Un Presidente donna... in gamba. La mise au ban des femmes lors de l’élection du Président de la République en Italie Un Presidente donna... in gamba. The exclusion of women during the election of the President of the Republic in Italy

Francesco Attruia 

https://doi.org/10.25965/espaces-linguistiques.760

Cette étude est consacrée à une analyse discursive des propos populistes circulés dans la presse généraliste italienne lors de l’élection du Président de la République, au mois de janvier 2022, à la suite de laquelle l’ancien chef de l’État Sergio Mattarella a été réélu pour un deuxième septennat. L’objectif est, d’une part, de décrire comment les partis dits « populistes », notamment La Ligue de Matteo Salvini, Le Mouvement 5 Étoiles de Giuseppe Conte, mais aussi Italia Viva de Matteo Renzi, exploitent, en les manipulant, plusieurs ethe de femmes à des fins politiques, voire électorales. D’autre part, il s’agit d’observer comment la presse, sous prétexte de dresser un profil des candidates autorisé et empreint de l’air du temps, puise dans un arsenal de topoï ses propos sur le rôle politique et social des femmes à travers le pays. Elle nourrit ainsi une représentation stéréotypée de la femme, qui échappe à tout régime de rationalité.

This study aims to analyse populist statements observed in the Italian general press during the January 2022 Presidential election. The primary objective is twofold : firstly, to examine how so-called "populist" parties, such as Lega, Movimento 5 Stelle and Italia Viva, manipulate the image and social role of women for political and electoral purposes. Secondly, it will investigate how the press, ostensibly crafting authorized candidate profiles, relies on a repertoire of recurring themes (topoï) and clichés to comment on women's political and social role across the country. It thus ends up perpetuating a stereotypical representation of women.

Sommaire
Texte intégral

Introduction

Note de bas de page 1 :

Selon la Constitution italienne (art. 83), le Président de la République n’est pas voté au suffrage universel direct, mais est élu par le Parlement en séance conjointe de ses membres.

Note de bas de page 2 :

Les petites phrases ne sauraient se réduire à un phénomène linguistique et discursif univoque. Krieg‑Planque et Ollivier-Yaniv (2011) observent, à ce propos, que cette formulation rassemble des objets discursifs aussi variés que les discours qui les contiennent. En politique, par exemple, les petites phrases sont généralement perçues de façon péjorative, à l’instar d’autres formulations comme « propagande » et « langue de bois ». En revanche, dans les discours professionnels ou médiatiques, notamment dans la presse, elles « témoignent de l’existence de routines consistant à sélectionner et à distinguer un fragment d’un discours, sans que les règles ni les conditions de ce processus en soient explicitées. » (Krieg‑Planque et Ollivier‑Yaniv, 2011 : 18).

1Cette étude est consacrée à une analyse discursive des propos populistes circulant dans la presse généraliste italienne lors de l’élection du Président de la République, au mois de janvier 2022, à la suite de laquelle l’ancien chef de l’État Sergio Mattarella a été réélu pour un deuxième septennat1. Le corpus est constitué de déclarations politiques que les colonnes des journaux ont relayées pendant la semaine des élections, mais aussi de quelques titres, non pas moins orientés politiquement, que la presse papier nationale a diffusés, en proposant elle-même – ne serait‑ce que sous les modes de la citation directe ou de l’allusion – une lecture parfois populiste et stéréotypée de l’événement. Je pars en effet du postulat que, pour la titraille, les journalistes font très souvent recours aux petites phrases (Krieg‑Planque & Ollivier‑Yaniv, 2011), c’est‑à‑dire ils ne reprennent qu’un tout petit morceau extrait d’un discours – souvent même un syntagme –, afin de construire leur propre narration autour des événements2. Si cela est vrai a fortiori pour l’écosystème numérique, où la presse en ligne suit précipitamment les déclarations des chefs des partis politiques, les journaux traditionnels, pour leur part, proposent souvent des titres sensationnels, quelquefois à l’aide de renvois directs ou indirects aux billets Facebook et aux tweets, en faisant ainsi court‑circuiter les procédés de médiation traditionnels (Mazzoleni & Bracciale, 2019).

Note de bas de page 3 :

Lega Salvini Premier.

2L’objectif de cette recherche est, d’une part, de décrire comment les partis que les observateurs en Italie définissent « populistes », notamment La Ligue de Matteo Salvini (dorénavant LS3), Le Mouvement 5 Étoiles (M5S) de Giuseppe Conte et Italia Viva (IV) de Matteo Renzi, exploitent plusieurs ethe de femmes, en les manipulant à des fins politiques, voire électorales. D’autre part, il s’agit d’observer comment la presse, sous prétexte de dresser un profil des candidates autorisé et empreint de l’air du temps, puise dans un arsenal de topoï (Anscombre, 1999 ; Amossy, 1991) ses propos sur le rôle politique et social des femmes à travers le pays. En conséquence, elle finit par nourrir une représentation stéréotypée de la femme, qui échappe à tout régime de rationalité. Dans un premier temps, je m’attacherai à illustrer le cadre théorique, en l’insérant dans la réalité actuelle, fort composite et hétérogène, des partis populistes italiens, alors que dans la deuxième et troisième partie, je proposerai quelques pistes d’analyse discursive et argumentative des données récoltées.

1. L’Italie entre anciens et nouveaux populismes

Note de bas de page 4 :

Populus et demos renvoient tous deux à l’idée de « peuple ».

3La difficulté de cerner le phénomène du « populisme », et par conséquent de lui donner une assise définitoire claire et univoque, découle principalement de sa fréquence d’emploi en discours. Saisi régulièrement dans la bataille politique et relayé sans cesse par les médias, le concept est pulvérisé sous le poids des manifestations empiriques, fort hétérogènes, auxquelles l’étiquette s’applique. Dans La Raison populiste, Ernesto Laclau (2008) refuse d’accorder une unité référentielle au populisme, « parce qu’il n’est pas appliqué à un phénomène délimité mais à une logique sociale dont les effets sont transversaux. Le populisme est, tout simplement, une manière de construire le politique » (Laclau, 2008 : 11). Aussi complexe que celle de démocratie, dont il partage l’idée de fond4, le populisme repose sur une vision paradoxale de la Res publica, non seulement antiélitiste mais aussi antipluraliste (Müller, 2017). La vision microscopique de ses multiples déclinaisons fait apparaître le populisme comme l’aboutissement non pas d’une crise de la gouvernabilité, mais plutôt d’une méfiance inéluctable envers les gouvernants, qui prendraient trop de décisions sans atteindre des objectifs partagés. Face à cette stagnation, qui est avant toute chose une crise de légitimation des institutions représentatives, il n’y aurait d’autres solutions possibles que la gestion du pouvoir par un leader charismatique, porté par le bas de la société, auquel revient de combler la place laissée vide par une « politique dépeuplée » (Revelli, 2019 : XI). En analyse du discours, le populisme a fait l’objet d’études très poussées de la part de Patrick Charaudeau, à qui revient surtout le mérite d’avoir appréhendé le phénomène sous l’angle rhétorique et discursif. Le discours populiste se caractérise, selon Charaudeau (2022), par les mêmes procédés que le discours politique, qu’il tend toutefois à exacerber jusqu’au paroxysme :

