Pour une didactique de l’inclusivité en classe de FLE par la littérature : entre universel et singularités For a didactics of inclusivity in French as a Foreign Language (FLE) classroom through literature: between universality and singularities
La littérature peut offrir un large éventail de possibilités d’inclusion en classe de français langue maternelle, et plus encore en classe de français langue étrangère (FLE), notamment dans le cadre de l’enseignement-apprentissage à des apprenants réfugiés. En effet, le texte littéraire, par ses caractéristiques d’universalité, de polysémie et d’altérité, permet d’aborder une didactique de la subjectivité médiée par un enseignant garant de l’exégèse du texte. En outre, par le motif du récit migratoire, la littérature met en abîme une double altérité qui permet une meilleure identification des apprenants allophones ayant tous été en butte à un choc culturel. Enfin, la littérature est un genre particulièrement désigné pour l’acquisition de la compétence culturelle dont nul ne conteste la place dans la classe de FLE désormais. Enfin, par l’écriture créative empruntant aux genres fictionnels, la littérature, pour des apprenants allophones et surtout migrants, permet une appropriation de leur itinéraire, condition à une meilleure inclusion dans la société d’accueil.
Literature can offer a wide range of possibilities for inclusion in native French language classes, and even more so in French as a Foreign Language (FLE) classes, especially in the context of teaching refugee learners. Indeed, literary texts, through their characteristics of universality, polysemy, and alterity, make it possible to approach a didactics of subjectivity mediated by a teacher who guarantees the interpretation of the text. Furthermore, through the motif of the migratory narrative, literature reflects a double alterity that enables a better identification of allophone learners, who have all experienced cultural shock. Finally, literature is a particularly suitable genre for acquiring cultural competence, whose place in language learning class is now undisputed. Lastly, through creative writing borrowing from fictional genres, literature, for allophone learners and especially migrants, allows for an appropriation of their journey, a condition for better inclusion in the host society.
Introduction
1De Monsieur Jourdain s’essayant malgré lui à la prose, martyrisant la syntaxe française à en être grotesque dans le but de séduire la noble Dorimène, aux représentations socio-culturelles ancrées dans les mentalités et souvent reprises par les écoliers dont les familles sont issues de l’immigration, comme quoi « la littérature, c’est un truc de céfran », propos entendu dans un collège de ZEP, qui pourrait être une citation d’Entre les murs, la littérature est traditionnellement perçue comme un marqueur d’exclusion. Pourtant, elle apparaît comme un vecteur puissant pour l’identification, l’inclusion de tous dans la classe, et plus particulièrement dans la classe de Français Langue Étrangère (FLE), lorsqu’elle est introduite selon une certaine méthodologie. En quelle mesure la littérature, opérant à un va-et-vient sans cesse renouvelé entre l’universel et le particulier, s’avère-t-elle donc un levier pour pratiquer une didactique de l’inclusivité en classe de FLE ?
2Nous nous proposons d’identifier comment la littérature est par sa matière-même un élément d’inclusivité, et comment une certaine posture méthodologique, impliquant que l’enseignant favorise l’émergence et propose une médiation des propositions d’interprétation du texte des apprenants, favorise l’inclusion. Cette approche, valable en français langue maternelle (FLM) comme en français langue étrangère, est complétée en classe de FLE par d’autres objectifs d’apprentissage propres au contexte. En effet, dans le cadre d’une classe plurilingue et pluriculturelle où l’objectif est d’acquérir une même langue-culture cible : le français, l’exposition à des textes littéraires dont le motif est l’altérité peut favoriser d’autant plus l’inclusion des apprenants allophones. En outre, la didactique des langues selon l’approche actionnelle s’accorde pour considérer aujourd’hui que l’apprentissage d’une langue ne peut se faire sans considérer la dimension culturelle (Cadre de référence pour les langues : CECRL, 2001, p. 82‑86). L’acquisition des compétences culturelles tout en travaillant la langue peut se faire de manière privilégiée par le biais de textes littéraires et nous verrons en quelle mesure elle va de pair avec l’inclusion des apprenants allophones à la communauté francophone. Outre le fait que la littérature, par la matière-même qu’elle offre au lecteur allophone, soit un facteur d’inclusivité, la pratique de l’écriture créative nourrie de textes et de lectures littéraires s’avère aussi être un outil pour la prise en compte de la singularité des parcours de chacun, favorisant le parcours de l’apprenant allophone de sa langue-culture d’origine vers la langue cible.
1. Le texte littéraire : un vecteur d’inclusion à médiatiser en classe
3Le texte littéraire, dans le cadre d’un enseignement/apprentissage, revêt des intérêts multiples qui, en classe de FLE, sont à considérer au plan de l’accès à une nouvelle langue-culture pour l’apprenant. Les apports de la littérature identifiés pour un public francophone se superposent à ceux qui sont spécifiques à la classe de langue. L’une des singularités du texte littéraire réside en son caractère universel, ce qui lui confère une puissance identificatoire. C’est entre autres par cette capacité à transcender les espaces et les époques que les textes littéraires trouvent leur place dans l’enseignement de la langue et de la culture. En effet, c’est bien le caractère universel qui va permettre à un étudiant du xxie siècle de partager les passions d’un Des Grieux ou d’une Manon, de même qu’un étudiant étranger pourra s’identifier, pour les mêmes raisons, à un texte issu d’une culture qui n’est pas la sienne et s’intégrer dans cette culture-cible. En outre, l’attention portée au signifié rend le texte littéraire polysémique. Par sa nature, il se prête à plusieurs significations. Roland Barthes ajoute : il est pluriel, il est « galaxie de signifiants, non structure de signifiés » (Barthes, cité par Richaudeau, 1970, p. 16) et permet une recherche sur la construction du sens. Traditionnellement, l’histoire de la didactique de la littérature a eu tendance à évincer la subjectivité, alors que sa prise en compte nous semble un levier pour l’exégèse du texte comme un vecteur d’inclusion de chacun au groupe-classe et à la communauté de la langue cible. Or, du fait de son potentiel identificatoire fort, le texte littéraire ne constituerait-il pas un dispositif favorisant l’inclusion, s’il est médié par l’enseignant dans l’exercice de la lecture littéraire ?
