Traduire la répétition : le cas des traductions françaises d’une nouvelle d’Anna Maria Ortese, Inglese a Roma Translating Repetition : the Case of French Translations of Inglese a Roma, a Short Story by Anna Maria Ortese
Anna Maria Ortese (1914-1998), aujourd’hui reconnue comme l’une des écrivaines italiennes les plus importantes du siècle dernier, a produit une œuvre en prose presque totalement traduite en français. Nous nous proposons d’analyser le seul cas authentique de double traduction en français d’un récit ortésien, Inglese a Roma, publié en 1961, en nous focalisant sur la manière dont les deux traducteurs respectifs ont traité les cas de répétitions présents dans le texte de départ, des cas que l’analyse traductologique fait ressortir, permettant ainsi de mettre au jour toute la subtilité d’écriture déployée par Ortese dans cette nouvelle.
Anna Maria Ortese (1914-1998) is now regarded as one of the most important Italian writers of the xxth century. She wrote many prose works, most of which have been translated into French. Our objective here is to analyse the sole authentic case of double translation into French of Ortese’s narration, Inglese a Roma, published in 1961. We will focus on the way in which the two translators treated the cases of repetitions present in the initial text. These are cases that translational analysis brings out, thus allowing the unveiling of all the subtlety of writing deployed by Ortese in this short story.
1Il nous semble important, en introduction, de préciser brièvement qui était Anna Maria Ortese, de préciser tout aussi brièvement dans quel contexte elle a écrit Inglese a Roma et de présenter le contenu même de la nouvelle : ces éléments permettront une meilleure appréhension du texte de départ et par conséquent une meilleure appréciation critique de la manière dont les deux traducteurs français ont traduit plusieurs cas de répétition qui participent de la finesse stylistique du récit. Comme on le montrera, les deux traducteurs ont souvent cédé malgré eux à une des formes de « tératologie » indiquées par Meschonnic, plus particulièrement, dans notre cas, celle de la « non-concordance » qui se produit « quand une même unité de sens [dans le texte de départ] est rendue par plusieurs [dans le texte d’arrivée], en défigurant le rythme sémantique » (Meschonnic, 1999, p. 27). Or, comme l’a bien souligné Meschonnic, le non-respect des concordances dans une traduction peut aboutir dans des cas extrêmes à une disparition de la « poétique du texte » : « La concordance est rythmique et prosodique. Elle est la cohérence même du texte. Là où elle disparaît, la poétique du texte disparaît. Quelques rencontres heureuses, mais ponctuelles, au milieu d’un désastre ne suffisent pas à la retrouver » (Meschonnic, 1999, p. 203).
Anna Maria Ortese et le choix de la nouvelle Inglese a Roma
2Anna Maria Ortese (1914-1998) est maintenant un grand nom de la littérature italienne. Le retentissement qu’avait connu son premier recueil de nouvelles, Angelici dolori, en 1937, les prestigieux prix qui avaient couronné Il mare non bagna Napoli (prix Viareggio en 1953, année de sa parution) ainsi que le roman Poveri e semplici (prix Strega, en 1967), la qualité reconnue de son premier roman, L’Iguana (1965), véritable chef-d’œuvre salué par Elsa Morante, n’avaient cependant pas suffi pour que la critique la reconnaisse pour ce qu’elle est : l’une des grandes figures littéraires du xxe siècle italien. Il faudra attendre la fin des années quatre-vingt et surtout la publication de son avant-dernier roman, Il cardillo addolorato en 1993, qui obtient un franc succès, pour que son statut de grande écrivaine soit unanimement reconnu.
3Hormis le premier recueil de 1937, presque toute l’œuvre narrative d’Ortese a été traduite en français. Il existe toutefois très peu de cas de retraductions. Le seul cas de double traduction intégrale concerne la nouvelle Inglese a Roma, écrite très probablement l’année même où elle est publiée, en revue, en 1961, puis republiée dans le recueil de 1987, Estivi terrori. Bernard Simeone, en 1990, et Claude Schmitt, quatorze ans plus tard, en 2004, ont en effet traduit une version identique de la nouvelle, celle de 1987. L’étude des deux traductions fait apparaître la difficulté des traducteurs à saisir toute la finesse du récit, notamment celle qui amène l’écrivaine à proposer des répétitions lexicales dans un même passage ou dans l’espace de la nouvelle. Ortese a une maîtrise de son écriture qui est impressionnante et aucun détail de ses textes en prose n’est le fruit d’un réflexe mécanique. Elle choisit des styles d’écriture radicalement différents d’une œuvre à l’autre, passant aisément du réalisme expressionniste du recueil de nouvelles Il mare non bagna Napoli à l’écriture épurée du roman Poveri e semplici (commencé à l’hiver 1960), au style très soutenu et archaïsant de L’Iguana, au langage libre de toute convention grammaticale et fortement métaphorique de son roman de 1975, Il porto di Toledo. Ces rappels visent à souligner le fait que le style d’Inglese a Roma, en apparence descriptif et sans effet littéraire marqué, n’échappe pas à la règle d’une écrivaine qui adopte un type d’écriture à chaque fois spécifique et renouvelé.