4Le discours populiste s’inscrit dans ce contrat du discours politique, mais en en portant les caractéristiques à l’excès : le désordre social est exacerbé à l’aide d’un discours de victimisation qui décrit les forces du mal et construit un bouc émissaire ; les responsables deviennent des coupables à l’aide d’un discours de satanisation qui en fait des adversaires à éliminer (Charaudeau, 2022 : 26)

Note de bas de page 5 :

C’est moi qui traduis les exemples.

5Dans le discours politique, où le logos et le pathos s’entremêlent, il est toujours possible, écrit Charaudeau, de voir quand le discours fait place aux idées rationnelles et quand c’est plutôt la rhétorique des passions qui l’emporte. Dans ce brouillage idéologique, où la droite et la gauche s’affrontent sur le champ des thèmes dominants et à travers des stratégies polémiques de dénigrement de l’adversaire, les tenants du populisme essayent d’atténuer la portée négative que l’on attache à cette notion. Les tentatives de « resignification » (Paveau, 2017) faites pour gommer les traits péjoratifs assignés à la notion de populisme ne sont d’ailleurs pas rares, notamment chez les partisans de la politique soi‑disant « par le bas ». En témoignent ces quelques propos aussi bien en France qu’en Italie5 :

[1] Si être populiste, c’est parler au peuple de manière compréhensible sans passer par le truchement des appareils, je veux bien être populiste (Le Monde, 19 mars 2017)

Note de bas de page 6 :

On les accuse [les forces politiques] d’être populistes et antisystème. Si le populisme est la capacité d’écouter les besoins des gens, alors nous le revendiquons (Il Fatto Quotidiano, 5 juin 2018).

[2] Sono state accusate [le forze politiche] di essere populiste e antisistema. Se populismo è attitudine ad ascoltare i bisogni della gente, allora lo rivendichiamo (Il Fatto Quotidiano, 5 juin 2018)6

Note de bas de page 7 :

M. Dupont, « Idéologie, stratégie, style politique… L’insaisissable essence du populisme », dans Le Monde, 25 mars 2022.

6On se souvient des mots d’Emmanuel Macron (ex. 1) qui, à la veille des élections de 2017, se présentait au Journal du Dimanche comme le leader antipartis et antisystème, se disant populiste sans pour autant être démagogue. Un an plus tard, dans l’hémicycle de Montecitorio, résonne la voix de Giuseppe Conte (ex. 2) qui, aux côtés de ses ministres Matteo Salvini et Luigi Di Maio, inaugure son premier gouvernement. Cette déclaration, qui lui a valu l’appellatif d’« avocat du peuple » (« avvocato del popolo »), jetait les bases du « sain populisme » (« populismo sano ») dont le futur leader du M5S continuera à se réclamer même après la crise politique survenue à l’été 2019. La stratégie est donc la même : on pourrait bien appliquer à Conte ce que Marion Dupont a écrit à propos de Macron dans les colonnes du Monde (25 mars 2022), à savoir que le Président adopte la stratégie du « retournement de stigmate », car il ne méconnait pas l’axiologisation dysphorique dont l’étiquette « populiste » fait l’objet, au point qu’elle est le plus souvent utilisée en politique pour discréditer l’adversaire7. De son côté, Salvini n’a pas dû expliciter son positionnement à l’égard du populisme, car la campagne électorale sans fin de la Ligue n’a jamais abdiqué devant les instances « populaires », même lorsque le parti a prétendu faire peau neuve, par la suppression dans le nom de l’adjectif Nord. Encore faut‑il rappeler que ce retravail de l’ethos préalable (Amossy, 2010), de fait, n’a été qu’une réappropriation, à l’échelle nationale, d’un libéralisme politique inauguré bien avant par les gouvernements de Silvio Berlusconi, lequel a fait de la fiscalité le sujet démagogique par excellence, ainsi que la source de son succès électoral. Ainsi Salvini repropose‑t‑il une version actualisée et beaucoup plus articulée des slogans berlusconiens, à commencer par l’abolition de la taxe sur les successions et la référence à la « maison des Italiens » (« La casa degli Italiani »), le plus sacré des biens du peuple. C’est dans l’ethos discursif de Salvini, un ethos construit essentiellement autour de la politique sur les migrants et sur la paix fiscale que le populisme de la Ligue s’impose de nos jours dans l’agora politique italienne.

Note de bas de page 8 :

Sans pouvoir mentionner chaque cas de figure illustré par Diamanti et Lazar (2019), nous citons, entre autres, le populisme entrepreneurial de Berlusconi en Italie, de Trump aux États‑Unis, d’Andrej Babiš en République Tchèque, mais aussi le populisme technologique de Beppe Grillo ou d’Emmanuel Macron, le populisme régional en Catalogne. Encore faut‑il rappeler les formes anciennement sédimentées de populisme, repérées par Canovan, citée par Diamanti & Lazar, comme le péronisme, qui inspire de nos jours le modèle polonais ou hongrois, le populisme réactionnaire, le populisme politicien de Margaret Thatcher, etc.

7Étant donné l’univers hétéroclite des tentatives de (re)configurer le phénomène ou de le reprendre à son gré à des fins politiques, je dirai alors, à la suite de Diamanti & Lazar (2019), que toutes les définitions de populisme proposées sont des « idéaux‑types »8, au sens wébérien, pouvant se combiner : « Ces distinctions entre les divers populismes ne constituent pas des classifications rigides et cloisonnées. Ce sont des idéaux‑types, qui permettent donc une certaine intelligence de la réalité, sachant que dans celle‑ci peuvent s’entremêler divers populismes. […] chaque populisme est un hybride. […] il n’est pas fondamentalement idéologique, mais pragmatique. » (Diamanti & Lazar, 2019, s.n.).

8Mon propos n’étant pas d’aborder la question de populisme sur un plan théorique et général, je me limiterai ici à prendre en considération sa déclinaison italienne.

