L’attention aux liens Caring for our connections
Je remercie la direction de cette revue de m’avoir invitée à m’exprimer ici au sujet de ce que provoque en moi l’isolement dû au confinement en raison de la COVID-19. Y répondre m’a paru plus complexe que je ne le pensais. Je suis artiste de scène et prendre la parole en dehors de cet espace n’est pas ce que je privilégie. Je préfère accompagner mon propos par une association symbolique de mouvement, de musique, d’approche poétique qui me permettent de dépasser le mot et d’inviter le public à une perception sensible, que nous vivons ensemble, en temps réel.
Je vis depuis toujours dans un incertain que je fertilise et, d’une certaine manière, il fait écho à celui qui nous entoure maintenant. Que je sois seule, en duo ou avec une équipe plus nombreuse, je choisis d’être en présence des mots d’autrui, je me mets à l’écoute de ce qu’ils réveillent et je leur offre une résonance, souvent dans un prolongement musical. C’est une forme de savoir-faire dans lequel je m’implique très personnellement mais je n’avance jamais seule.
Je travaille dans un dialogue qui se manifeste par un mouvement constant entre la pensée, l’oralité, le son et l’incarnation. La seule expérience similaire que j’ai pu vivre en dehors de la scène, aussi intense et difficilement explicable, à la fois ancrée en moi et dépassant ma seule personne, a été l’accueil de mon enfant, la maternité. Il n’est clairement pas nécessaire de procréer pour transmettre la vie, mais cette expérience dans mon ventre de femme m’a fait entendre de manière humble et concrète ce qui, dans l’art, peut nécessiter de multiples approches et se perdre parfois par volontarisme. Tout en éprouvant la vie qui s’impose et qui prend naturellement plus d’espace et de liberté, j’ai observé le renouvellement. J’ai senti son lien intrinsèque à la mort et vu s’installer ce qui découle de cette conscience : une veille, une vigilance pour cette combinaison de présences, à la fois puissante et fragile. Ce que j’ai perçu à cette époque où je devenais mère rejoint ma pratique de la création artistique, et cette dernière m’a permis de vivre pleinement ce que je découvrais alors. Je suis devenue mère comme je me suis reconnue artiste, par attention accrue à ce qui m’anime et me relie.
C’est ce besoin que j’ai de maintenir le lien entre ce que je suis, ce que je perçois et ce que je réalise, jusque dans ma manière de le faire, qui sont actuellement empêchés. Les mesures sanitaires imposent une compartimentation dans laquelle ce qui circule entre le public et moi, l’invisible et l’imprévu qui laisse sa part d’interaction dans l’acte artistique, comme dans la relation humaine en général, est racornie et comme mise sous verre.
Nous vivons une période très anxiogène, chargée d’informations toujours plus récentes, toujours plus nécessaires à notre plus grand bien. Nous avons pourtant l’impression de piétiner entre les balises d’hygiène et autres arsenaux de sécurité, impatients de retrouver ce qui paraissait si banal : se réunir, se prendre dans les bras… Nous passons un temps fou en visio, fade remplacement de nos rencontres effectives par un « voir et être vu » sur écran. Pour nous, artistes de scène, si nous n’apparaissons pas sur la toile, nous risquons de disparaître vraiment.
L’annonce du premier confinement a d’ailleurs provoqué une surenchère de vidéos mises en partage. Comme beaucoup d’entre nous, j’ai pensé à en faire autant. J’avais envie de donner, d’apporter un peu de chaleur humaine dans cette épreuve si préoccupante. Je me suis dit qu’il était encore plus nécessaire de rappeler nos liens à travers les textes qui me sont chers et qui, tous, rappellent notre humanité indivisible : Frantz Fanon, Édouard Glissant, Rainer Maria Rilke, Patrick Chamoiseau… Frénétiquement, j’ai sorti une pile d’ouvrages de ma bibliothèque en vue de filmer mes lectures pour les mettre en ligne. Mais seule, face à mon téléphone, le désir s’en est peu à peu dissipé. Dans cette adresse à un observateur sans visage, je ne trouvais pas l’épaisseur, la densité vivifiante de l’acte. Une, deux, trois vidéos, puis je me suis mise à lire sans me filmer, laissant libre court à l’expérience, celle-ci bien réelle, entre les mots et l’attention que je leur portais.