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C’est dans cette perspective idéologique qu’elle écrira, au début des années soixante, L’Iguana, roman dont le principal personnage est une femme-iguane.
4Quelques mots sur la trame de la nouvelle sont nécessaires avant de procéder à l’analyse des traductions. Inglese a Roma raconte un voyage de la narratrice autodiégétique à Rome pour y trouver un appartement. Après avoir évoqué son dialogue avec un homme de chambre, un certain Cesare, dans l’hôtel où elle séjourne, la narratrice rend compte de sa rencontre avec monsieur Lake, un Anglais étrange, ancien gérant de chambres meublées, qui vit maintenant de ses traductions, en compagnie d’une poule et d’une chèvre qu’on lui avait offertes pour Pâques et qu’il a refusé de tuer et de cuisiner. La joie de vivre et le détachement de monsieur Lake, et surtout le respect de la vie animale qu’il manifeste, sont pour la narratrice un motif d’espérance, « speranza » étant le terme qui clôt le récit. Cet espoir est en lien avec la vision du monde antispéciste qui deviendra, après le désenchantement du communisme chez l’écrivaine à la fin des années cinquante, l’un des principaux axes idéologiques autour duquel se développera désormais son oeuvre.1
5Notre étude traductologique portera principalement sur la seconde partie de la nouvelle, partie qui nous paraît plus significative pour l’analyse des traductions en lien avec le phénomène de la répétition dans le texte de départ.
La première rencontre – les répétitions et leurs (non-)traductions
6Dans l’hôtel romain où elle se rend, la narratrice est fortement intriguée par sa chambre et surtout par l’homme de chambre qui vient lui apporter du café, un certain « Cesare A. » Le choc que ce personnage provoque en elle tient sans doute au contraste entre l’apparent désir de servir qu’il exprime et l’attitude hautaine qu’il montre avant de quitter la chambre d’hôtel. Les considérations initiales de la narratrice concernant Cesare portent justement sur l’observation et l’interprétation de son apparence :
[1] Avvertivo, frattanto, il frastuono singolare che fanno le carrozze in una vecchia strada pavimentata con ciottoli, di una capitale asiatica, e questo contribuiva a rendere più acuta la mia attenzione, non alle risposte del cameriere, il cui nome era Cesare A., ma alla sua figura e all’ambiente dove il colloquio avveniva. Una figura d’uomo tra i cinquanta e i sessanta, piuttosto appiattita e ricurva, con ampie spalle e lunghe braccia che non aggiungevano nulla alla sua avvenenza, posto che ne avesse, ma piuttosto si identificavano in quel suo lungo mestiere di servire e osservare, senza mai trarre da ciò una qualunque conclusione, solo mance di diversa misura, e ciò si capiva dalla sua faccia come appesantita nella parte bassa, e dallo sguardo fosco e vagamente pensieroso, come di uno che vada nella vita senza ricordare più il proprio nome, né la felicità che era in partenza, e i propositi. (Ortese, 1961, p. 19)
7Le bruit de la rue pousse la narratrice à prêter plus d’attention à la silhouette de l’homme de chambre qu’à ses paroles, ce que suggère la répétition du mot « figura » (littéralement « figure », « silhouette »). La répétition permet de souligner l’importance que revêt l’observation de l’apparence physique de l’homme, observation qui renseigne la narratrice sur l’être même de cet individu. La répétition de « figura » tend par ailleurs à ralentir le rythme de la narration, qui se focalise dans un premier temps sur le personnage, puis dans un deuxième temps sur la description de son environnement, selon le schéma annoncé par la narratrice elle-même (« questo contribuiva a rendere più acuta la mia attenzione […] alla sua figura e all’ambiente »). Lors de sa description de Cesare, elle dresse le portrait d’un valet dont le corps a été façonné (ou défait) par le travail : sa silhouette en est « appiattita e ricurva », aplatie et voûtée sous son poids. Il sert les clients depuis très longtemps (« lungo mestiere di servire e osservare »). La durée de cette pratique semble avoir déformé les traits somatiques de Cesare, aux bras « longs » (« lunghe braccia ») et au visage « comme alourdi dans sa partie basse » (« sua faccia come appesantita nella parte bassa »). On notera que le choix de l’adjectif « bassa » est bien moins courant en italien que l’adjectif comparatif « inferiore » pour connoter une partie du visage, ce qui contribue à mettre l’accent sur l’image d’un homme alourdi