Note de bas de page 9 :

L’Italie est une République démocratique, fondée sur le travail. La souveraineté appartient au peuple, qui l’exerce dans les formes et dans les limites de la Constitution. Traduction officielle tirée du site du Sénat de la République italienne, URL : https://www.senato.it/istituzione/la-costituzione, consulté le 9 juillet 2023.

Note de bas de page 10 :

« La souveraineté n’appartient au peuple que dans les limites et les formes de la Constitution, précisément parce que de cette manière l’idée du droit comme barrière au pouvoir est réaffirmée et l'arbitraire des masses est façonné, en le transformant en ordre, voire en souveraineté ».

9La notion de populisme en Italie fait en effet l’objet à la fois d’un paradoxe et d’un défaut d’interprétation. L’article premier de la Constitution italienne, article fondateur de la République, établit que « La sovranità appartiene al popolo ». Les tenants du populisme en Italie se réclament souvent de cette phrase, sans trop s’attarder sur le deuxième alinéa qui souligne que l’exercice du pouvoir par le peuple doit se faire « nelle forme e nei limiti della Costituzione »9. C’est un fait que les partis populistes trouvent dans l’article 1er de la Constitution et une légitimation de leur pouvoir, alors que – comme l’explique clairement le juriste Luigi Principato (2019) – la souveraineté du peuple devrait plutôt se lire comme une limitation à l’accès au pouvoir du peuple qui ne l’exerce que sous la forme de la démocratie représentative et, dans certains cas, à travers les consultations référendaires. Crisafulli affirme, à raison, que : La sovranità appartiene al popolo solo nei limiti e nelle forme della Costituzione, proprio perché in questo modo si riafferma l’idea del diritto come argine al potere e si plasma l’arbitrio della massa, rendendolo ordine, ossia sovranità (Crisafulli, 1985, cité par Principato, 2019)10. Cette « illusion » de souveraineté accordée au peuple relève de la démagogie. En l’occurrence, dans la circonstance de l’élection présidentielle, on fait croire au peuple que le temps est venu de placer une femme à la tête de la République, et que ce primat serait à l’apanage des forces politiques antisystème qui, au nom du peuple, mènent le combat contre l’élite au pouvoir.

2. Il primo Presidente donna… in gamba

10La réflexion sur la circulation des propos populistes lors des dernières élections présidentielles en Italie m’a été suggérée par une déclaration de Matteo Salvini à l’issue d’une consultation politique informelle, la nuit du 28 janvier, avec les chefs des trois majeurs partis politiques au moment de l’élection, à savoir Giuseppe Conte pour le M5S et Enrico Letta pour le Parti démocrate. Ainsi s’exprimait‑il aux micros de la chaîne de télévision La7 et des autres médias :

Note de bas de page 11 :

« Le centre-droit a tenu parole : il a mis à la disposition du pays la plus haute charge d'État après Mattarella [Maria Elisabetta Alberti Casellati], je regrette que la gauche ne se soit même pas présentée à la Chambre pour dire ce qu’elle pense, parce que nous aurions eu la possibilité d'élire la première Présidente de la République italienne. Chacun tient la conduite qu’il veut, la gauche a l’habitude de mettre son veto. Je préfère faire des propositions, créer des ponts, dialoguer, fédérer [...]. Je travaille pour qu’il y ait une femme présidente intelligente, pas une femme présidente parce que c'est une femme... une femme présidente intelligente ».

[3] Il centrodestra ha mantenuto la parola : ha messo a disposizione del Paese la più alta carica dello Stato dopo Mattarella [Maria Elisabetta Alberti Casellati], mi spiace che la sinistra non sia neanche entrata in Aula per dire come la pensa perché avremmo avuto l’occasione di eleggere il primo Presidente donna della Repubblica italiana. Ognuno si comporta come vuole, la sinistra è abituata a mettere veti. Io preferisco fare proposte, creare ponti, dialogare, unire […]. Sto lavorando perché ci sia un Presidente donna in gamba, non un Presidente donna in quanto donna… un Presidente donna in gamba11.

Note de bas de page 12 :

Il suffit de parcourir quelques titres pour observer comment les médias se sont accordés à représenter les candidats, tout genre confondu, comme des victimes annoncées d’un fiasco électoral. Ainsi, le quotidien catholique L’Avvenire : « Il valzer impazzito dei candidati », « Indecoroso balletto dei nomi » (le ballet fou/ le ballet révoltant des candidats) (28 janvier), ou le Corriere della Sera qui qualifie les élections pour le Quirinale de « fornace di candidati più clamorosa della storia Repubblicana » (fournaise à candidats la plus spectaculaire de l’histoire républicaine), mais aussi « falò dei quirinabili » (les candidats à la moulinette électorale) (28 janvier), jusqu’à l’expression « tonnara quirinalizia » (l’assommoir du Quirinal) employée par Libero (28 janvier).

11Sans arriver à une analyse linguistique des présupposés et des sous‑entendus que l’on pourrait tirer de cette déclaration, je me bornerai à relever, ici, comment la rhétorique populiste fait son entrée spectaculaire dans le débat sur l’opportunité, toujours invoquée mais jamais abordée de front, d’élire pour la première fois en Italie une femme à la tête de la République. Bien que le discours populiste, aussi bien de droite que de gauche, prenne pour cible tous les candidats à la présidence, indépendamment de leur genre12, il m’a semblé toutefois que la position des femmes, en l’occurrence, fait l’objet d’un acharnement plus poussé, dû justement à la volonté des partis de se donner le mérite d’un tournant genré de la politique.

2.1. Méthodologie et positionnement théorique

Note de bas de page 13 :

Je tiens ici à remercier le journaliste Agostino Ingenito de m’avoir permis d’accéder à bon nombre de documents numériques en lecture seule, que je ne disposais pas en version papier.

12J’ai rassemblé, pour cette étude, un corpus d’environ 300 articles (éditoriaux, articles, chroniques, etc.) parus sur papier pendant la semaine des élections. Bien que les opérations électorales aient commencé dès le 24 janvier, s’achevant le 29 janvier après 8 scrutins, j’ai estimé utile de ne prendre en compte que les articles parus entre les 28 et 31 janvier13. C’est dans cet intervalle qu’il est en effet possible d’apprécier la teneur du débat, notamment les réactions des partis et des médias, que je considère comme construites sur un soubassement rhétorique qui fait largement appel aux positions populistes. Après avoir délimité temporellement ce corpus, j’ai estimé nécessaire de passer en revue les articles qui traitaient les élections présidentielles, sans pouvoir toutefois me servir d’outils informatiques d’aide à la recherche. De fait, ce premier tri a été fait manuellement, car – du moins, à ma connaissance – on ne dispose pas, en Italie, d’une bibliothèque médias en ligne. Dans la mesure du possible, j’ai assuré, d’une part, les conditions de signifiance, car le corpus est orienté sur une étude déterminée, et d’autre part celles d’acceptabilité et d’exploitabilité (Rastier & Pincemin, 1999), en veillant à la fois sur l’homogénéité et la représentativité des données empiriques. En ce qui concerne l’homogénéité, je n’ai pris en compte que les journaux contenant un nombre suffisamment significatif d’articles sur la question, à savoir pas moins de cinq articles pour chaque numéro. Quant à la représentativité, les données reflètent les orientations et, parfois, les positionnements d’une très vaste majorité de la presse papier nationale au sujet des stratégies politiques mises en œuvre à travers les urnes pendant la semaine des élections.