Dans mes mains : Aimé Césaire, Les armes miraculeuses. Quand il écrit ce recueil, le poète est en pleine période surréaliste. C’est la seconde guerre mondiale et pour détourner la censure de Vichy, il y utilise l’opacité de l’écriture automatique. Dans deux longs poèmes de l’ouvrage, « Batouque » et « Les pur-sang », Césaire développe une dramaturgie sous la forme d’un récit introspectif qu’il étend en volutes ou qu’il égraine, entre saccades et régularités rythmiques. L’allégorie récurrente de ce recueil anticolonialiste et libertaire est la transmutation. Autant dire que, dans notre période, l’ouvrage me fait l’effet d’un grimoire réfléchissant.
Dans notre actualité, nos repères sont troublés, notre environnement semble le même mais notre façon d’y vivre ne l’est plus vraiment. Nous n’avons que peu de visibilité sur notre avenir proche et cela touche la plupart de nos projections individuelles et collectives. De manière impalpable, un changement profond semble s’opérer et la parole de Césaire y fait écho. Dans « Les pur-sang », nous assistons à une mutation profonde qui fait passer l’individu isolé et subissant l’hostilité qui le cerne, à la plénitude d’une existence qui, révélée à elle-même, prend part à la marche du monde. Il symbolise cette renaissance par une effusion végétale qui prolonge l’humain, de la terre aux arborescences. Le poète y célèbre comme élément vital, une fraternité qui tarde encore à prendre sa juste place dans notre devise républicaine.
La fraternité s’inscrit dans un ensemble, et si nous sommes majoritairement préoccupés par ce qui nous apparaît comme une menace sans précédent sur ce qui nous est vital, qu’en est-il de la défense du principe même de vie mis en péril dans les mouvements migratoires depuis des décennies ? Pourquoi acceptons-nous ces déclinaisons, ce nuancier de la valeur humaine ? Comment se fait-il que nous ne voyions pas l’urgence extrême de nous unir pour contrer ce qui attaque la définition même de fraternité qui pourtant concerne tout un chacun ? Je reprends la définition du Robert : « Lien existant entre personnes considérées comme membres de la famille humaine ». Toute la problématique serait-elle donc contenue dans ce verbe « considérer » ? Alors, comme je le pense, l’impasse sur l’histoire des esclavages et des assujettissements qui s’y sont produits joue sans doute un rôle important dans cette rupture de parenté. Enseigner cette part fondatrice de l’Histoire humaine, c’est éclairer les rouages des processus de domination qui, pour les justifier, vont de la construction de mythes classificateurs, des différences théorisées de races et de genres à partir d’un prétendu « ordre naturel », leur mise en pratique à travers les âges et les cultures jusqu’à en questionner ses répercussions dans notre présent, ici, en France. Sans conscience de ces relations de cause à effet, nous sommes menés à une absence de cohésion et à un manque de sensibilité quant aux inégalités à l’œuvre sur notre territoire français. De même que le respect des liens familiaux, l’attention à ce qui nous lie aux membres de la famille humaine s’enseigne et s’apprend.
Dans l’acte de transmission que nous exerçons, nous les artistes de scène, le support aussi est important puisque le cadre influe sur la relation. Dans une vidéo, l’espace est mat et clos. Je veux bien m’exprimer dans ce format à condition qu’il invite à la rencontre mais, en ce moment, la scène manque à l’appel. Cet hiver, pour maintenir un échange avec son public, l’équipe du théâtre Antoine Vitez à Ivry a proposé des rendez-vous téléphoniques avec des artistes. J’y ai poursuivi mes interventions auprès de classes de lycéens, uniquement par l’intermédiaire du téléphone de leur professeur branché sur enceinte dans la classe. Donc aucune sollicitation visuelle, la voix seulement. À l’heure où l’on est convaincu que pas grand-chose n’attise l’attention de nos jeunes sans renfort d’images, j’ai bénéficié d’une grande qualité d’écoute. Chaque élève s’est présenté à moi, me parlant librement de ce et de ceux qu’ils aiment ou pas. La réciprocité était ce qu’ils attendaient clairement de moi.