1.1. L’apparent paradoxe des lectures privées et critiques
4Indépendamment de son enseignement-apprentissage en langue étrangère, la littérature se prête en soi à la construction de l’identité, processus auquel l’apprenant allophone est en butte. Par son exceptionnelle faculté de faire coexister toute singularité dans une forme d’universalité plurielle (Murat, 2023), la littérature permet de s’identifier au parcours des personnages des textes littéraires. Dans son étude sur Marcel Proust, Laure Murat expose cet enjeu d’identification en se référant à l’adage de Térence : « je suis un homme et rien de ce qui est humain ne m’est étranger ». C’est ce qui confère au texte littéraire sa portée universelle, qui lui permet de transcender les barrières du temps, de l’espace et des classes sociales. A la recherche du temps perdu n’est pas seulement une peinture de l’aristocratie sur le déclin dans une France en mutation vers un nouveau siècle, mais c’est aussi et surtout une peinture de nos émotions, de notre fonctionnement d’être humain, dans toutes ses nuances et sa complexité. Ainsi, passé le cap psychologique d’une lecture réputée exigeante, l’œuvre de Proust, par cette identification, donne à son lecteur la possibilité de vivre, par le truchement du texte littéraire de fiction, le processus d’identification, dont l’effet est décuplé par le plaisir du texte dans une lecture intitulée lecture privée (Jenny, 2004), autrement appelée « effet Harry Potter » (Collès & Dufays, 2007). La lecture privée permet au lecteur d’être immergé dans la fiction. En s’identifiant aux personnages, il est pris dans l’histoire. Selon Michel Picard, la lecture s’apparenterait à un jeu : la lecture privée serait comparable à une activité de « playing » s’opposant à la lecture critique qui serait, elle, comparable à une activité de « gaming ». Par l’activité de « playing », le lecteur entre dans des rôles, comme un acteur de théâtre mais dont la scène de théâtre est seulement mentale. Le texte littéraire est donc le lien entre soi et l’autre et la possibilité de se sentir inclus dans une communauté plus vaste qui transcende le temps et l’espace. Par le processus de lecture privée, le lecteur entre dans l’univers du livre ; ce processus est la condition sine qua non à la possibilité même d’activité de lecture.
5Toutefois, la lecture privée, qui seule permet ce processus d’identification, est-elle légitime dans le cadre institutionnel ? Comment évaluer son bénéfice ? Une telle posture lectorale est-elle compatible avec les objectifs de la lecture dite critique (Jenny, 2004), à savoir, une exégèse du texte étudié ? Laurent Jenny distingue bien les deux types de lecture, ne les opposant pas radicalement, mais les décrivant davantage comme complémentaires. En effet, la première se caractérise par une identification du lecteur avec ses personnages, l’immergeant dans la narration de la fiction, posture qui ne permet pas le recul nécessaire à une prise de distance permettant la lecture critique. La lecture critique est fondée, elle, sur la relation duelle entre l’auteur et le narrateur d’une part, et le lecteur d’autre part. Jenny expose la manière dont les auteurs se jouent de leur lecteur par une utilisation du point de vue sciemment orienté vers une stratégie narrative. Ainsi donne-t-il l’exemple de Balzac qui, souvent, présente d’abord son personnage principal selon un point de vue externe, ne donnant accès à rien de ce qu’il est à son lecteur. Pourtant, quelques pages après, le narrateur, par le choix d’un point de vue omniscient, révèle des éléments intimes de ce même personnage, qui ne transparaissent pas de l’extérieur. Si le lecteur est dans une posture de lecture privée, il ne peut dans le même temps prendre la posture permettant l’analyse de ce changement de point de vue requise pour la lecture critique.
6En outre, selon les choix opérés par l’auteur, le narrateur peut parfois être facilitateur de la construction du sens pour le lecteur ou bien requérir de sa part un important travail d’interprétation. Jenny prend l’exemple des auteurs du Nouveau Roman qui introduisent un tout autre type de narration que le « roman balzacien » (Barthes, 1953, p. 130) où le narrateur désoriente le lecteur en lui livrant des informations contradictoires sur le personnage, rendant parfois incompréhensible leur comportement. Afin de discerner le point de vue porté sur la narration et par là même de construire le sens, le lecteur est donc voué à faire une lecture critique, de s’abstraire de la position d’adhésion au récit, provoquée par l’identification au personnage dans la lecture privée.
1.2. Prise en compte de la subjectivité pour la construction du sens
7Pourtant, si la lecture critique exige l’abandon d’une posture d’adhésion inconditionnelle à la diégèse, la rendant donc incompatible au sein d’un même processus avec la lecture privée, elle n’est pas la seule manière d’aborder l’exégèse d’un texte littéraire et le retour à l’expression d’une sensibilité personnelle semble intéresser les didacticiens de la littérature. Ainsi Annie Rouxel s’interroge-t-elle sur la manière de prendre en compte la subjectivité du sujet-lecteur dans la classe de littérature pour une interprétation plus juste du texte. En ce sens, elle s’inscrit dans la lignée d’Antoine Compagnon qui, dans Le Démon de la théorie (1998, p. 164‑167), rappelle combien l’enseignement de la littérature a une longue tradition d’éviction du sujet-lecteur. Sommé de se soumettre à la logique du seul texte, toute expression de la subjectivité étant proscrite, l’enseignant de littérature en était, comme le fustige Todorov (cité par Rouxel, 2007, p. 65), réduit à faire du texte littéraire un prétexte à l’acquisition de savoirs, confondant ainsi les outils et les finalités. Par l’introduction de la lecture cursive, une place plus importante est réservée à l’expression personnelle du lecteur. Lecture au long cours, moins soumise à l’analyse, elle laisse émerger une approche personnelle du texte lu. On en voit immédiatement le bénéfice dans le cadre d’une classe de FLE, en termes d’input et donc d’acquisition purement langagière. La lecture cursive favorise donc la lecture privée et par là-même « l’effet Harry Potter » cité précédemment. En outre, Rouxel cite l’exemple d’une élève émue par un passage de Lettres à un jeune poète qui s’interroge sur l’originie du plaisir procuré par une phrase : « jouissance des mots ? Émotion liée à la signification de l’énoncé ? – probablement les deux indissociablement mêlés » conclut Rouxel (2007, p. 67). Fond et forme sont d’évidence consubstantiels ; inciter les élèves dans la classe de littérature à faire émerger les éléments qui les émeuvent relève de la subjectivité mais paraît également être une voie d’accès au sens, même si les questions posées sont souvent plus importantes que les réponses. Prendre en compte l’approche personnelle d’une œuvre littéraire pour en faire l’analyse revient activer le levier de la motivation identifiée (Maslow, 1961). Consistant à donner du sens à la tâche en la mettant en relation avec les valeurs personnelles de l’individu, la motivation identifiée favorise en effet la prise en compte de l’apprenant comme être humain singulier appartenant par ailleurs à un groupe social. Une pratique de lecture qui allie lecture privée et critique favorise donc l’inclusion au sens où la lecture privée permet d’activer le levier de la motivation identifiée : l’apprenant se sent pris en compte dans sa singularité, et s’approprie l’œuvre littéraire étudiée par une approche personnelle pour laquelle le sens qu’il lui donne est pris en compte. L’approche de la lecture critique pratiquée en groupe permet la construction d’un sens collectif à partir des hypothèses de lectures issues de la lecture privée et permet de renforcer la dimension motivationnelle identifiée en explorant les valeurs universelles du texte littéraire, non plus seulement à l’aune du ressenti individuel, mais de la construction du sens à l’échelle du groupe-classe.