3. La mise au ban discursive des femmes : analyse du corpus

3.1. Topoï et clichés dans les ethe de femmes

Note de bas de page 14 :

Notre analyse porte seulement sur les ethe de femmes.

13Ce premier volet de notre recherche est consacré à la construction de l’ethos des femmes dans les déclarations politiques, médiatisées par les journaux, des chefs de partis, dont la plupart sont des hommes, à l’exception de Giorgia Meloni (Fratelli d’Italia) et Emma Bonino (+Europa). Le gros plan sur ce corpus permet déjà, ne serait‑ce qu’à la surface des dispositifs énonciatifs, de relever une régularité : à aucune des femmes impliquées dans la compétition électorale n’est accordé le droit de parole. Pour leur part, ces femmes ne font pas trop d’efforts pour se tailler une place dans le débat public où elles occupent néanmoins le devant de la scène. Les « portaits » de femmes que j’ai pris en compte pour l’analyse sont ceux des deux candidates qui ont animé le plus le débat sur cette « svolta rosa » (tournant « rose ») de la politique italienne, à savoir Maria Elisabetta Alberti Casellati, la Présidente du Sénat au moment des élections, et Elisabetta Belloni, la première femme en Italie appelée à diriger le Département des Informations pour la Sécurité (DIS), autrement dit les services secrets. En revanche, j’ai renoncé à m’attarder sur Paola Severino, l’ancienne ministre de la Justice du gouvernement Monti, ainsi que sur Marta Cartabia, garde des Sceaux sous le gouvernement Draghi, dont les candidatures ont été proposées et rapidement retirées14.

14La construction de l’identité de ces femmes se sert d’un arsenal de stéréotypes et de clichés. Il suffit de comparer les titres de presse et les extraits des journaux qui dressent le profil institutionnel de Elisabetta Belloni.

Note de bas de page 15 :

« La ‘dame de fer’ des Affaires étrangères et 007. Portrait de Elisabetta Belloni, en lice pour le Colle » (Avvenire, 28 janvier).

[4] La « lady di ferro » di Esteri e 007. Ritratto di Elisabetta Belloni, in lizza per il Colle (Avvenire, 28 janvier)15

Note de bas de page 16 :

« Le libérateur des otages devient l’otage de la politique. […] Elle est la « femme qui a brisé le plafond de verre », pionnière dans les rôles masculins et possède l’extraordinaire capacité de vivre une vie frénétique emportée par la crête de la vague […] Sa vie privée est enveloppée de discrétion. Élégante, timide, à la personnalité tungstène, passionnée de course, de promenade et de chiens, Belloni a dû endurer la mort de son mari Giorgio Giacomelli, également ambassadeur ». (Francesco Specchia, Libero, 28 janvier).

[5] La liberatrice degli ostaggi diventa ostaggio della politica. […] È la “donna che ha rotto il tetto di cristallo”, una pioniera nel recitare ruoli maschili ha la straordinaria abilità di vivere una vita convulsa sotto la cresta dell’onda […] La sua vita privata è avvolta dalla discrezione. Elegante, schiva, una personalità al tungsteno, una passione per la corsa, le passeggiate e i cani, Belloni ha dovuto sopportare la morte del marito Giorgio Giacomelli, anche lui ambasciatore. (Francesco Specchia, Libero, 28 janvier)16

Note de bas de page 17 :

« Mais surtout, elle [E. Belloni] a fréquenté, exactement comme le « salvator mundi » Mario Draghi, l’institut fondé par la Compagnie de Jésus qui, comme indiqué sur le site Internet de l'école, « offre une formation structurée selon le paradigme pédagogique ignatien qui tire son nom de son fondateur, Ignace de Loyola. » […] C’est aussi la raison pour laquelle le cercle restreint du pape jésuite Bergoglio au Vatican aime Belloni ». (Marco Grieco, Demain, 28 janvier).

[6] Ma soprattutto [E. Belloni] ha frequentato, esattamente come il “salvator mundi” Mario Draghi, l’istituto fondato dalla Compagnia di Gesù che, come si legge sul sito internet della scuola, « offre una formazione articolata secondo il Paradigma pedagogico ignaziano che prende il nome dal suo fondatore, Ignazio di Loyola ». […] Anche per questo Belloni piace all’inner circle vaticano del gesuita papa Bergoglio. (Marco Grieco, Domani, 28 janvier)17

Note de bas de page 18 :

« Quelqu’un qui est habitué aux records depuis qu’elle est petite, comme lorsqu’elle fut la première élève admise dans un collège farouchement masculin comme le ‘Massimo’, à Rome, des pères jésuites. C’était au début des années ‘70. Elle n’a pas rencontré Mario Draghi dans les couloirs, qui était également élève dans le même lycée quelques années plus tôt, mais ils se sont certainement rencontrés lors des réunions d’anciens élèves ».

[7] Una che è abituata ai primati fin da piccolina, come quando fu la prima alunna ammessa in un collegio ferocemente maschile quale il « Massimo », a Roma, dei padri gesuiti. Accadeva nei primi Anni Settanta. Non ha incrociato Mario Draghi nei corridoi, allievo anche lui dello stesso liceo qualche anno prima, ma ai raduni degli ex allievi si sono conosciuti di sicuro18

Note de bas de page 19 :

« Avec un coup d’état dramatique hier soir, nous étions à un pas d’une véritable révolution pour la politique italienne : la possibilité pour tous d’élire à l’unanimité une femme au Quirinale pour la première fois dans l’histoire de la République. L’élue était et est toujours Elisabetta Belloni, la femme qui fut pendant des décennies l’ombre des ministres italiens des Affaires étrangères (dont Luigi Di Maio), et que Mario Draghi avait voulu dans son gouvernement dans l’un des rôles les plus délicats et fiduciaires : celui de guide stratégique des services secrets » (Franco Bechis, Il Tempo, 29 janvier).

