) à travers les scènes intimes entre Dunia et Mamdouh, donnant à voir une disposition particulière de leurs corps qui semblent se repousser. À défaut du plaisir clitoridien, Dunia tente de retrouver l’orgasme dans la jouissance spirituelle – manifestement plus accessible - que procurent la poésie soufie et la danse. C’est ce qu’elle laisse entendre en disant à son mari : « si tu veux mon corps prends-le, mais moi, mon plaisir je le prendrai de mon cerveau ». Si Dunia remue et ciel et terre pour sauver sa petite cousine Yasmine, la grand-mère de la petite se bat, quant à elle, pour l’exciser coûte que coûte et la rassure ainsi : « ce n’est rien, juste une petite coupure, après ça [elle] seras une femme respectable. » Malgré la résistance de Inayate et les mises en garde de Dunia, la belle-mère (personnage féminin patriarcal) finit par faire venir une exciseuse en cachette. Après l’opération pratiquée à l’insu d’Inayate, Dunia s’insurge face la vieille femme : « tu croyais la protéger en faisant ça mais tu l’as égorgée, tu l’as éteinte ! »
Outre la soustraction du corps féminin à la vue et le rite de l’excision, J. Saab met la lumière sur le rôle que joue la société dans l’oppression des femmes, à travers l’exemple des collègues masculins de Dunia. Lors d’une conférence donnée par Bachir sur la poésie érotique, Dunia prend la parole et fait une remarque sur l’importance de la liberté d’exprimer l’amour dans la société qui en a peur, « peur même d’un baiser » dit-elle. Tandis que ces collègues femmes l’encouragent à poursuivre son argumentation, les hommes s’y opposent et lui coupent la parole en la traitant au passage de « traînée ». Au travers du portrait d’une Dunia non-conventionnel, J. Saab affirme son engagement sociétal et politique et propose la culture comme moyen de résistance :
- Note de bas de page 26 :
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« Portrait de Jocelyne Saab », Propos recueillis par Mathilde Rouxel, Beyrouth. Entretien publié dans Les clés du Moyen-Orient, le 9 juillet 2015, et actualisé le 8 janvier 2019, in : https://www.lesclesdumoyenorient.com/Portrait-de-Jocelyne-Saab.html
j’ai le sentiment qu’à chaque fois qu’une situation se répète et que je la vis, de manière intense, j’ai besoin d’agir, pour réagir face à cette violence démesurée, inhumaine […]. On ne peut pas légiférer, mais on peut agir où ils n’agissent pas, mobiliser l’opinion publique […]. Ce geste citoyen devient une vraie action politique, concrète. Mon geste a été celui de la Résistance Culturelle […]26.
Zoom sur l’envers du décor : Bouche cousue, ou l’excision mentale
- Note de bas de page 27 :
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Selon Dina Galal, l’Égypte serait l’un des premiers pays arabes à avoir instauré un système de censure. D’abord en 1914 sous la forme d’« une réglementation des relations entre les artistes et le public ». Plus tard, en 1976, sous la république de Sadat : « le principal objectif de la loi sur la censure est le maintien de la sécurité et de l’ordre public, la protection des bonnes mœurs et des intérêts supérieurs de l’État ». « Le cinéma grand public égyptien entre censure et guichet », in Égypte : monde arabe, deuxième série, numéro 3, 2000, pp.105-124.
« Ils ont excisé mon film » (Guibal, 2006), s’indigne J. Saab contre la déprogrammation de son film, la veille de sa sortie en Égypte. Même si les taxes professionnelles impayées par la production en sont la cause apparente, aux yeux de la réalisatrice ce n’est qu’un énième prétexte pour empêcher le tournage du film27. Saab précise que Dunia n’aurait pas pu voir le jour sans l’aménagement du scénario. Elle a dû couper la scène suggestive qui consiste en un gros plan sur une serviette maculée de sang et d’un rasoir déballé par une exciseuse. Une épreuve qu’elle a vécue comme une excision mentale. Par ailleurs, nous trouvons des échos de cette expérience tout au long du film, particulièrement avec le personnage de Bachir, l’enseignant de poésie arabe. Bachir - interprété par le chanteur pop Mohamed Mounir - est un quinquagénaire, penseur soufi et exégète des Mille et Une Nuits. Nous rappelons que ce texte a été interdit en Égypte et retiré de la vente en 1987, pour cause de contenu érotique. En effet :
le tribunal des affaires de mœurs du Caire a ordonné la confiscation de la version non expurgée des Mille et Une Nuits dont 3500 exemplaires avaient été saisis en février et en mars… Le parquet avait demandé que l’ouvrage soit “brûlé sur une place publique”. Dans son réquisitoire, le procureur avait accusé le grand classique oriental, d’être “immoral et anti-islamique”. Des intellectuels égyptiens s’étaient élevés contre “la confiscation par la police de la liberté d’expression”. (Weber, 1987 : 12)
Selon Edgar Weber, l’interdiction de ce texte ne peut que démontrer « combien ces contes semblent porter en leur sein quelque chose, de dérangeant, de subversif, peut-être même d’intolérable » (Ibid : 14). En ce sens, Bachir qui est un fervent défenseur du classique oriental représenterait une menace à l’ordre social établi. En s’opposant à cette censure, il signe son arrêt de mort symbolisée par l’aveuglément. En effet, il est accosté dans la rue par une bande de conservateurs qui l’agresse. Ce qui lui coûte la vue.