1.3. Importance de la médiation de l’enseignant
8Cela signifie-t-il pour autant que l’enseignement-apprentissage de la littérature permet de tout dire sur un texte, admet toute interprétation, au nom de l’expression de la subjectivité du sujet lecteur ? La réponse à cette question est claire, mais la manière de discriminer les interprétations recevables de celles à exclure interrogent. Roland Barthes nous aide à comprendre en quelle mesure il est inconcevable d’accepter toute interprétation. Si un texte admettait toutes les interprétations possibles, explique-t-il, alors cela reviendrait à dire que tous les textes disent la même chose (Barthes, 1953). Par ce non-sens, il nous encourage à nous interroger sur le positionnement du curseur et sur les critères nous permettant de discriminer ce qui est acceptable dans les interprétations personnelles produites par les apprenants-lecteurs. Anne Vadcar apporte une réponse à cette question en exposant le rôle de médiateur que doit jouer l’enseignant dans la classe de littérature, entre le texte et les sujets-apprenants-lecteurs. Par un guidage qui commence par la lecture même du texte avec une prosodie adaptée, permettant l’entrée en fiction, et incitant dans « un espace de négociation » (Vadcar, 2012, p. 67) les apprenants à confronter leur ressentis subjectifs avec des indices textuels, l’enseignant opère un va-et-vient entre la lecture privée personnelle, la mise en commun de ces lectures privées, la médiation permettant la construction d’un « sens commun » tel que défini par Sarfati (2008, p. 140).
9Notion issue de la philosophie, la médiation implique d’abord l’intervention d’un tiers ; elle se définit également en référence à la notion de bon sens (Gramsci cité par Sarfati 2008, p. 140), prenant en compte le contexte et la situation de communication ainsi que le rôle de l’ « institution » dans l’élaboration de ce sens commun selon la théorie des actes de langages d’Austin (cité par Sarfati, 2008, p. 141). Dans notre cas, la négociation du sens du texte littéraire se fait donc sur la base des lectures privées personnelles médiées par les autres apprenants et par l’enseignant, jouant ici le rôle de tiers. Toutefois, chaque acteur constituant ce « tiers » n’a pas le même statut ni donc le même rôle. En effet, l’enseignant représente dans notre cas l’institution que mentionne Austin. Ce dernier élément nous semble capital dans une mise en perspective de la notion de sens commun avec la lecture médiée telle que proposée par Vadcar. En effet, l’institution chez Vadcar définit un certain contexte (la classe) qui autorise un certain type de lecture (celle qui est définie par l’institution, régie par les curricula). Ainsi, le « sens commun » qui émerge de la lecture médiée par l’enseignant en classe dépend évidemment des subjectivités des apprenants, mais plus généralement du contexte où l’institution joue son rôle. Enfin, toujours selon Sarfati, le « sens commun » est défini par la théorie des topoï de Ducrot permettant de poser comme implicites un certain nombre d’éléments dont le décodage relève de connaissances de différents ordres : linguistique (au plan morpho-syntaxique, lexicologique), cognitif (au plan logico-sémantique) socio-pragmatique. Ces compétences sont précisément celles visées par Vadcar qui mentionne dans le pilotage de l’enseignant l’incitation à « utiliser le paratexte et les indices grammaticaux » (Vadcar, 2012, p. 72), « expliquer le lexique » (Ibid., p. 59), « traiter les inférences » (Ibid., p. 70). Nous constatons que les connaissances auxquelles la théorie des topoï se réfère correspondent effectivement aux objectifs définis pour l’enseignement/apprentissage de la lecture à différents degrés de complexité, selon les classes, et a fortiori en FLE. Ces compétences correspondent en effet à celles définies par le CECRL (2001) qui régit l’approche en vigueur en classe de langue, l’approche actionnelle, définissant la compétence langagière à trois plans : linguistique, sociolinguistique et pragmatique (2001, p. 17). Ainsi, établir un « sens commun » à partir de la lecture d’un texte littéraire en classe permet bien sûr une exégèse du texte, mais la construction de ce sens n’est évidemment pas fortuite, elle est cadrée par la singularité du texte lui-même. C’est aussi le contexte institutionnel qui, par les objectifs assignés à la séance de lecture, par les règles plus implicites de savoir-être et de déontologie (qu’est-ce qui peut être abordé en classe, selon l’âge des apprenants, par exemple ?) peut infléchir la construction du sens. Les acteurs en présence : les apprenants-lecteurs, mais aussi l’enseignant dont les « gestes professionnels experts » sont au service de l’engagement de l’apprenant (Vadcar, 2012, p. 68) sont aussi à prendre en compte.
10Ce dispositif de lecture collective médiée par l’enseignant allie lecture privée et lecture analytique, permettant de rendre la classe de littérature plus inclusive, par la place assignée à chacun tour à tour en tant qu’individu singulier, mais aussi en tant qu’élève du groupe classe dont il fait partie. C’est en opérant à différents niveaux de l’identité de l’apprenant que la lecture collective médiée permet une inclusivité (Billé, 2021). En effet elle construit la place de chacun dans le groupe, et construit aussi l’identité du groupe tout en fabriquant pour l’avenir un stock de souvenirs collectifs qui ne manqueront pas de forger l’identité du groupe. Charge à l’enseignant de réguler la parole, de faire émerger des indices de subjectivité pertinents et de conduire les apprenants à les mettre en lien avec des indices textuels, intertextuels, de confronter les interprétations afin de permettre – ce que Rouxel appelle de ses vœux – que la « lecture littéraire analytique se nourri[sse] alors du pluriel des expériences et s’élabore dans l’intersubjectivité́ sans exiger l’abandon total des intuitions singulières » (Rouxel, 2007, p. 72). Ces pratiques de lecture montrent combien le texte littéraire peut être un vecteur d’inclusion, permettant de rendre l’apprenant pleinement légitime dans sa participation à la construction du sens, à partir de textes dont la portée universelle permet l’identification, favorisant là aussi l’inclusion.