[8] Con un colpo di teatro ieri sera si è stati a un passo da una vera e propria rivoluzione per la politica italiana : la possibilità di eleggere tutti d’accordo per la prima volta nella storia della Repubblica una donna al Quirinale. La prescelta era ed è Elisabetta Belloni, la donna che per lustri è stata l'ombra dei ministri degli Esteri italiani (compreso Luigi Di Maio) e che nel suo governo Mario Draghi aveva voluto in uno dei ruoli più delicati e fiduciari : la guida strategica del dipartimento in cima ai servizi segreti (Franco Bechis, Il Tempo, 29 janvier)19

15Même sans jamais remettre en question le profil institutionnel de Belloni, la presse représente la responsable des services secrets italiens à travers un lexique riche en subjectivèmes affectivo‑axiologiques (Kerbrat‑Orecchioni, 2009 [1980]), qui en délivre un portrait presque pathétique. Les journalistes ne nient pas les efforts qu’en tant que femme elle a dû faire pour « briser le plafond de verre », en s’imposant dans un milieu traditionnellement réservé aux hommes. Toujours est‑il que l’image qui se construit à travers le discours est celle d’une femme de pouvoir, qui en sait peut‑être trop sur le compte des parlementaires, une nouvelle Margaret Thatcher (lady di ferro) qui joue un rôle essentiellement masculin. La tendance à considérer le standard masculin comme un modèle de force et de compétence, auquel les femmes en politique devraient se conformer, relève évidemment du stéréotype, comme en témoigne la métaphore minérale (personalità al tungsteno). Dans la même veine, la description du tempérament timide mais déterminé de la candidate convoque dans le discours le stéréotype de « la femme qui a les couilles » (donna con le palle), qui repose sur le vieux topos du courage comme qualité inéluctablement masculine. Ce procédé de stéréotypisation atteint le paroxysme dans l’exemple 6. Belloni y est comparée au modèle, au sens aristotélicien, par excellence : l’ancien Président du Conseil Mario Draghi, dont elle partage l’éducation jésuite. En somme, la représentation qui en découle est celle d’une civil servant, comme on l’a souvent qualifiée, qui a su endurer la mort de son mari tout en gardant une attitude de discrétion, un trait attaché plutôt à l’image cristallisée de la femme soumise et consentante. À l’opposé, l’ethos de femme que la presse dessine à propos de Casellati restitue un portrait cynique d’un serviteur des institutions qui ne se rend pas à l’idée que son parti n’entend pas la voter, et assiste impassiblement au naufrage de sa candidature, sans regarder les bulletins de vote, en cherchant – le portable à la main – de regagner un consensus auprès de ses électeurs députés et sénateurs.

Note de bas de page 20 :

« [Elisabetta Casellati] a parcouru les bulletins de manière mécanique et n’a pas suivi l’exemple de Scalfaro, qui – en 1992 – a abandonné les travaux pendant le dépouillement. Le Parti Démocrate : complètement inapproprié. Et, en plus, elle tripotait son téléphone portable » (Avvenire, 29 janvier).

[9] Passava [Elisabetta Casellati] con fare meccanico le schede e non ha seguito l’esempio di Scalfaro, che nel ’92 lasciò lo spoglio. Il Pd : del tutto inopportuno. E ha armeggiato col cellulare (Avvenire, 29 janvier)20

Note de bas de page 21 :

« La présidente du Sénat, Elisabetta Casellati, s’est présentée hier à Montecitorio, pour ce qui aurait pu être le « grand jour » de sa vie, avec la même robe qu’elle avait portée le jour de son élection au Palazzo Madama : une robe bleue très élégante, complétée par une rangée de boutons en diagonale. La seule différence est la broche accrocheuse qu’elle portait hier. Il s’agit d’un vêtement que l’avocate vénitienne a également choisi de porter lors d’autres occasions importantes, le considérant peut‑être comme un ‘porte‑bonheur’. Mais hier, cela ne s’est pas bien passé » (Avvenire, 29 janvier).

[10] La presidente del Senato, Elisabetta Casellati, si è presentata ieri a Montecitorio, per quello che sarebbe potuto essere il “gran giorno” della sua vita, con lo stesso abito che aveva indossato il giorno della sua elezione a titolare di Palazzo Madama : un abito blu molto elegante, corredato da una fila di bottoni in diagonale. Unica differenza la vistosa spilla che ha portato ieri. Si tratta di un capo d’abbigliamento che l’avvocatessa padovana ha scelto di indossare anche in altre occasioni importanti, ritenendolo forse un “portafortuna”. Ieri, però, non è andata bene (Avvenire, 29 janvier)21

Note de bas de page 22 :

« Elisabetta Casellati s’est présentée à la Chambre avec la même robe qu’elle portait lorsqu’elle a été élue présidente du Sénat (la seule différence, hier, était la broche). Cette fois, cependant, le costume bleu porte‑bonheur n’a pas aidé » (Corriere della Sera, 29 janvier).

[11] Elisabetta Casellati si è presentata alla Camera con lo stesso vestito indossato alla sua elezione a presidente del Senato (unica differenza, ieri, la spilla). Stavolta, però, il completo blu portafortuna non è servito (Corriere della Sera, 29 janvier)22

Note de bas de page 23 :

« Casellati humiliée lors du vote. Voici le rôle réservé à la « femme » dans la course électorale. L’improbable candidature de la Présidente du Sénat se heurte aux votes contraires de sa coalition. Lors du premier ‘vrai’ vote, la candidate joue le rôle de victime sacrificielle [...] On la voit finalement sortir appuyée sur le bras d'un greffier : épuisée par le dépouillement, dans son costume bleu électrique avec masque assorti » (Demain, 29 janvier).

[12] Casellati umiliata al voto. Ecco il ruolo riservato alla “donna” nella corsa. La candidatura improbabile della presidente del Senato si schianta contro i voti contrari della sua coalizione. Alla prima votazione “vera” la candidata femminile recita nel ruolo di vittima sacrificale […] Alla fine è stata vista uscire appoggiata al braccio di un commesso : sfinita dalla conta, nel suo tailleur blu elettrico con mascherina in tinta (Domani, 29 janvier)23

Note de bas de page 24 :

« Salvini, Casellati et la satire de la trahison annoncée. Elle est très convaincue et se décolore les cheveux et lance une campagne‑joueurs, tandis qu’elle ignore l’évidence. Abattue. […] et puis à 15 heures, alors que tout le monde sur le Transatlantique bâillait, connaissant déjà sa fin, il fallait bien l’observer, Betty, qui y croit, veste bleue sur fard à paupières bleu sur masque bleu. La voici, arrachant de la main droite les bulletins de vote de la main de Roberto Fico, tandis que de la main gauche elle consulte son téléphone portable pour savoir auprès de son porte‑parole Marco Ventura et de ses collaborateurs : ‘Jusqu’où en sommes‑nous ? Combien en ai‑je ?’ » (Il Foglio, 29 janvier).