par sa servitude et métaphoriquement entraîné vers le bas. Ce travail de longue haleine semble avoir touché également les capacités intellectuelles de l’homme de chambre, réduites à la perception des pourboires plus ou moins alléchants, « solo mance di diversa misura ». Ce dernier syntagme, loin d’être anodin, participe de la mise en place d’un contraste entre le prénom du personnage, « Cesare », qui rappelle l’homme politique et militaire romain que l’on connaît, et sa servilité mesquine. Cesare donne l’impression d’être un individu quelconque (« uno ») qui traverse la vie sans se souvenir de son propre nom (« senza ricordare più il proprio nome »). La narratrice emploie dans la similitude le pronom indéfini « uno » (« come di uno che vada nella vita ») ; le choix de ce pronom italien tend à avoir un effet péjoratif pour la personne qui est désignée ainsi (au contraire d’une tournure comme « come di una persona che »). Le mot « misura » contenu dans le syntagme « solo mance di diversa misura », suggérant par ailleurs la capacité de Cesare à peser ces pourboires, jette un pont vers le dévoilement de la nature la plus secrète de ce serviteur.
8Le premier et le second traducteur réagissent de façon différente face à la plupart des éléments que nous venons de souligner dans ce passage, par lesquels la narratrice construit le portrait physique de Cesare, brossant en même temps son portrait moral. Nous nous focaliserons ici sur les cas de répétition lexicale :
[1a] En même temps, je percevais un fracas singulier, semblable à celui des fiacres dans une vieille rue pavée de cailloux d’une capitale asiatique, et cela contribuait à aiguiser l’attention que je portais non pas aux réponses du garçon, dont le nom était Cesare A., mais à sa silhouette et à l’atmosphère dans laquelle avait lieu la conversation. Une silhouette d’homme entre cinquante et soixante ans, plutôt mince et voûtée, avec de larges épaules et de longs bras qui n’ajoutaient rien à son charme, à supposer qu’il en eût un, mais s’identifiaient plutôt à ce métier, pratiqué depuis longtemps, de servir et d’observer, sans jamais en tirer la moindre conclusion, simplement des pourboires d’un montant variable : tout cela se comprenait à son visage comme alourdi dans sa partie inférieure, à son regard voilé, vaguement songeur, comme d’un homme qui avancerait dans la vie sans se souvenir de son propre nom, ni du bonheur qui se trouvait au départ, ni de ses résolutions. (Ortese, trad. Simeone, 1990, p. 85)
[1b] Je percevais, dans ce temps, le curieux vacarme que font les voitures dans une vieille rue pavée de cailloux d’une quelconque métropole asiatique, et cela contribuait à rendre mon attention plus aiguë, non pas aux réponses du garçon, dont le nom était Cesare A., mais à son air et au lieu où se déroulait notre conversation. C’était un homme entre cinquante et soixante ans, plutôt camus et voûté, avec de larges épaules et de longs bras qui n’ajoutaient rien à sa beauté, à supposer qu’il en eût, mais correspondaient plutôt à sa longue pratique de servir et d’observer, sans jamais en tirer de conclusion, sauf des pourboires de diverse valeur et cela se comprenait à sa figure, comme alourdie dans sa partie inférieure, à son regard sombre et vaguement rêveur, à l’instar de qui s’avance dans la vie sans se rappeler ni son nom, ni le bonheur qu’il y avait au début, ni ses résolutions. (Ortese, trad. Schmitt, 2004, p. 25-26)
9La répétition est étonnamment abordée de façon différente au sein d’une même traduction : on remarquera que Simeone répète le substantif « silhouette » (pour traduire « figura ») mais choisit une solution de discontinuité pour les syntagmes « lunghe braccia » et « lungo mestiere », traduits par « longs bras » et « ce métier, pratiqué depuis longtemps ». Or, la répétition de l’adjectif « lungo », en suggérant le lien entre l’aspect physique (les longs bras) et la vie même du personnage (‘long’ métier, métier qui dure depuis longtemps et qui a fini par l’user), reproduit en miniature tout le mouvement du passage, du physique vers le décryptage d’une individualité. Schmitt propose une répétition pour traduire « lungo » (« longs bras », « longue pratique ») mais annule l’effet de répétition du terme italien « figura » (« son air », « C’était […] »). Aucun des deux traducteurs n’a donc perçu pleinement les effets de répétition, ce qui aboutit dans les traductions à une dilution de la répétition présente de façon plus structurée dans ce passage ortésien.