2. Rencontre avec l’autre ou la double mise en abyme de l’inclusion
11Si la littérature revêt un caractère universel et plurivoque, favorisant l’inclusivité, elle est aussi le lieu privilégié du dialogisme entre les langues et les cultures : le motif de l’altérité y est présent. Pour un enseignement en classe de FLE, cette rencontre peut être fructueuse dans la connaissance, mais aussi l’inclusion à la langue-culture cible. En outre, l’acquisition de la compétence culturelle, telle que définie par la typologie de Christian Puren (2013), peut être sous-tendue par l’étude et la lecture de textes littéraires permettant de former les compétences trans, méta, inter, pluri-et co-culturelles.
2.1. Le récit littéraire de migration : mise en abyme d’altérités
- Note de bas de page 1 :
-
Cette approche par une thématisation de l’altérité dans la littérature a fait l’objet d’un mooc pour enseignants de FLE : DEclamFLE, projet ERASMUS + impliquant les universités de Rennes 2, de Matej Bel de Banská Bystrica en Slovaquie et l’Université Adam Mickiewicz de Poznań en Pologne.
12Nous avons évoqué la pluralité des instances agissant lors de l’acte de lecture d’une œuvre de fiction. Auteur, narrateur, personnages, lecteur sont autant de sujet réels ou construits, qui entrent en contact et provoquent la confrontation avec l’autre. Ainsi l’expose Martine Abdallah Prétceille : « (l)e texte littéraire, production de l’imaginaire, représente un genre inépuisable pour l’exercice artificiel de la rencontre avec l’Autre ; rencontre par procuration certes, mais rencontre tout de même » (Abdallah Prétceille, 1990, p. 2). Il peut donc représenter le premier contact avec la langue-culture cible dans l’enseignement/apprentissage d’une langue étrangère. Cette altérité est mise en abyme au sein de certains textes littéraires qui en font un motif ; citons, pour exemple, Nina Bouraoui, Negar Djavadi, François Cheng1. En effet, ces auteurs ont tous le point commun d’être issus d’une double culture. Originaires d’un pays autre que le France, ils sont, pour des raisons différentes respectivement, entrés en contact avec la France, et ont dû s’intégrer dans un nouveau pays. Dans le cadre de cet article et selon la terminologie que nous empruntons à De Ryckel et Delvigne (2010) et à Bolouvi (2015), nous qualifierons ce type de récits de « récits migratoires », en donnant un sens plus large que celui qu’il revêt dans le récit des migrants. En effet, nous considérons tout récit dont l’auteur a fait l’expérience d’une double culture et de deux langues mettant en scène une situation entre les deux langues et cultures en question comme un « récit migratoire », même si ledit récit n’évoque pas à proprement parler le passage d’un pays à l’autre, mais dès lors qu’il aborde la problématique de la double identité. Ainsi Nagar Djavadi dans son roman autobiographique Désorientale (2016) met-elle en scène à la fois l’Iran de son enfance, et fait-elle découvrir au lecteur un monde qui a disparu, et qui renaît sous sa plume. Elle nous emporte également sur la route de l’exil, elle qui a fui cet Iran à cheval par les montagnes du Kurdistan où sa famille intellectuelle n’était plus la bienvenue après l’avènement du régime de Khomeiny. Le livre s’ouvre pourtant dans la salle d’attente d’un hôpital parisien où Kimiâ, la narratrice, attend son tour dans la perspective d’une procréation médicalement assistée. C’est là que les souvenirs affluent et que la jeune femme porte un regard rétrospectif sur son itinéraire. Kimiâ, contrairement à sa famille, n’aimait pas la France avant de s’y installer, son intégration s’est faite dans la douleur et l’affrontement. Le monde qu’elle donne à voir du Paris des années 80 est loin de l’image d’Épinal que certains migrants se forgent. C’est une description de la vie avec ses violences, ses petits bonheurs, ses rencontres. Cette position de passeurs de culture confère à ces auteurs à la fois une singularité au sein des deux communautés qui sont les leurs, mais aussi un rôle de trait-d’union entre deux mondes qui n’ont pas vocation à se rencontrer a priori. Le motif de la découverte de l’autre permet au locuteur allophone, par un effet miroir, de s’identifier aux personnages ayant un parcours semblable au sien, développant le sentiment d’appartenance à une communauté, vectrice d’inclusion.
13La littérature, donc, est propice à l’inclusivité en classe de FLE. Par sa dimension patrimoniale, elle donne à voir les différentes facettes de la langue-culture cible et son étude permet d’inclure l’apprenant allophone dans la communauté de la langue cible, par un processus d’identification d’autant plus opérant lorsque le texte met en abyme la rencontre avec la langue et la culture francophone, dont chaque apprenant allophone de la classe de FLE fait l’expérience.
2.2. Travailler la compétence culturelle par les textes littéraires
14Selon la terminologie que Christian Puren (2013) déploie pour définir la compétence culturelle, on peut identifier 5 niveaux de compétences qui peuvent être atteints à partir de multiples ressources discursives auxquels la littérature participe et dans laquelle elle a, par sa nature même, un rôle singulier. Elle est en effet non seulement un objet de connaissance de la culture cible, dans laquelle chaque apprenant se reconnaît, c’est l’approche que Puren intitule transculturelle, mais elle permet aussi d’acquérir des connaissances sur la culture-cible que l’apprenant réinvestira à profit dans son quotidien : c’est la compétence métaculturelle. Cette compétence est prolongée par la compétence identifiée comme interculturelle, impliquant que l’apprenant prenne en compte les spécificités de la culture cible en référence à sa propre culture pour interagir sans tension ni malentendu. Enfin, les compétences pluri‑ et co-culturelles permettent d’interagir dans un groupe multiculturel pour l’une, tandis que l’autre ajoute une culture d’action commune dans ce même groupe. Nous prendrons cette typologie comme cadre de référence pour identifier en quelle mesure l’étude de la littérature permet la construction de ces différentes compétences culturelles, qui chacune, à leur échelle, permet l’inclusion de l’apprenant allophone dans la culture cible.