Il m’arrive rarement de m’exprimer en dehors des textes que je choisis de dire mais là, à ma grande surprise, je leur ai répondu comme je le fais avec les musiciens qui m’accompagnent : j’ai maintenu le fil qu’ils me tendaient et tissé avec eux. Je leur ai donc raconté ce qui m’avait amenée à faire ces choix. Et, à travers ma voix à laquelle ils pouvaient réagir, je crois bien qu’il n’a été question que d’amour puisqu’ils l’ont exprimé en ces termes : « notre époque en manque cruellement », et qu’est-ce que l’amour si ce n’est la reconnaissance et la protection de ce qui nous lie ? Je rappelle qu’il s’agit d’adolescents, un âge où les sentiments sont si difficiles à exprimer… Ils ont donc fait preuve de courage et d’honnêteté et je les remercie, encore aujourd’hui, de m’avoir si généreusement accueillie.
Comme eux, à leur âge, j’ai eu besoin que l’on me dise que je ne venais pas de rien, que je faisais partie d’un tout et qu’à leur mesure, des plus âgés que moi veillaient à mon oxygène et à ce que le pire ne se reproduise pas. Que je n’étais pas seule face à ma vie ou au mutisme d’un écran.
Beaucoup de choses me paraissent singulières en ce moment, dont la soif de recevoir et comment répondre à cette attente. Comment déjouer cette distance liée à la Covid en trouvant de nouvelles formes d’échange ? Le terme même d’isolement me ramène à mon propre parcours, à mon histoire de vie et en particulier à ceux qui ont orienté ma route en me permettant précisément de sortir de mon isolement. Je viens d’une formation pluridisciplinaire, art dramatique, danse, chant…et j’ai longtemps pensé que ma trajectoire témoignait de ma volonté de quelques affranchissements sociaux et culturels. À y regarder de plus près, et de manière moins vaniteuse, il s’agit plus d’une addition d’esquives à la brutalité des cloisonnements sociétaux. L’histoire de ma famille est étroitement liée à celle de la colonisation française et bien que je ne pense pas avoir bénéficié d’une grande liberté de réalisation, je me suis tout de même permis d’être guidée par mon attention aux choses. Cela fait plus de dix ans que j’élabore mes spectacles et il m’a fallu porter un regard sur ce chemin parcouru pour que naisse en moi le désir d’actions éducatives. Je parlais plus haut de l’adolescence, où l’on est tout sauf insouciant face à notre futur. La charge des choix que nous avons à faire nous mène à soupeser la valeur de nos acquis, autant que celle de nos appuis. Nous savons ou sentons donc très tôt que ce qui nous pénalise ou nous avantage ne tient pas exclusivement à la rigueur de notre travail et à nos efforts, aussi méritants soient-ils. Rétrospectivement, le constat que je peux faire de cette époque de ma vie est qu’une grande partie de mon héritage culturel, en dehors de celui de l’Hexagone, m’était soit inaccessible, soit dévalorisé, et que le reste était tout simplement à construire. Or ce qu’il est permis de construire ou pas, en France, était et reste encore soumis à des conditionnements sexuels, raciaux et sociaux que nous avons en grande partie hérité de ce passé qui ne passe pas, lié aux programmes d’emprises coloniales et qui ont fait l’histoire de France, en particulier de l’État. Si l’on veut bien mettre en perspective cette histoire, on trouvera que beaucoup d’aspects de la crise sociale du ‘vivre ensemble’, dont la sensation contemporaine de divisions qui paraissent insurmontables, sont liées à la difficulté de nommer et de parler de cet héritage qui nous traverse tous. La réticence à ouvrir le dialogue, à politiser intelligemment ces passés pour qu’ils fassent sens aujourd’hui, et la consolidation politique d’actions autoritaires qui consistent à vouloir contenir et empêcher les questions qui traversent l’existence quotidienne de millions de personnes est un symptôme de la difficulté de revenir sur ces plaies pour les guérir.