10L’idée d’un corps qui s’affaisse, suggérée par l’image de l’aplatissement de la silhouette de Cesare et par l’évocation de la partie basse et tombante de son visage, (« figura […] appiattita » / « faccia come appesantita nella parte bassa »), se trouve plutôt effacée dans la traduction de Simeone (où il est question d’une « silhouette […] mince » et d’un « visage comme alourdi dans sa partie inférieure ») et dans la retraduction de Schmitt (où il est question d’« un homme […] camus » et d’une « figure, comme alourdie dans sa partie inférieure »). Outre une tendance commune à la normalisation pour le syntagme « parte bassa » chez nos traducteurs, on notera que l’effet de répétition morphologique et sonore (« figura […] appiattita » / « faccia come appesantita nella parte bassa ») n’est pas rendu ; une solution équivalente au binôme italien « figura / faccia » étant éventuellement « figure / face » ; on pouvait penser, pour le binôme d’adjectifs « appiattita / appesantita », à une solution comme « aplatie / appesantie ».
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« "Un temps magnifique !" grommela le garçon sur un ton sordide […] ». La traduction est de notre main.
11L’impression que Cesare dégage auprès de la narratrice, celle d’un homme assujetti depuis longtemps au métier de garçon d’étage, laisse toutefois émerger par la suite sa vraie nature d’homme calculateur, n’agissant que par intérêt. La relation qu’il bâtit avec l’hôte est instrumentale et destinée à tirer le plus grand avantage économique de celle-ci. À partir du moment où il comprend qu’il n’a plus intérêt à rester avec son interlocutrice, il reprend la petite assiette des pourboires et grommelle : « "Un tempo magnifico !" borbottò il cameriere, squallidamente […] »2 (Ortese, 1961, p. 20). Ce grommellement prendra tout son sens par la suite, comme nous le verrons.
12La conclusion de cette rencontre est pour le moins ahurissante pour la narratrice qui observe les derniers gestes de Cesare avant qu’il ne disparaisse de la chambre :
[2] Gettò uno sguardo di disprezzo all’insieme, stanza e luce del vicolo, in cui era compresa la mia figura ; chiuse la mano sulla mancia, e sparì. (Ortese, 1961, p. 21)
[2a] Il jeta un regard de mépris à l’ensemble, chambre et lumière de la ruelle, y compris ma personne, referma la main sur le pourboire et disparut. (Ortese, trad. Simeone, 1990, p. 86)
[2b] Il jeta un regard de dédain à toutes ces choses, la pièce et la lumière de la ruelle, ma personne y comprise ; referma sa main sur le pourboire ; et disparut. (Ortese, trad. Schmitt, 2004, p. 27)
13Nous avons là presque un rapport inversé entre Cesare et la narratrice. Avec une certaine circularité, la nouvelle repropose le terme « figura », ce qui souligne cette sorte de renversement du regard : ce n’est plus la narratrice qui observe et interprète, comme au début du passage, la « silhouette » de Cesare dans le triste cadre de la chambre d’hôtel (Ortese, 1961, p. 19-20) ; maintenant c’est Cesare qui se place dans une position d’observateur au-dessus des choses qui l’entourent et de la « silhouette » féminine qu’est désormais à ses yeux la narratrice. Le jeu des apparences initial est mis à mal et Cesare apparaît maintenant à son interlocutrice tel qu’il est vraiment, provoquant en elle « une sorte de ténèbre » (« una specie di tenebra »). Les deux traducteurs adoptent la même solution (le mot « personne ») pour la traduction de « figura », sans tenir compte des choix adoptés précédemment, ce qui nuit à la circularité implicite proposée par Ortese au moyen de la répétition du terme « figura ». Il convient également d’attirer l’attention sur le regard de mépris (« disprezzo ») par lequel le valet quitte la narratrice, car cet élément se représentera plus loin dans la nouvelle, créant un effet de répétition qui relie significativement Cesare et le deuxième personnage masculin du récit, monsieur Lake.
La seconde rencontre – les répétitions et les jeux d’opposition symétrique
14La mise en scène du personnage de Cesare fait place à la rencontre entre la narratrice et le personnage de monsieur E. Lake, rencontre centrale dans la nouvelle pour ce qui est du message que l’écrivaine entend véhiculer. Nous verrons là encore que certaines répétitions significatives du texte de départ ne semblent pas avoir été appréciées à leur juste valeur rythmique, au sens que Meschonnic donne à la notion de « rythme », entendue comme « l’organisation et la démarche même du sens dans le discours. C’est-à-dire l’organisation (de la prosodie à l’intonation) de la subjectivité et de la spécificité d’un discours » (Meschonnic, 1999, p. 99).