[13] Salvini, Casellati e la satira del tradimento annunciato. Lei convintissima si schiarisce i capelli e fa campagna acquisti, lui ignora l’evidenza. Abbattuta. […] e allora alle 15, mentre in Transatlantico tutti sbadigliavano certi del tonfo, bisognava proprio osservarla, lei, la Betty, che ci crede, giacca blu su ombretto blu su mascherina blu. Eccola, che strappa di mano le schede a Roberto Fico, con la destra, e intanto con la sinistra compulsa il cellulare per sapere dal suo portavoce Marco Ventura e dai collaboratori : “A quanto stiamo ? Quanti ne ho ?” (Il Foglio, 29 janvier)24

Note de bas de page 25 :

Il n’en reste pas moins que le ton et le lexique empreint de clichés a été autrefois réservé tant aux femmes qu’aux hommes, à différentes époques de l’histoire républicaine, pour disqualifier la personne derrière la personnalité politique. Sans doute la plupart des Italiens garde‑t‑ils en mémoire le fameux chandail en cashmere du leader communiste Fausto Bertinotti, élevé à un parangon d’incohérence de la gauche, ou – plus récemment – la pochette pliée à quatre pointes de Giuseppe Conte (Pochette rossa la trionferà, titrait le Huffington Post peu avant les élections législatives de 2022, en détournant un vers du fameux chant ouvrier Bandiera rossa : « Bandiera rossa la trionferà »).

16La presse brosse le portrait de la deuxième institution de l’État en utilisant les mêmes tons populistes en usage dans la buvette de Montecitorio, où se tisse le destin des candidatures. L’accent est mis sur les goûts esthétiques de la candidate, mais aussi sur ses mouvements névrotiques lors du dépouillement, dans la volonté désespérée de ne pas arrêter sa course vers le Quirinale. Encore une fois, le discours journalistique est bâti sur un soubassement stéréotypique qui pourvoit une représentation caricaturale de la femme, en général, qui se fait remarquer par la beauté, le corps, le code vestimentaire, mais aussi par les « faiblesses » qui lui sont associées par la doxa misogyne, le manque d’intelligence et de contrôle, l’instabilité émotive, l’insécurité décisionnelle, etc.25

Note de bas de page 26 :

Le Papeete Beach, à Milano Marittima, où l’ancien Ministre Salvini a suscité de vives polémiques, en 2019, en se faisant photographier, torse nu, à la console de mixage.

17Aussi, les termes axiologiquement marqués pour faire le récit de la défaite de Casellati se chargent des mêmes tons populistes. On relève dans la presse une isotopie de la violence et du meurtre, comme en témoigne la métaphore filée tout au long des textes : la présidente est à la fois « bruciata » (grillée), « impallinata » (criblée de balles), faisant « harakiri », « suicide », « spiaggiata al Papeete » (échouée sur la plage du Papeete26), pour souligner l’opposition de Salvini à son élection, « decapitata » (décapitée), « affossata » (enterrée), « silurata » (torpillée), « bocciata » (recalée), « azzoppata » (estropiée), « finita nel tritacarne » (passée à la moulinette), « pugnalata » (poignardée). Ces métaphores n’épargnent pas d’ailleurs les autres candidates. Dans un seul article, signé par Tommaso Labate dans les colonnes du Corriere della Sera, on peut en dénombrer plusieurs. Le journaliste parle d’un procès où les candidatures des femmes ont été :

Note de bas de page 27 :

« […] brûlées, elles ont été dorées, échaudées, grillées, incinérées, passées et repassées par le test des deux fours allumées et éteintes par intermittence par Salvini et compagnie » (Tommaso Labate, Corriere della Sera, 29 janvier).

[14] […] bruciate, sono state rosolate, scottate, biscottate, incenerite, passate e ripassate alla prova dei due forni accesi e spenti a intermittenza da Salvini e compagnia. (Tommaso Labate, Corriere della Sera, 29 janvier)27

18On arrive jusqu’à parler de décapitation à propos de « Queen Elisabeth » qui, sans le soutien de son chef (Berlusconi était hospitalisé à Milan pendant les élections), a été exclue par un groupe de députés de Forza Italia, notamment guidés par Giovanni Toti :

Note de bas de page 28 :

« Orphelins du Caimano, enfermé au San Raffaele de Milan, les azzurri sont un troupeau en désarroi. Et sans le berger régnant et vigilant, la reine Elizabeth, qui croyait que Ruby était la petite‑fille de Moubarak, a été décapitée » (Fabrizio D'Esposito, Il Fatto Quotidiano, 29 janvier).

[15] Orfani del Caimano rinchiuso al San Raffaele di Milano, gli azzurri sono un gregge allo sbando. E senza il pastore regnante e vigilante, Queen Elizabeth, che credeva a Ruby nipote di Mubarak, è stata decapitata. (Fabrizio D’Esposito, Il Fatto Quotidiano, 29 janvier)28

Note de bas de page 29 :

Libero, fondé en 2000 par le journaliste Vittorio Feltri, est considéré comme l’un des plus importants quotidiens italiens d’orientation libérale et conservatrice.

19L’isotopie du meurtre est exacerbée dans certains titres de Libero29, qui proposent des analogies abusives (féminicide), en rappelant à travers la métaphore de la violence domestique que la Présidente du Sénat a été mise hors‑jeu par les nombreux francs‑tireurs de son parti, dont de nombreuses femmes.

Note de bas de page 30 :

« Féminicide à Montecitorio. La présidente du Sénat battue par plus de 70 francs‑tireurs de centre‑droit. Et c’est la bagarre dans la coalition. Ses collègues azzurre l’ont tout particulièrement visée, celles qui ne l’ont jamais aimée et qu’elle va désormais traquer. […] C’était un féminicide politique : Casellati, une femme d’un sens institutionnel rarissime, a été massacrée dans l’enceinte même de son parti. La vérité est qu’il ne faut jamais tester sa force quand on recouvre une position institutionnelle » (Libero, 29 janvier).