Figure : Bachir en quête de la lumière ©N. Ricardou
Bachir, le personnage masculin éclairé désormais aveugle, a besoin – tout comme Dunia - des mots pour apprivoiser le monde. On le voit tout au long du film en quête de la lumière - la seule chose qu’il arrive à percevoir après son agression. Une lumière qu’il retrouve vers la fin du film en parvenant à voir de nouveau (comme dans la première séquence qui ouvre le film) le cou de Dunia.
Ceci dit, J. Saab n’entend dans ce silence régi par la loi et imposé, à la fois aux Nuits et à son film, qu’une menace réelle autant pour la liberté d’expression que pour le patrimoine culturel. Son film lui permet ainsi d’ouvrir le livre des tabous pour, non seulement déranger la société égyptienne (et arabe) en donnant une voix aux subalternes mais, surtout, transformer la parole féminine en un lieu de résistance qu’il faut protéger et faire (sur)vivre.
Conclusion : Un chœur de voix
Pour conclure, bien qu’elle ait lutté dans la “douceur” et l’invisibilité, May Ziadé a joué un rôle substantiel dans la Renaissance culturelle arabe. Inopinés dans le contexte où ils ont affleuré, ses engagements culturels et sociaux en faveur des droits de la femme à l’éducation et au travail, ont été déterminants pour ce qui aura, des décennies après, la forme, plus ou moins accomplie, d’une libération collective des femmes orientales. En effet, dans sa vie comme dans ses écrits, M. Ziadé - en véritable « génie de l’Orient » - a pu démontrer qu’une femme peut se créer elle-même. Sa position était clairement celle du “témoin”, de “l’écouteuse” et de la “scripteuse” car - on l’aura bien compris : « écrire ne tue pas la voix mais la réveille » (Djebar, 1999 : 26).
Et, pour rejoindre Carmen Boustani, nous dirons que son mérite « est d'avoir défriché le terrain et d'avoir pressenti, hypothèse très audacieuse pour l'époque, que l'écriture est une recherche d'identité pour la femme » (Boustani, 1990 : 163-169). L’examen non-exhaustif et panoramique de son œuvre montre que M. Ziadé a remis à nouveaux frais toutes les questions (ou presque) qui préoccupaient la femme de l’époque : l’instruction, la tutelle, la liberté, l’amour, le mariage, le divorce, etc. Sa méthode qui consiste à confronter les univers féminins et masculins lui a permis non seulement de dégager les inégalités entre les sexes mais encore de plaider au mieux, en ce début du siècle, la cause des opprimés, des démunis et bien entendu celle de la femme.
Par ailleurs, il n’est pas anachronique d’aspirer encore aujourd’hui - à l’aune des mouvements de « Printemps arabe » - au printemps de la femme, dont M. Ziadé a rêvé il y a cent trente-trois ans, et qui peine toujours à advenir de manière définitive. C’est ainsi qu’elle a œuvré pour qu’une “autre” femme arabe voie le jour. Parce que oui, d’autres femmes arabes existent. Celles que nous voyons par exemple dans Dunia de Jocelyne Saab quitter leur foyer pour chercher du travail, accouchant- dans la douleur - d’espaces libres qu’elles se battent pour occuper. Qu’il s’agisse de ses films ou de son art (reportage, documentaire mix media confondus), J. Saab a abordé avec beaucoup de finesse le poids des clichés que traînent les femmes cairotes (et arabes) avec elles. À travers les portraits féminins saisissants qu’elle présente, mais aussi grâce à la “ren-contre” entre le masculin et le féminin dans ses photographies.
M. Ziadé et J. Saab ont posé, l’une comme l’autre, la question du rapport de l’individu (la femme) à la collectivité qui se veut déterminante de sa vie. Les mots et les images étaient pour elles un moyen frugifère pour réfléchir à ce qu’être femme pourrait signifier, hors des stéréotypes du genre et remettre en question l’Orient dans son rapport “complexe” à l’Occident, tout en scrutant les lignes de tensions et les fractures de sens.
De ces deux exemples, se dessine un premier portrait de femme arabe “parleuse” et engagée. Cette prise de parole a ouvert la voie à d’autres “je(ux)” qui, au fur et à mesure, viendront s’y allier. La femme de naguère qu’on découvre avec M. Ziadé et la femme d’aujourd’hui qu’on voit dans les créations de J. Saab confluent à la parole chorale. Elles se rejoignent aussi dans le silence-écho qu’il nous revient d’écouter.