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« d’une voix morte, comme si la chose ne le concernait pas ». La traduction est de notre main
15Le lecteur découvre peu à peu que le personnage de monsieur Lake est l’opposé de celui de l’homme de chambre. Cesare représente le calcul, l’intérêt égoïste, le désir de puissance pour soi, la tromperie également puisqu’il donne une apparence d’affabilité qui cache son mépris de l’autre. monsieur Lake, au contraire, semble sévère et méprisant au premier abord, il a par ailleurs une réputation d’homme redoutable en affaires (Ortese, 1961, p. 22) ; en réalité, il est un homme détaché des tourments de ce monde, capable d’une générosité qui dépasse les bornes de l’humain. Le récit, de manière non appuyée mais nette, multiplie les oppositions symétriques entre les deux personnages : l’un est appelé par son prénom (Cesare), l’autre par son nom de famille (Lake) ; leurs apparences sont opposées (affabilité pour Cesare/dédain pour M. Lake), tout comme la nature réelle de leur personnalité (égoïsme et cupidité pour Cesare/détachement et générosité universelle pour M. Lake) et leur origine culturelle et géographique (Cesare est romain, il est du Sud ; M. Lake est du Nord, il vient de l’Angleterre, une patrie qu’Ortese mythifie). Le lien entre ces deux personnages masculins est assuré également par un autre élément lexical qui renvoie à la voix. Avant de quitter la chambre de sa cliente, Cesare, appelé d’en bas par une voix effrayante, répondait à cet appel « con una voce morta, come se la cosa non lo riguardasse »3 (Ortese, 1961, p. 21). L’adjectif « morta » qualifiant la voix du garçon d’étage est rarement utilisé en italien pour une voix (on lui préfère généralement l’adjectif « spenta », signifiant littéralement « éteinte ») et son utilisation semble souligner une forme d’indifférence chez Cesare lorsqu’il comprend qu’il n’obtiendra aucun pourboire, mais suggère également qu’il est ‘mort’ intérieurement, réduit à un rapport bassement matérialiste aux autres et au monde. Lorsque la narratrice appelle monsieur Lake au téléphone pour prendre rendez-vous avec lui, celui-ci a une voix exsangue, « una voce esangue » (Ortese, 1961, p. 21). L’idée de « voix exsangue » crée un lien de continuité évident avec le syntagme décrivant la voix de Cesare auparavant, constituant comme une sorte de pivot autour duquel va se jouer la symétrie entre les deux portraits. Ceci est par ailleurs un premier élément qui indique chez monsieur Lake une manière détachée de vivre les choses, détachement qui s’accompagne – comme la narratrice le comprendra progressivement – d’une puissante joie de vivre. La connotation mortuaire du syntagme « voce morta », qui peut suggérer que Cesare est mort intérieurement, est atténuée chez Simeone, qui normalise le syntagme « voce morta » par « voix éteinte » (Simeone, 1990, p. 86) mais aussi chez Schmitt qui recourt au syntagme « voix morne » (Schmitt, 2004, p. 26).
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« des merveilles de quiétudes et de panoramas ». La traduction est de notre main.