[16] Femminicidio a Montecitorio. La presidente del Senato affossata da oltre 70 ribelli del centrodestra. E nella coalizione volano gli stracci. Nel mirino le colleghe azzurre che non l’hanno mai amata e cui lei ora darà la caccia. […] È stato un femminicidio politico : Casellati, femmina di raro senso istituzionale, è stata massacrata tra le stesse mura domestiche del suo partito. La verità è che non bisognerebbe mai fare la prova di forza con una carica istituzionale. (Libero, 29 janvier)30

Note de bas de page 31 :

Il Fatto Quotidiano a été fondé en 2009. Dès ses débuts, il s’est imposé sur la scène éditoriale italienne comme un quotidien d’inspiration « constitutionnelle » (cf. l’éditorial de Antonio Padellaro « Linea Politica, la Costituzione », Il Fatto Quotidiano, 23 septembre 2009). À plusieurs occasions, il s’est aligné aux instances politiques exprimées par le Mouvement 5 Étoiles qui, au cours de la même année, commence à évoluer graduellement vers la forme d’un parti politique.

20À l’issue des élections qui voient la réélection de Sergio Mattarella, qualifié de « bonne voiture d’occasion », Il Fatto Quotidiano31 aussi reprend la métaphore du meurtre et part à la recherche des « coupables » qui auraient « tué la présidente femme » (en rose), allant jusqu’à convoquer l’épisode historique de « la nuit des longs couteaux ».

Note de bas de page 32 :

« LA NUIT DES LONGS COUTEAUX. Qui a tué la femme candidate. Letta jr. dit oui à Conte et Salvini sur Belloni, puis la détruit. Di Maio, Guerini, B. et Renzi complotent. Enfin de bonnes voitures d’occasion » (Il Fatto Quotidiano, 30 janvier).

[17] LA NOTTE DEI COLTELLI. Chi ha ucciso la candidata in rosa. Letta jr. dice sì a Conte e Salvini su Belloni, poi la stronca. Di Maio, Guerini, B. e Renzi tramano. Infine, la resa all’usato sicuro. (Il Fatto Quotidiano, 30 janvier)32

3.2. Stratégies argumentatives de mise au ban

21De nombreuses observateurs n’ont pas manqué de souligner, à l’issue de la consultation électorale, l’incohérence entre la construction d’un discours épidictique faisant l’éloge de toutes les femmes candidates et la perplexité, exprimée par les mêmes personnalités politiques interviewées, sur l’opportunité que des figures comme Elisabetta Belloni et Elisabetta Casellati puissent jouer le rôle de Chef de l’État. À l’exception de Giorgia Meloni qui s’était aussitôt exprimée en faveur de la candidature d’une femme, en plaidant ouvertement pour celle de Belloni, les prises de position des trois partis qui font l’objet de cette étude révèlent, à travers les déclarations de leurs leaders, une stratégie manipulatoire de construction du consensus. En témoigne le « j’accuse » de Maddalena Oliva qui signe un article dans Il Fatto Quotidiano intitulé

Note de bas de page 33 :

« Les figurantes de la Ligue unies pour jouer la ‘carte rose’ [...] Voici le spectacle des ‘femmes vulnérables’ et des handicapés » (Maddalena Oliva, Il Fatto Quotidiano, 29 janvier).

[18] Quelle figuranti del capo leghista per la “carta rosa” […] Lo show tra donne “soggetti deboli” e disabili. (Maddalena Oliva, Il Fatto Quotidiano, 29 janvier)33

22où l’appellatif “figuranti” (figurantes) est ici attribué aux députées de la Ligue, à savoir Laura Ravetto et Erika Stefani. Cette dernière, notamment, est la cible de cet article, car elle serait coupable d’avoir soutenu l’idée qu’a Salvini d’une femme au Quirinale à travers des arguments mettant sur le même plan les femmes et les catégories vulnérables comme les personnes handicapées. Les exemples que j’ai sélectionnés dans le corpus mettent tout particulièrement l’accent sur les stratégies argumentatives utilisées à cette fin. Parmi celles‑ci, la concession argumentative revient avec le plus de régularité

Note de bas de page 34 :

« Renzi : ‘Belloni est une professionnelle extraordinaire, une amie. Mais dans une démocratie mure, le chef en charge des services secrets ne devient pas le Président de la République’ » (Matteo Renzi, Avvenire, 29 janvier).

[19] Renzi : « Belloni è una straordinaria professionista, un’amica. Ma in una democrazia compiuta il capo dei servizi segreti in carica non diventa Presidente della Repubblica » (Matteo Renzi, Avvenire, 29 janvier)34

Note de bas de page 35 :

« Que l’actuel chef des services secrets devienne le Président de la République est inacceptable. Il s’agit d’une dérive sans précédent. Je ne voterai pas pour Elisabetta Belloni. Qui est l’un de mes amies. Mais on ne va pas au Quirinale en passant par les services secrets : celui qui ne comprend pas cela n’a aucune culture institutionnelle » (Matteo Renzi, Demain, 29 janvier).

[20] Che il capo dei servizi segreti in carica diventi Presidente della Repubblica è inaccettabile. Si tratta di una deriva senza precedenti. Non voterò Elisabetta Belloni. Che è una mia amica. Ma dai servizi Segreti non si va al Quirinale : chi non lo capisce non ha cultura istituzionale ». (Matteo Renzi, Domani, 29 janvier)35

Note de bas de page 36 :

« Je partage les inquiétudes d’une partie du Transatlantique, quant à la disponibilité exprimée par certains dirigeants envers Elisabetta Belloni. Certes, un fonctionnaire de premier ordre, mais pour la Présidence de la République une expérience politique directe est déterminante » (Stefano Fassina, Il Fatto Quotidiano, 28 janvier).

[21] In Transatlantico, trovo diffuse e comprensibili preoccupazioni per le disponibilità espresse da alcuni leader verso Elisabetta Belloni. Per carità, civil servant di prima qualità, ma per la Presidenza della Repubblica è decisivo un vissuto politico diretto. (Stefano Fassina, Il Fatto Quotidiano, 28 janvier)36

Note de bas de page 37 :

« [...] À commencer par le ministre des Affaires étrangères, Luigi di Maio, qui n’a jamais caché son estime à l’égard Belloni : ‘Elisabetta est ma sœur’, a‑t‑il déclaré à la Chambre lorsque son nom a été fait. ‘Mais nous ne pouvons pas nous permettre de brûler un nom pareil » (Di Maio).