15La compétence transculturelle peut être travaillée à partir de n’importe quel texte littéraire qui traite de l’espace francophone dans lequel nos étudiants habitent, la sélection se faisant, en outre, selon le niveau de langue de la classe et les objectifs culturels. Les récits migratoires sont particulièrement propices à l’acquisition de la compétence interculturelle, permettant de porter un regard distancié et nouveau sur le monde de la culture cible et un regard à rebours, distancié, sur son pays d’origine. C’est ce que le poète Victor Segalen intitule « regard par-dessus le col » dans son récit Équipée (1995, [Plon, 1929]), qui permet, au sommet de la montagne de regarder avec du recul les deux versants. Nina Bouraoui, dans Tous les hommes désirent naturellement savoir (2018), montre cette position d’entre-deux présente dans la structure-même du récit, puisqu’il fait alterner un chapitre consacré à l’Algérie et à la France de son enfance chez ses grands-parents et un chapitre consacré au Paris du moment de l’écriture. Par le jeu des points de vue – celui de la narratrice enfant se superposant sans cesse dans les récits d’enfance à celui de la narratrice adulte –, Bouraoui met en exergue le regard critique de la narratrice qui s’est forgé à l’aune de ses expériences de vie, lui permettant un recul sur les deux mondes. C’est une position dans laquelle les étudiants réfugiés ou allophones se trouvent nécessairement, eux qui, au gré de leur expérience de vie en France, voient leur regard changer sur leur propre pays d’origine. Nous pouvons d’ailleurs observer ce phénomène dans le récit de soi entendu dans le cadre de la demande d’asile et cette question sera reprise sous cet angle dans la 3ème partie.
16Les compétences pluri‑ et co-culturelle sont également capitales dans le cadre de l’inclusion dans un nouveau pays allophone. En effet, nos étudiants allophones se trouvent de facto en situation de commutation pluriculturelle puisque cette dernière implique la communication dans un groupe multiculturel. Cette situation est amplement illustrée dans les récits de migration. Prenons par exemple Le Gone du Chaâba d’Azouz Begag (2001, p. 218). Dans un extrait où le narrateur rapporte à son père un échange qu’il a eu avec son professeur de français qui lui a confié le livre de Jules Roy, le père manifeste son envie de remercier l’enseignant : « - C’est un bon broufissour, ça ! s’enthousiasme le père. » Par la transcription de l’accent arabe explicitement mis en valeur par ce choix auctorial, Begag insiste sur la faible connaissance de la langue française et la faible inclusion du père. C’est le fils qui se fait le médiateur entre les deux langues et les deux cultures, et qui doit ici réfréner les tentatives du père de remercier le professeur par des comportement inappropriés dans son nouveau contexte :
- Demain, tu lui diras qu’il vienne manger un couscous à la maison.
- Non, Abboué, lui ai-je répondu. Ça ne se fait pas avec les professeurs. […]
- J’achèterai pour lui une bouteille difaine (bouteille de vin). Les Français aiment bien le difaine d’Algérie, non ? » (Begag, 2001, p. 218)
- Note de bas de page 2 :
-
Bouzid désigne une personne bienveillante. Notons que nous retrouvons la même connotation dans la dénomination utilisée plus haut dans le dialogue d’« aboue », prénom masculin signifiant en arabe « le père ».
17Le narrateur réitère sa réponse négative, tout en essayant de faire comprendre que cette proposition le mettrait en porte-à-faux avec ses pairs et mettrait en péril son inclusion : « - Ah, non. J’ai honte, moi. Après, tous les élèves vont se moquer de moi à l’école, ai-je insisté vigoureusement. » Face à ce nouveau refus, le père propose : « - Alors, tiens, des sous. Achète-lui une bouteille et apporte-lui. » L’auteur ici modalise la nouvelle proposition du père par un commentaire appréciatif mettant l’accent sur sa méconnaissance de culture du pays d’accueil : « Et Bouzid de conclure naïvement » (2001, p. 218). Accolée au surnom affectueux qu’il donne à son père2, portant la langue du pays d’origine, cette marque d’appréciation laisse entendre au lecteur la fracture au sein de la cellule familiale : le fils est inclus dans sa nouvelle communauté, mais le père reste en marge. Ceci crée une inversion dans les rôles au sein de la famille : c’est le fils qui détient le pouvoir de déterminer ce qui peut ou ne pas se faire, dès lors qu’il s’agit d’interactions avec des Français. Ainsi le montre la conclusion de l’échange : « J’ai dit non catégoriquement. Il n’a plus eu d’idées. Il y a beaucoup de choses comme ça au sujet desquelles il vaut mieux ne pas discuter trop longtemps avec Bouzid. ». Ce dialogue (2001, p. 218) montre que le père ne maîtrise pas les codes de la culture du pays d’accueil. Pour communiquer sans malentendu avec les Français, il doit passer par la médiation opérée par son fils, à qui cette place confère une responsabilité qui, pour autant, n’entraîne pas le dénigrement du père vu comme bienveillant, ouvert au contact avec les Français. Toutefois, cette posture ne suffit pas : il lui manque précisément les compétences transculturelles, métaculturelles et interculturelles que son fils a développées. Nous comprenons par cet exemple que l’enfant, en ayant acquis les compétences citées, acquiert des compétences immédiatement applicables dans la vie quotidienne. Cet exemple permet de donner du sens au travail scolaire qui, aux yeux des élèves, est souvent perçu comme vain (trop théorique, pas assez concret, …). Les compétences acquises dans le cadre de l’école permettent une meilleure inclusion dans la société d’accueil et le récit le montre explicitement. Toutefois, le récit est également porteur d’une autre dimension que nous avons vue à travers la modalisation appréciative que le narrateur enfant accole à la personne de son père. Ce n’est pas parce que les limites des compétences du père sont bien perçues par le fils qu’il rejette la culture et l’éducation qu’il lui a prodiguées. Or cette double appartenance assumée est cruciale pour l’inclusion (Moro, 2010). Ce n’est en effet qu’à la condition que la culture familiale et la culture scolaire ne soient pas en conflit que l’enfant peut les assimiler sans tension et se sentir à l’aise tant avec sa famille qu’avec ses enseignants ou ses camarades de classe. Cela ne signifie pas qu’il n’existe pas de différences entre ces cultures, mais ce qui est important, c’est qu’aucune ne soit déconsidérée, dénigrée aux yeux de l’enfant.