Étrange expérience que de constater encore actuellement les dommages qui en découlent et qui se répercutent aussi dans le traitement inégalitaire de la pandémie en cours où les plus fragilisés restent de toutes façons les moins protégés. Et qui sont-elles ces personnes sinon, en grande majorité, des femmes, des hommes et des enfants réellement ou supposément « venues d’ailleurs » ? Je vois à travers le mépris affiché des personnes, des groupes désignés dans des discours publics, une trace de cette histoire, dont des mécanismes autoritaires liés à la « gestion des populations » sont un exemple saisissant. La violence de la réaction policière aux manifestations des gilets jaunes ont surpris nombre de personnes, mais pas celles qui comme moi viennent des classes populaires où l’on sait que la rébellion peut-être très coûteuse. Il y a dans ces évènements de forts révélateurs des ombres de notre histoire qu’il serait bon d’éclairer, ne serait-ce que pour mieux se parler. Comment envisager de vivre en solidarité alors que nous sommes régis par des logiques d’exclusion jusque dans la fragmentation de nos connaissances et de nos expériences vécues ? Lors de mes interventions en milieu scolaire et universitaire, je suis éberluée de constater l’insuffisance ou la quasi-absence de conscience des liens qui définissent et font cette histoire commune, confrontée à la présence de nombre d’entre nous qui, ici, sur le territoire français, habitons aussi d’autres cultures. Des cultures qui n’ont pas à être formatées ou à se fondre dans l’identité dite « nationale » puisqu’elles font intégralement partie de l’héritage français qui nous revient à tous. Mais c’est comme s’il fallait contenir cette extension de nous-mêmes. Comme s’il n’y avait qu’une seule histoire nationale écrite et à écrire, avec un seul point de vue, avec des mentions et des mythes sans cesse répétés comme pour rassurer, et dont la fonction semble être de cacher la complexité de notre histoire commune. Nous sommes pourtant un pays avec une vraie corporation d’historiens sérieux qui ont des choses à dire et à montrer, qui mériteraient d’être écoutés et vus.
Il me semble contreproductif au fameux vivre-ensemble de contraindre les études décoloniales et d’y imposer des formes de censure, comme si, encore une fois, nous étions devenus incapables d’avoir un débat bien fondé sur notre passé. Sans ces recherches universitaires qui apportent leurs analyses sur les mécanismes d’oppression durant la période coloniale et sur ceux qui sévissent encore qui leur sont directement liés, nous diminuons gravement nos capacités de lutte contre les formes d’exclusions actuellement en cours. Le confinement, la gestion incroyablement erratique et improvisée de la crise sanitaire, les réflexes autoritaires et violents, ont pour effets l’atomisation, la fragmentation et le renforcement de l’individualisme. Pour être confiné, par exemple, il faut un chez soi. Ceux qui n’en ont pas doivent justifier de leur appartenance nationale et de leur solvabilité avant d’être considérés comme dignes d’être secourus. Et nous poursuivons encore et toujours selon des logiques d’exclusion… Il n’est pas non plus nécessaire d’être en illégalité pour subir des formes de marginalisation : un phénotype, un accent, un nom à consonance maghrébine, asiatique, africaine, tout un référencement des exogènes active les refus, les rejets, la méfiance. Nous nous heurtons encore à la frontière invisible dont parle Alice Cherki dans son livre sur les enjeux psychiques des silences de l’Histoire à propos de la guerre d’indépendance algérienne (La frontière invisible). L’ouvrage n’est pourtant pas récent, mais me paraît encore poser les mots justes. La psychiatre et psychanalyste qui a travaillé aux côtés de Frantz Fanon, en Tunisie et en Algérie dans son service psychiatrique rappelle ainsi les effets de ce qu’elle appelle des silenciations : « Il s’agit de catastrophes collectives agissant comme traumatismes parce que justement soumises au silence, au déni, offrant un passé sans traces et minant, faisant exploser toutes les garanties symboliques » (Cherki, 2008 : 111).
Le confinement m’a replongé dans ces réflexions, parce qu’il fait ressortir ces mécanismes d’invisibilisation et de fracture. Nous faisons partie d’une évolution collective sans cesse désaccordée, fractionnée, démembrée par un discours officiel qui garde un esprit dominateur sur la parole des descendants de ses anciennes colonies. Quelle que soit l’ascendance partagée depuis laquelle elles s’expriment, ces voix restent en général très minoritaires, et marginalisées. Cherki, dans l’ouvrage cité, rappelle que, associée aux vrais souvenirs, une « représentation du passé va être essentielle pour passer de la mémoire collective ou même de la mémoire historique à une écriture de l’Histoire généreuse en représentations circulant librement dans le ‘socius’, universalisantes et partageables par tous, sans honte ni gloire » (Cherki, 2008 : 111).