[22] […] A partire dal ministro degli Esteri, Luigi di Maio, che non ha mai nascosto la stima che nutre nei confronti della Belloni : « Elisabetta è mia sorella », aveva detto in Transatlantico quando era spuntato il suo nome. « Ma non possiamo permetterci di bruciare un nome come il suo ». (Di Maio)37

23Parmi les interviewés, personne ne cache son admiration pour Elisabetta Belloni, mais à chaque fois le connecteur adversatif mais ajoute une raison pour ne pas la voter. Moins nombreux, mais tout aussi importants, sont les amalgames, ou plus exactement des analogies abusives entre l’élection de Belloni et les régimes autocrates, où le chef des services secrets devient un représentant des institutions. Le modèle est subtilement et aussitôt transformé en l’antimodèle (Perelman & Olbrechts-Tyteca, 2000 [1958]).

Note de bas de page 38 :

« En revanche, le transfert des services secrets au Quirinale n’est pas quelque chose de typique de la démocratie occidentale. Malgré une visibilité de très haut niveau et un curriculum impeccable, le problème – peut-être plus formel que substantiel – est gigantesque. Tant pis pour Grillo, qui consacre bien son temps en faveur de Belloni » (Il Giornale, 29 janvier).

[23] D’altra parte, il capo dei servizi segreti che trasloca al Quirinale non è cosa da democrazia occidentale. Nonostante il profilo di altissimo livello e un curriculum ineccepibile, il problema – magari più formale che sostanziale – è gigantesco. Con buona pace di Grillo, che si spende a favore della Belloni. (Il Giornale, 29 janvier)38

Note de bas de page 39 :

« Dans un pays démocratique, il est absolument inapproprié que le chef des services secrets devienne le Président de la République. De même, il n’est pas acceptable que la présidence de la République et la direction du gouvernement soient toutes deux confiées à des personnalités techniques et apolitiques » (Roberto Speranza, La Verità, 29 janvier).

[24] in un Paese democratico è assolutamente inopportuno che il capo dei servizi segreti diventi presidente della Repubblica. Allo stesso modo non è accettabile che la presidenza della Repubblica e la guida del governo siano affidate entrambe a personalità tecniche e non politiche (Roberto Speranza, La Verità, 29 janvier)39

Note de bas de page 40 :

« Mais surtout, avec cette méthode, [Belloni] risque d’être brûlée en un tour de main, car à se soulever immédiatement sont Matteo Renzi, Forza Italia, une bonne partie du Parti démocrate (un ministre spamme sur les portables de ses collègues le drapeau égyptien, pour rappeler qu’un chef des services devenu plus tard chef de l’État s’appelle bien Al Sisi » (Annalisa Cuzzocrea, La Stampa, 29 janvier).

[25] Ma che soprattutto, con questo metodo, [Belloni] rischia di essere bruciata nel giro di un quarto d’ora, perché subito insorgono Matteo Renzi, Forza Italia, pezzi di Pd (un ministro fa girare sui cellulari la bandiera dell’Egitto, per ricordare che un capo dei Servizi poi diventato capo di Stato è Al Sisi (Annalisa Cuzzocrea, La Stampa, 29 janvier)40

Note de bas de page 41 :

« L’idée que la cheffe de nos services secrets soit promue au Quirinale suscite désormais des sentiments mitigés. Il y a ceux qui regardent avec méfiance la primauté d’un espion qui gouvernerait le sort du pays et de la Constitution (on cite les précédents d'Andropov et de Poutine, en comparant le Dis avec le KGB, et là aussi sans élégance » (Francesco Specchia, Libero, 28 janvier).

[26] L’idea che la Capa dei nostri Servizi Segreti venga issata al Quirinale suscita, ora, sentimenti contrastanti. C’è chi guarda con diffidenza alla primazia di una spia che reggerebbe le sorti del paese e della Costituzione (si citano i soli precedenti di Andropov e Putin paragonando il Dis col Kgb, e anche qui senza eleganza (Francesco Specchia, Libero, 28 janvier)41

24Le parallélisme établi dans les exemples suivants avec Al Sisi, Andropov et Poutine, ainsi que les propos alarmistes sur la solidité de la démocratie, relèvent bien de deux traits distinctifs du populisme, qui – selon Charaudeau – sont la « victimisation » et la « satanisation des coupables » (Charaudeau, 2022 : 27 et ssqq). Tant les militants de gauche que les partis de droite jouent en effet sur les peurs des citoyens, afin de présenter la candidature de la cheffe des services secrets comme un danger pour la survie des institutions, en même temps que les qualités professionnelles et humaines de l’« espionne » (ex. 26) sont étouffées par des déclarations qui découlent de la politique tout en étant paradoxalement anti-système.

Conclusion

Note de bas de page 42 :

« La recherche ostentatoire d’une bannière de femme au Quirinal est un autre aspect qui dénonce une fois de plus la médiocrité de cette classe dirigeante » (Lilli Gruber, Corriere della Sera, « 7 Corriere – Sette e mezzo », 12 janvier).

25« Benvenuta signora Italia, ti aspettavamo da tempo #Belloni » est le tweet que Beppe Grillo publie à l’issue de la rencontre entre Enrico Letta, Giuseppe Conte et Matteo Salvini, qui – sans le consentement des groupes parlementaires respectifs – ont essayé d’orienter la consultation électorale. Il Fatto Quotidiano propose d’ailleurs un titre emblématique à cet égard : Il Conclave a tre dice « donna », car au terme de cette étude, il me semble clair que dans ce « conclave » la femme n’a été qu’un instrument de propagande, un anti‑sujet dont on parle mais auquel on n’accorde pas le droit de parole. Et c’est cette objectivisation qui fait le point de convergence du discours tant politique que médiatique sur la compétition électorale pour la première institution du pays. Ensuite, les analyses ont montré que les nombreux clichés mobilisés sur le compte des femmes, mais aussi les analogies opérées entre des réalités discursives fort différentes, contribuent à disqualifier l’anti‑sujet tout en gardant une politique de correction à son égard. La presque totalité des arguments utilisés pour détruire les candidatures sont des paralogismes, comme les pétitions de principe que nous avons relevées lorsque, par exemple, les chefs de partis s’en prennent à la figure d’Elisabetta Belloni comme inadéquate à cause de son profil institutionnel dans les services secrets, ou bien des attaques « ad mulierem » vis‑à‑vis de Alberti Casellati. De fait, c’est lorsque l’échec de l’ancienne Présidente du Sénat apparaît comme imminent et irréparable que commence la recherche spasmodique d’une femme pour la Présidence, au point que bien des jours après la confirmation de Sergio Mattarella, dans les colonnes de Il Corriere della Sera, Lilli Gruber dresse un bilan impitoyable de ces élections : « la ricerca ostentata del vessillo di una donna al Quirinale è un altro aspetto che denuncia una volta di più la mediocrità di questa classe dirigente ». (Lilli Gruber, Corriere della Sera, “7 Corriere – Sette e mezzo”, 12 janvier)42.