- Note de bas de page 3 :
18La compétence co-culturelle désigne la capacité à interagir dans la langue cible en participant, en façonnant les actions au gré de sa propre identité de locuteur plurilingue et pluriculturel. On n’entrevoit plus un échange où l’apprenant doit s’entretenir avec des Français natifs et s’intégrer à un groupe déjà constitué, mais plutôt un contexte où l’apprenant doit agir et, pour ce faire, a besoin de la langue française pour collaborer à une action collective dans laquelle il conviendra pour chacun des acteurs de définir une base référentielle commune de valeurs et de processus qui font sens pour chacun. C’est donc une petite révolution copernicienne qui est opérée : d’un centrage sur la communication extérieure (l’apprenant regarde vivre les Français et, au mieux, entre en contact avec eux dans un contexte d’échanges ponctuels) où la référence est celle d’un français standard, on passe à une centration sur l’action collective à accomplir, la langue n’étant qu’un des médias pour parvenir à la réalisation de cet échange, à définir ou co-définir à chaque fois (Puren, 2006). La littérature est également le réceptacle de cette compétence co-culturelle en ce sens que la langue d’un auteur qui maîtrise cette compétence est habitée en creux par sa langue et culture d’origine. Ainsi le poète malien Diadié Dembélé témoigne-t-il de ce palimpseste linguistique qui caractérise ses récits3 : entre deux langues et deux cultures, ce dernier, lors qu’il écrit en français, fait entendre en creux, une autre langue, une autre culture : le bambara faisant coexister au sein d’un même texte-tissu les éléments majeurs de son identité :
Mais en juxtaposant les images contenues dans la langue bambara avec celles du français, j’arrive à trouver ‘un dosage’ qui correspond à la langue de mes rêves. Mon écriture est aussi influencée par les formes théâtrales traditionnelles dont le Kotéba et le Nyogolon (Develey, Grelier & Vinçote, 2023)
19Ce témoignage nous montre combien c’est non seulement la langue, mais aussi l’imaginaire qui la sous-tend, qui vient habiter la langue française qui se trouve donc façonnée de l’intérieur par une autre langue induisant, certes, des termes empruntés au bambara, mais aussi des constructions de phases, des structures, un imaginaire, conférant au texte une « inquiétante étrangeté », renvoyant le lecteur monolingue à une altérité qui est celle d’un autre, mais aussi intrinsèquement portée en lui-même (Kristeva, 1989).
20Si la littérature est donc intrinsèquement un objet propice à l’inclusion, et plus particulièrement le récit de migration dans le cadre d’une classe de FLE, les modalités d’enseignement qu’elle permet de déployer relèvent, elles-aussi, d’une approche inclusive. Contrairement aux idées reçues, l’enseignement de littérature n’est pas assigné à une approche magistrale et transmissive. Aujourd’hui, il est admis qu’elle peut s’enseigner de manière réflexive et interactive. Alliée à la pratique d’une écriture créative appartenant au genre du récit de soi, considéré sous l’angle de la fiction, elle offre une autre place à l’apprenant allophone dans la classe.
3. Le choc culturel et la représentation du récit de soi chez la personne réfugiée
21La mobilité, volontaire ou contrainte, engendre des défis significatifs dans l’adaptation à une nouvelle communauté, notamment sur le plan linguistique. Le phénomène de choc culturel est ressenti par de nombreux étudiants, personnes réfugiées et apprenants allophones. Il s’agit d’étudier la manière dont le choc culturel détermine l’expérience des étudiants allophones et réfugiés ainsi que le rôle déterminant du récit de soi dans leur positionnement au sein de leur nouvelle communauté. L’exploration du récit de soi émergera ainsi comme un élément crucial dans le processus de reconstruction identitaire de ces étudiants.
3.1. Le choc culturel chez les réfugiés et les apprenants allophones
22Le choc culturel est une réalité incontournable pour les migrants, apprenants allophones ou réfugiés. En migrant vers un nouvel environnement linguistique, ces derniers sont confrontés à des différences culturelles marquées, tant dans le langage que dans les normes sociales. Cette phase peut générer des sentiments d’isolement et d’incompréhension quant à leur place au sein de la nouvelle communauté. En cas de migration, la rupture avec les us et coutumes du pays d’origine est complète et la personne migrante se verra privée de ses repères habituels, qu’ils soient religieux, familiaux, linguistiques ou même culinaires et vestimentaires. La première définition du terme choc culturel a été posée par l’anthropologue Kalervo Oberg (1960, p. 142-146). Elle distingue six caractéristiques négatives et quatre étapes dans le choc culturel (Bouteyre, 2008, p. 57‑62), qui sont la lune de miel, la confrontation, l’ajustement puis l’aisance pluriculturelle. Toutefois un choc culturel peut aussi passer par de l’admiration, de l’adoration pour l’autre culture ; il n’en demeure pas moins un choc en ce qu’il confronte un autre système de références, de valeurs et de traditions. Selon les travaux de Colleen Ward et Antony Kennedy (1994, p. 422‑442), le choc culturel se manifeste par une série d’étapes, allant de l’euphorie initiale à la réalisation des différences culturelles, puis à l’adaptation progressive. Néanmoins, le dépassement de ces phases peut s’avérer ardu, du fait de la difficulté du parcours migratoire et d’accompagnement à l’intégration. Concernant les symptômes identifiés par Kalervo Oberg, le retard ou le refus d’apprendre la langue du pays d’accueil est notable (Kalervo Oberg, op. cit, p. 143). Ces symptômes du choc culturel auraient des manifestations à la fois physiques et psychiques. L’expérience du choc culturel des apprenants allophones réfugiés et celle des apprenants allophones en mobilité individuelle ou encadrée peut être comparée en raison de leurs attentes préexiliques concernant le pays d’accueil, bien que des différences subsistent, tenant aux motifs de la migration.