16La rencontre avec M. Lake est retardée sur le plan narratif par le récit du parcours que fait la narratrice dans Rome puis dans l’immeuble où habite l’Anglais. Cela permet de créer chez le lecteur le même type d’attente inquiète qui travaille la narratrice, laquelle a entendu parler de M. Lake mais ne le connaît pas encore et se demande comment se passera son entretien avec lui. L’effet de mystère est renforcé par la description de l’immeuble (un immeuble qui semble contenir « meraviglie di quiete e di panorami »4, puis qui donne la sensation de quelque chose d’aveugle, de « cieco » (Ortese, 1961, p. 22). L’effet d’attente, de mystère, est renforcé également par l’insistance sur le motif de la porte, les portes étant les derniers éléments qui séparent la narratrice des habitants de l’immeuble et, surtout, de M. Lake. Le mot « porta » (avec ou sans diminutif) est utilisé quatre fois dans ce court passage :
[3] Qui, un lungo corridoio con tante porticine, e dietro ogni porticina il cofano della spazzatura. Da una di queste porte uscì una vecchietta, portando nel grembiule una nidiata di micini, che andò a consegnare alla porta di un’altra soffitta. Da un finestrone scendeva un po’ di sole, che riscaldava tutto quel vecchiume […]. (Ortese, 1961, p. 22)
17On remarquera par ailleurs l’utilisation du gérondif « portando », qui tend à renforcer, au moins sur le plan phonique, le motif de la porte. L’étude des deux traductions montre comment, dans ce cas-ci, le retraducteur a su remédier à un manque dans la traduction première. Simeone n’est pas sensible à la répétition et tombe dans la « non-concordance », optant pour des pronoms (« chacune », « elles ») ou pour un terme sémantiquement différent (« l’entrée ») :
[3a] Là, un long couloir, avec de nombreuses portes et derrière chacune la poubelle. D’une d’entre elles sortit une petite vieille tenant dans son tablier une portée de chatons qu’elle alla remettre à l’entrée d’une autre mansarde. D’une baie vitrée descendait un peu de soleil, qui réchauffait toutes ces vieilleries […]. (Ortese, trad. Simeone, 1990, p. 87)
18Schmitt, en revanche, rétablit la répétition, choisissant par ailleurs de traduire le gérondif « portando » par le participe présent « portant », ayant pris conscience que la répétition phonique (« porta », « portando ») n’est pas à considérer comme une distraction stylistique de l’écrivaine mais bien comme une paronomase qu’il faut chercher à préserver :
[3b] Là, un long couloir plein de petites portes, et derrière chaque petite porte le local des poubelles. De l’une de ces portes sortit une petite vieille, portant dans son tablier une nichée de minets, qu’elle alla déposer à la porte d’une autre mansarde. D’une verrière tombait un rai de soleil, qui réchauffait toutes ces vieilleries […]. (Ortese, trad. Schmitt, 2004, p. 29)
19Ce qu’il y a derrière ces portes semble surprenant. Après les chatons portés par une petite vieille d’un logement à l’autre, la narratrice croit maintenant entendre, derrière l’une des portes, le son d’une petite cloche de chèvre, avant que cette porte ne s’ouvre et ne laisse sortir une poule, décrite comme s’il s’agissait d’un être humain :
[4] […] che ci vivesse una gallina era fuor di dubbio, perché a un tratto, aprendosi quella porta come per caso (ma vidi anche un paio di pupille brillare nella fessura), scappò fuori strillando vivacemente, senza alcuno stile e probabilmente alcuna seria ragione. Era una splendida gallina rossa e gialla, pettoruta, lucente, l’atteggiamento provocatorio, spaventato, delle teste deboli. Com’era uscita, così, dopo aver camminato qua e là, senza troppo senso, tornò indietro in fretta, borbottando, e la porta si chiuse. (Ortese, 1961, p. 22-23)
- Note de bas de page 5 :
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Ortese publie en 1940 son premier article antispéciste, Gli amici senza parole, pour défendre la cause animale (Ortese, 1940) ; en 1942 elle publie son premier récit ayant pour protagoniste un animal, La casa del gatto (Ortese, 1942).
20La personnification latente de la poule se fait par le choix de mots potentiellement utilisables dans la langue courante pour l’homme et l’animal et ici utilisés de façon concentrée dans cette description de la poule. Les pupilles (« pupille ») sont la première partie de l’animal qu’on voit dans le texte, choix descriptif significatif puisque les yeux constituent la partie physique qui apparente le plus l’animal à l’homme. En outre, le fait d’utiliser « pupille » (plutôt que « occhi », terme italien indiquant les yeux) permet d’éviter une évocation standardisée de l’animal et d’attirer l’attention sur le principe de vie qui anime cet être. De même, son attitude – la poule se dressant avec le torse bombé (« pettoruta ») – est comparée à celle des « teste deboli » (à savoir les ‘petites têtes’, les idiots). Enfin, la poule traverse la pièce « cammin[ando] » et « borbottando ». Si le premier verbe qui désigne l’action de marcher peut effectivement indiquer une façon de se déplacer de ce genre d’animal, le second verbe s’emploie surtout pour l’être humain. Sa présence nous rappelle ce même verbe utilisé pour décrire le ton de la dernière phrase de Cesare adressée à la narratrice : « "Un tempo magnifico !" borbottò il cameriere, squallidamente […] » (Ortese, 1961, p. 20). Tandis que le langage de Cesare se brouillait progressivement dans son dialogue avec la cliente, perdant en humanité, le cri de la poule devient un bougonnement. La répétition à distance du verbe « borbottare » contribue à mettre sur un même plan l’être humain (Cesare) et l’animal (la poule), anticipant la conclusion de la nouvelle et introduisant une thématique chère à Ortese, présente dans ses écrits dès les années quarante : le refus de dresser une hiérarchie ontologique entre homme et animal5. La répétition à distance du verbe « borbottare » n’est pas rendue de la même façon par les traducteurs. Simeone avait adopté le même verbe pour ces deux occurrences : « grommela », « en grommelant » (Ortese, trad. Simeone, 1990, p. 86 et p. 88). Schmitt, qui pourtant avait été sensible auparavant aux répétitions du terme « porta » (avec ou sans diminutifs), adopte deux verbes différents pour traduire le verbe « borbottare » : « bougonna », « en grommelant » (Ortese, trad. Schmitt, 2004, p. 27 et p. 30).