Dans mes spectacles, je traduis cette question par une forme de cérémonie païenne où passé, présent et devenir sont invoqués. Il m’arrive parfois de contextualiser mon propos, parce qu’il s’inscrit justement dans une accumulation d’impasses et de silences sur des faits historiques et sociaux, mais la scène n’est pas un lieu d’explication. Il s’agit plutôt d’expérience vive entre les artistes et le public. J’aime y rendre perceptible nos ramifications fantômes car, que nous le reconnaissions ou pas, notre présent à tous en France est innervé par ce passé colonial. Mais l’indicible suppose de se laisser porter par la sensation…
En France, notre rapport à la culture est très intellectuel, si bien que l’on rejette facilement ce qui n’est pas immédiatement repérable. Le verbe au sens du discours articulé est communément associé au sens explicite, alors que je préfère le concevoir comme l’élément d’un champ électrique. Je ne fais pas économie du sens, certainement pas, mais c’est une partie que j’écoute autant que la sonorité. Je parlais plus haut de la poésie de Aimé Césaire : sa période surréaliste est très représentative de cette approche. La compréhension, ou plutôt la réception de ce que ces textes véhiculent concerne un large panel cognitif. Ils s’associent aisément à la musique parce qu’ils la contiennent dans leurs modulations et leurs rythmiques.
Même phénomène, bien que tout aussi singulier, chez Édouard Glissant où le phrasé est un résonateur, il guide vers un ensemble de perceptions. Quand il dit écrire « en présence de toutes les langues du monde » cela ne veut pas dire qu’il est polyglotte, mais qu’il reconnaît en lui et dans son processus de création, une part d’inexpliqué qui inclut l’altérité. La reconnaissance ici est importante parce qu’elle rend cet espace de création actif, elle le féconde. Il en relaye ainsi la motricité, dans son art et dans son rapport au monde. Je retrouve cette incroyable ouverture dans la poésie de Rainer Maria Rilke.
L’isolement que cultivait Rilke était pratiquement rituel, mais il appelait au dépassement de cette dimension et cela s’entend dans sa création. Le lire est comme suivre les variations d’une membrane fine et poreuse qui vibre à l’unisson du lecteur. Glissant et Rilke m’ont beaucoup appris sur moi-même et sur l’aspect inextricable de nos existences. Aussi isolé que l’on puisse être, se mettre au monde, y prendre part, trouve sa source dans une continuité où le lien est primordial. Même si les liens de parenté ne sont pas toujours bénéfiques, se construire sans cette reconnaissance de la présence inextricable des autres paraît bien plus dommageable. Mais comment tisser ensemble sans que les institutions incarnent vraiment une forme de rapport éthique et sans transmission inclusive des mémoires ?
- Note de bas de page 1 :
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Mireille Delmas-Marty est juriste, professeur émérite au Collège de France, où elle a été titulaire de la chaire « Étude juridiques comparatives et internationalisation du droit ». Elle est aussi membre de l’Académie des sciences morales et politiques.
Je suis femme, mère et artiste et je m’exprime ici depuis cette expérience vécue en partage qui me porte à croire que notre devenir collectif commun ne s’accorde pas à un programme de mise sous contrôle. Il me paraît bien plus propice à une harmonisation, grâce un dialogue maintenu ouvert et sans cesse renouvelé, puisque lui aussi évolue sans cesse. Je dois paraitre bien utopiste, pourtant, ce point de vue me semble vital et j’en trouve des résonances salutaires dans les travaux juridiques concernant le droit international de Mireille Delmas-Marty1. S’inspirant notamment de la pensée poétique de Édouard Glissant, elle conçoit un humanisme juridique qui comprend une synergie entre les principes de fraternité/hospitalité, dignité, solidarité et créativité, afin de « réguler les vents contraires et d’engendrer une dynamique pacificatrice apte à réconcilier les inconciliables ». Je finis donc ces quelques réflexions en reprenant les mots qui concluent son éclairant ouvrage :
Face à l’effondrement, le savoir ne suffira pas sans la conscience de notre communauté de destin. Il faudra aux humains beaucoup d’audace et d’imagination, alliées à une immense sagesse, pour s’engager sur les routes imprévisibles du Tout-Monde (Delmas-Marty : 2019 : 91).
Isabelle Fruleux en photos
En duo avec Alain Jean-Marie au piano
En représentation de Hymne d’après l’ouvrage de Lydie Salvayre. Mise en scène Isabelle Fruleux
Crédit photo Stella Iannitto.
Les Indes, d’après le poème de Edouard Glissant. Compositions Thomas Savy. De gauche à droite : Eddie Ladoire à l’électro, Felipe Cabrera à la contrebasse et Isabelle Fruleux à la voix et à la mise en scène.
Crédit photo Martin Sarrazac
Crédit photo Stella Iannitto