23Ces attentes peuvent être largement fantasmées – l’exemple de Désorientale montre des attentes différentes portées par les parents, attente fantasmée, et par Kimiâ : rejet du pays d’accueil. Ces attentes, qu’elles soient ou non proches de la réalité, n’en seront pour le moins jamais exactement concordantes, puisque anticipées avant l’émigration. De surcroît, le choc culturel inclut la nécessité de s’adapter à de nouveaux environnements culturels, linguistiques et professionnels. De même la réadaptation au nouvel environnement éducatif sera similaire chez un apprenant allophone et chez un apprenant allophone ayant le statut de réfugié, notamment pour des migrants ayant le même pays d’origine. Il s’agira pour l’étudiant allophone d’étudier une nouvelle langue, mais également des codes de communication non verbaux spécifiques à chaque culture. Il apparaît également important de souligner que des différences culturelles (Gunnestad, 2006, p. 1‑22) comme contextuelles ou personnelles peuvent expliquer la résilience plus ou moins importante des étudiants, en fonction de leurs ressources. Celles-ci dépendent également des difficultés d’intégration, envisagée comme multidimensionnelle, c’est-à-dire passant par l’emploi, le logement, la vie professionnelle, la langue. Certains auteurs conçoivent quant à eux qu’au terme du processus de choc culturel, une réaffirmation identitaire est possible (Bouteyre, 2008 ; Bolouvi, op. cit.). L’aboutissement du choc culturel provoqué par l’exil serait donc une réaffirmation de son identité. Cela implique une négociation identitaire, entre l’assimilation des valeurs de la société d’accueil et la préservation de son héritage culturel. En cela, les places de l’enseignant et de l’enseignement apparaissent fondamentales. Le récit de soi, chez les personnes exilées, peut jouer un rôle significatif dans le dépassement du choc culturel et la reconstruction identitaire.
3.2. La représentation du récit de soi chez le réfugié
24Le récit de soi, envisagé comme une forme littéraire à part entière, permet d’explorer les expériences personnelles d’un individu, qu’il s’agisse de mémoires, de biographies, de journaux intimes. Il apparaît donc comme un moyen privilégié en classe de littérature pour permettre aux étudiants de s’approprier et de comprendre leur identité et d’aborder l’altérité. La représentation du récit chez un réfugié est différente de celle d’un étudiant allophone, dans la mesure où il renvoie d’abord au premier récit qui lui a été imposé pour devenir réfugié, comme condition sine qua non à son intégration, à savoir le récit des motifs qui l’ont poussé à quitter son pays. Celui-ci est invariablement un récit de souffrance, de violence, par lequel une personne doit exprimer parfois pour la première fois les violences subies, qu’elles soient domestiques, politiques, raciales, ethniques ou religieuses. En effet la possibilité d’intégration, d’obtention des papiers, est conditionnée par l’expression du récit migratoire dans le formulaire de demande d’asile, en amont d’un entretien oral. Donc, la nécessité d’un récit migratoire, d’un récit de soi est posée au niveau institutionnel. Il est en ce sens une condition préalable à l’inclusion.
25Selon Katrijn Maryns et Jan Blommaert (2001, p. 217‑237), ces récits sont façonnés par les exigences institutionnelles, soulignant la contrainte imposée par le système d’asile. Ce premier récit imposé, des motifs de départ de son pays d’origine, toujours empreint de souffrance, est nécessaire pour obtenir la reconnaissance du statut de réfugié. Il met en lumière le caractère incontournable du récit dans le processus d’intégration. Le récit de soi, évalué par les instances administratives et juridiques, devient l’un des facteurs déterminants du statut de réfugié. La cohérence, la plausibilité, la personnalisation et la concordance du récit jouent un rôle crucial dans le processus de détermination du statut (Camus, 2020). Malgré les différences subjectives dans l’analyse du récit, le sort de la personne exilée repose sur sa capacité à restituer son histoire, y compris chronologiquement. Si ce récit permet à la personne migrante de s’exprimer, de se raconter, de contextualiser parfois pour dépasser, réparer ou assimiler, il peut aussi être vécu comme une violence, d’autant plus lorsqu’il est questionné (De Fina & Tseng, 2017, p. 389‑390). Ce qui, parallèlement, constitue une garantie pour l’administration et la personne migrante, à savoir la garantie d’être entendu dans le cadre du contradictoire, concept juridique fondamental impliquant que chaque partie a le droit d’être entendue et de contester les preuves et arguments de l’autre partie, peut aussi être source de violence. À l’inverse, ce récit peut aussi être envisagé comme permettant un travail réflexif sur soi-même, remettant en ordre une succession d’événements à la manière d’une frise chronologique.
26Le récit, pour une personne réfugiée, est donc porteur de sens contradictoires, d’une part de violence, d’autre part vecteur d’intégration. En effet, il constitue la première étape vers la reconnaissance du statut de réfugié et, le cas échéant, favorise l’intégration de cette expérience migratoire à son identité, étant ici entendue comme étant en mouvement permanent. Cette dualité du récit souligne bien son importance dans la reconnaissance du statut et dans l’intégration de l’histoire migratoire à l’identité en constante évolution du réfugié. Ainsi, la réappropriation du récit en classe de FLE peut offrir une perspective différente à la personne réfugiée, à condition de respecter la confidentialité des expériences personnelles des étudiants, de respecter leur sensibilité culturelle et de créer en classe un environnement inclusif.
3.3. Le récit de soi comme levier de reconstruction identitaire
27Le récit est un moyen fondamental de partage d’expérience et également de compréhension (De Fina & Tseng, 2017, p. 389), à l’adresse de l’auteur tout comme du narrateur. En ce sens Arsène Bolouvi précise que « la démarche biographique offre au migrant victime ou témoin d’un parcours d’exil émaillé de drames la possibilité d’entreprendre un travail réflexif sur soi » (Bolouvi, 2015, p. 113). L’approche de Bruner (1990) sur la construction narrative éclaire le processus cognitif du récit de soi. En relatant leur histoire, les individus trouvent un moyen de donner du sens à leur expérience, de s’approprier chronologiquement leur vécu et de reconfigurer leur identité. Pour les réfugiés, cela devient un moyen essentiel de reconstruire une identité en mouvement permanent. Les travaux de Cécile De Ryckel et Frédéric Delvigne soulignent également que le récit permet de narrativiser l’expérience, contribuant ainsi à la construction de l’identité.
28Le parcours migratoire peut être traumatique aussi bien que le parcours d’intégration. Chez une personne réfugiée, la notion même de traumatisme inclut une distorsion de la temporalité chez le sujet victime du trauma. Il est observable que des primo arrivants aient d’ailleurs des difficultés à restituer chronologiquement leur histoire. Par ailleurs, la temporalité peut être affectée par des variables culturelles : une date d’anniversaire qui a une grande importance dans les pays d’Europe occidentale sera souvent méconnue de populations nomades ou rurales du continent africain. L’Organisation Mondiale de la Santé rappelle que les migrants peuvent être exposés à des facteurs de risques ayant un impact négatif sur leur santé mentale.