- Note de bas de page 6 :
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« une sorte de mépris ou d’étrangeté absolue par rapport à n’importe quel sujet ». La traduction est de notre main.
21Après le motif de la voix « morte » ou « exsangue » (qui lie Cesare et M. Lake) puis celui du grommellement (qui lie Cesare et la poule), on trouve un nouveau motif qui lie Cesare et M. Lake : celui du « disprezzo », un terme qui, signifiant « mépris », est répété à distance. Le dernier regard de Cesare pour la narratrice, une fois qu’il a compris qu’il n’aurait pas de pourboire, est – rappelons-le – un regard de « disprezzo » (Ortese, 1961, p. 21). M. Lake exprime lui aussi une forme de « disprezzo », « una specie di disprezzo o estraneità assoluta rispetto a qualsiasi argomento » (Ortese, 1961, p. 23)6. Comme pour le motif de la voix, le motif du mépris crée un lien, mais cette fois-ci de différenciation entre Cesare et M. Lake. Le mépris de Cesare vise la narratrice qui n’a pas satisfait sa cupidité, il est lié à un attachement aux biens du monde. En revanche, le mépris de M. Lake caractérise une attitude de détachement par rapport au monde matériel. Ce jeu de répétition à distance, qui participe pleinement du « rythme » du texte ortésien – pour reprendre la terminologie de Meschonnic –, est préservé par le traducteur, Simeone, qui choisit à chaque fois le terme « mépris » (Ortese, trad. Simeone, 1990, p. 86 et p. 89), mais pas par le retraducteur, Schmitt, qui choisit d’abord « dédain » puis « mépris » (Ortese, trad. Schmitt, 2004, p. 27 et p. 31).
22On trouve à ce stade du récit une troisième répétition du verbe « borbottare », mais cette fois-ci appliquée à M. Lake lui-même. L’ancien agent immobilier s’indigne du fait d’être dérangé dans sa vie désormais paisible de traducteur ; il prononce des paroles hargneuses et malveillantes (« stizzos[e] e malevol[e] »), avant de se calmer : « Mr. Lake non borbottava più ora » (Ortese, 1961, p. 25). La répétition du verbe « borbottare » déjà employé pour marquer la sortie de scène de Cesare dans un premier temps, puis pour suggérer le langage quasi-humain de la poule, permet de prolonger significativement ce fil rouge avec le personnage de l’Anglais. Encore une fois la répétition à distance est conservée par Simeone, qui réutilise le verbe « grommeler » (« Maintenant, Mister Lake ne grommelait plus » – Ortese, trad. Simeone, 1990, p. 90) alors que Schmitt choisit le verbe « bougonner » qu’il avait utilisé pour Cesare mais pas pour la poule (« Mr Lake ne bougonnait plus maintenant. » – Ortese, trad. Schmitt, 2004, p. 33).