29La mise en récit semble donc particulièrement utile pour aider une personne migrante à reconstituer chronologiquement son histoire. Pour les réfugiés, la reconstruction identitaire passe en effet par la réappropriation chronologique de leur vécu, aidant à réorganiser leur perception temporelle souvent perturbée par le traumatisme migratoire. À ce titre encore, Arsène Bolouvi rappelle que « l’activité biographique permet d’ “historiciser” les expériences vécues afin de réconcilier le narrateur avec son histoire et ses expériences » (Bolouvi, 2015, p. 114). Le récit de soi permet ainsi de se réapproprier chronologiquement son vécu en mettant en ordre des parcelles de souvenirs qui étaient jusqu’alors diffus. C’est ce que met en exergue Paul Ricoeur lorsqu’il rappelle que le récit apparaît « le moyen privilégié grâce auquel nous reconfigurons notre expérience temporelle, confuse, informe, et, à la limite muette » (Ricoeur, 1983, p. 13).
3.4. Avantages de l’appropriation culturelle par l’écriture créative
30L’utilisation de l’écriture créative pour explorer le récit migratoire offre des avantages significatifs. En explorant l’utilisation de l’écriture créative dans le récit migratoire, les travaux d’Arsène Bolouvi (2015, p. 110‑121) suggèrent que cette approche va au-delà de la simple narration, offrant une compréhension approfondie des codes culturels du pays d’accueil. En outre, l’écriture créative peut favoriser la réappropriation chronologique du vécu, contribuant à la reconstruction de l’image de soi. Elle peut ainsi faire émerger une réflexion sur leur identité. Il en va de même quant à la mise en perspective de la culture du pays d’origine et celle du pays d’accueil.
31Le récit migratoire aide en outre son auteur à se forger une image redorée de soi-même, en mettant un sens sur sa liberté d’action, sa responsabilité et ses choix moraux ou éthiques (De Ryckel & Delvigne, 2010, p. 237‑238). Cependant, il appelle la question difficile de la transmission culturelle. La transmission de l’héritage culturel par le récit sera singulièrement différente s’agissant de migrants anciens en opposition à des primo-arrivants qui n’auront pas encore intégré la culture de la société d’accueil. De même, un primo-arrivant n’aura pas la même temporalité dans son récit qu’un immigré depuis quinze années dans son pays d’accueil qui aura en effet eu le temps d’en appréhender les codes, les valeurs, l’expression temporelle et chronologique des évènements et d’en faire sa propre synthétisation culturelle. Le récit migratoire peut être utilisé pour marquer son autonomisation par rapport au groupe et à sa culture traditionnelle ; il est lié aux changements d’identité que traversent les migrants, de la sortie de la communauté d’origine au « passage à l’individuation » (Benveniste, 1998, p. 90). Le récit peut alors permettre de poser la continuité, la coexistence, la rupture ou le rejet avec les normes du pays d’origine. Cet exemple est frappant concernant les mutilations génitales féminines (MGF) : une personne migrante pourra n’avoir jamais eu à se poser la question dans son pays d’origine où la MGF est considérée comme une coutume. À la suite de son arrivée dans le pays d’accueil, la personne migrante va au fur et à mesure se distancer de cette tradition, se voir expliquer les effets néfastes de cette pratique, s’en éloigner, voire la condamner. Si cet éloignement est expliqué à sa famille demeurée dans le pays d’origine, elle est susceptible de provoquer une rupture. Il en va de même concernant les pratiques de sorcellerie ou vaudou… Ainsi, la personne migrante fait souvent face à un dilemme que le récit de son vécu lui permettra d’exposer et d’extérioriser, à savoir la confrontation pour les migrants récents des valeurs de la société d’accueil, et le rejet familial en raison du changement latent envers la culture du pays d’origine. Il est d’ailleurs observable que des ateliers de deuil culturel, des programmes conçus pour aider les individus à faire face à la perte de différents aspects de l’identité culturelle qu’ils ressentent, utilisent le récit comme support de résilience dans leurs travaux.
32Le récit peut permettre de poser la différence, la déception entre les attentes de la société d’accueil avant le départ, et la confrontation souvent dure de la réalité à l’arrivée dans le pays d’immigration. Il est notable que l’imaginaire collectif sur les pays d’immigration, largement partagé par les populations déplacées et déployé par les réseaux de passeurs, soit largement différent de la réalité. Le récit peut alors être un moyen d’exprimer ses déceptions, et de déconstruire des mythes véhiculés par l’imaginaire collectif. En partageant un récit migratoire authentique, les migrants peuvent ainsi aider à informer sur la réalité de leur parcours et de leur intégration.
Conclusion
33Ainsi, la littérature apparaît comme un outil puissant pour promouvoir une dynamique d’inclusivité en classe de FLE. En permettant aux apprenants d’explorer la subjectivité, la diversité culturelle et les interprétations multiples d’un texte, elle représente un espace propice aux processus d’identification et d’inclusion de tous les apprenants. De plus, la lecture littéraire, qu’il s’agisse d’une lecture privée ou critique, donne l’opportunité aux étudiants d’explorer leur propre identité et de s’immerger dans une expérience de lecture enrichissante, favorisant ainsi l’acquisition de la langue-culture cible.
34En outre, la rencontre avec l’autre à travers la littérature, et plus spécifiquement les récits migratoires, offre une mise en abyme de l’altérité, favorisant là encore l’inclusion des apprenants. Les textes littéraires leur permettent d’explorer et de comprendre les nuances langagières, tout en développant des compétences culturelles cruciales. En adoptant une approche réflexive dans l’enseignement de la littérature en FLE, les enseignants, garants de l’exégèse du texte littéraire, peuvent construire un espace d’apprentissage inclusif au sein duquel les apprenants pourraient s’identifier et construire un sens commun.
35Par ailleurs, le choc culturel est une réalité incontournable pour de nombreuses personnes migrantes, entraînant des défis singuliers d’adaptation à un nouveau contexte social, culturel et linguistique. Ce processus peut générer des sentiments d’isolement et d’instabilité quant à leur place au sein de la nouvelle communauté. En dépit des défis liés à la restitution du récit migratoire, il peut constituer un levier de reconstruction identitaire pour les individus. De surcroît, les avantages de l’utilisation de l’écriture créative dans le récit migratoire ont été envisagés, soulignant son rôle dans la réappropriation chronologique du vécu et dans la reconstruction de l’image de soi. En conclusion, cette étude a permis de mettre en exergue la manière dont la littérature peut devenir un instrument fondamental pour développer l’inclusion et la compréhension interculturelle dans l’enseignement du FLE.