23Le grommellement, commun à Cesare, la poule et M. Lake, suggère un lien de parenté ontologique ; dans le même temps toutefois, M. Lake se distingue des autres ‘personnages’ du récit car il cesse de grommeler, et parvient à une ouverture d’esprit universelle qui lui permet d’embrasser les animaux, littéralement. Le participe passé « abbracciato » (tiré du verbe « abbracciare » signifiant enlacer, prendre dans ses bras) constitue un nouveau cas de répétition significatif dans la toute dernière partie de la nouvelle. Il est d’abord employé pour évoquer les bêtes vivant avec M. Lake – un chevreau et une poule – qui s’accrochent à son cou comme si elles étaient ses enfants :
[5] […] era pudore della propria estasi, e io capivo. Mi accompagnava alla porta, con le sue bestiole in collo ; in ciabatte, con gli occhi come stelle, e le sue bestiole abbracciate come bambini (Ortese, 1961, p. 27)
[5a] […] c’était comme une pudeur qui protégeait son extase, et je comprenais. Il m’accompagnait jusqu’à la porte, ses bestioles autour du cou ; en pantoufles, les yeux comme des étoiles, et ses bestioles dans les bras tels des enfants. (Ortese, trad. Simeone, 1990, p. 92)
[5b] […] c’était pudeur de son propre bonheur, et je le comprenais. Il m’accompagna à la porte avec ses deux bestioles autour du cou ; en pantoufles, les yeux comme des étoiles, et ses bestioles dans les bras comme des petits enfants. (Ortese, trad. Schmitt, 2004, p. 37)
24On retrouve ensuite le participe passé « abbracciato » quelques lignes plus loin, dans le tout dernier paragraphe de la nouvelle, dans lequel est retranscrite une sorte de vision onirique où l’Angleterre incarne les idéaux de la narratrice (et de l’écrivaine) :
[6] « L’Inghilterra è lì », pensavo con la logica un po’ snaturata dei sogni. « L’Inghilterra non muore. Pedestre e insensata, implacabile e ubriaca d’erbe. L’Europa può morire, e il resto del mondo anche. Ma l’Inghilterra è lì, con la testa fuori dell’acqua, abbracciata a qualche bestiola. E allora c’è speranza. » (Ortese, 1961, p. 28)
[6a] « L’Angleterre est là, pensais-je avec la logique un peu déformée du rêve. L’Angleterre ne meurt pas. Pédestre et fantasque, implacable et ivre d’épices. L’Europe peut mourir et le reste du monde aussi. Mais l’Angleterre est là, la tête hors de l’eau, quelques bestioles dans les bras. Alors il reste un espoir. » (Ortese, trad. Simeone, 1990, p. 93)
[6b] « L’Angleterre est là, pensai-je avec la logique un peu altérée des rêves. L’Angleterre ne peut mourir. Terre à terre et écervelée, sévère et ivre de gazon. L’Europe peut mourir, et le reste du monde avec. Mais l’Angleterre est là, la tête hors de l’eau, serrant dans ses bras quelque bestiole. Et alors il y a de l’espoir. » (Ortese, trad. Schmitt, 2004, p. 38)
25Une sorte de renversement semble s’opérer à travers la répétition du participe passé du verbe « abbracciare ». Si, dans le premier cas, ce sont les « bestioles » qui enlacent leur maître (« signore »), comme des enfants (« le sue bestiole abbracciate come bambini »), dans le deuxième cas, en revanche, c’est l’Angleterre elle-même qui enlace symboliquement les animaux, se serrant à eux. L’Angleterre est « abbracciata a qualche bestiola », ce qui suggère que c’est elle qui met ses bras autour d’un animal comme pour y chercher un appui. L’utilisation du même participe passé fait ressortir une symétrie : l’animal accroché à l’homme, puis l’Angleterre accrochée à l’animal. Ce regard croisé porté sur ces enlacements révèle au fond la relation fusionnelle qui devrait exister, pour Ortese, entre êtres humains et animaux, les uns n’étant pas supérieurs aux autres, selon une thématique anti-anthropocentrique qui traverse toute son œuvre.
26Les traducteurs semblent n’avoir pas perçu les nuances de sens et leurs choix ne permettent pas de faire ressortir l’effet de symétrie lié au participe passé « abbracciato ». Pour ce dernier passage, sur l’Angleterre, Simeone évoque une position et non l’acte d’enlacer (« quelques bestioles dans les bras »). Schmitt, quant à lui, évoque l’idée d’un enlacement mais dans une perspective anthropocentrique, où c’est l’homme/l’Angleterre qui accueille l’animal (« l’Angleterre est là, la tête hors de l’eau, serrant dans ses bras quelque bestiole »). Or, l’image finale du récit est celle d’une Angleterre qui parvient à garder la tête hors de l’eau justement parce qu’elle s’accroche à l’animal, suggérant par là un renversement : le point stable, solide et central n’est plus l’homme, mais bien l’animal, qui permet à l’homme de ‘sortir la tête de l’eau’, de s’élever, dans la perspective anti-anthropocentriste ortésienne.
Conclusion
27Ortese maîtrise savamment ses répétitions au sein de la nouvelle : peu visibles, voire presque imperceptibles lors d’une lecture superficielle, elles révèlent en revanche leur capacité structurante pour le récit et leur apport sémantique crucial pour véhiculer la vision idéologique de l’écrivaine. Une plus grande prise en considération des positions idéologiques d’Ortese d’un côté, une connaissance plus approfondie de sa finesse stylistique de l’autre, ou une conscience plus aïgue de l’écueil traductologique de la « non-concordance » tel que l’a défini Meschonnic pourraient peut-être éviter à un éventuel troisième traducteur de standardiser le texte ortésien en lui faisant perdre sa « poétique », car, pour le dire avec Meschonnic, « [l’]objectif de la traduction n’est plus le sens, mais bien plus que le sens, et qui l’inclut : le mode de signifier » (Meschonnic, 1999, p. 100).