Les discussions lexicales en contexte d’oral réflexif : un moyen de réduire les disparités entre les élèves à risque et leurs pairs ? Lexical discussions in a reflective oral context: a way to reduce disparities between at-risk pupils and their peers?
Dans une perspective préventive visant à réduire les disparités lexicales entre élèves du primaire, nous avons mené une étude basée sur l’enseignement direct du vocabulaire (explication par l’enseignante de mots rencontrés en lecture, suivie d’activités de consolidation). Notre démarche méthodologique visait à comparer les apprentissages lexicaux des élèves selon diverses variables (approche de consolidation des mots, profil des élèves, type d’étayage fourni par l’enseignante). Nos résultats, issus de données quantitatives (pré/posttests) et qualitatives (journaux de bord, entretiens, vidéos) démontrent qu’une approche de consolidation des mots en oral réflexif se révèle significativement favorable en ce qui a trait à la capacité des élèves, indépendamment de leur profil, à rappeler à l’oral le sens des mots ciblés ainsi qu’à récupérer en mémoire leur forme orale. Ils ne permettent toutefois pas de conclure que l’étayage soutenu offert aux élèves à risque a contribué à réduire l’écart lexical entre ceux-ci et leurs pairs non à risque.
In a preventive perspective aimed at reducing lexical disparities between primary school pupils, we conducted a study based on robust vocabulary instruction (teacher explanation of words encountered in reading, follow-up activities). Our methodological approach was to compare pupils’ lexical learning according to various variables (approach, pupil profile, type of support provided by the teacher). Our results, derived from quantitative data (pre/post-tests) and qualitative data (journals, interviews, videos), show that follow-up activities through a reflective oral approach is significantly beneficial in terms of pupils’ ability, regardless of their profile, to orally recall the meaning of target words and to retrieve their oral form from memory. However, they do not allow us to conclude that the sustained support offered to at-risk pupils has contributed to reducing the lexical gap between them and their “non-at-risk” peers.
Introduction
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La forme féminine « enseignante » est utilisée tout au long de l’article, d’abord pour représenter le fait qu’une majorité de femmes enseignent au primaire et ensuite parce que seules des femmes ont participé à la recherche présentée.
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Dans cet article, nous nous appuyons sur la définition du ministère de l’Éducation de l’Ontario (2013) pour désigner le concept de littératie comme « la capacité d’utiliser le langage et les images dans des formes riches et variées, pour lire, écrire, écouter, parler, voir, représenter, discuter et penser de façon critique » (p. 13).
1L’évolution croissante de la diversité au sein des classes de primaire incite les enseignantes1 à repenser leurs approches pédagogiques, à réévaluer leurs priorités, pour favoriser l’équité entre les élèves et reconnaitre leur singularité. En accord avec ces principes fondamentaux de l’éducation inclusive (Plaisance, 2010), le développement des compétences en littératie2 apparait essentiel afin de réduire les disparités entre élèves et de lutter contre la marginalisation, entendue ici comme la mise à l’écart des élèves en difficulté qui peinent à accéder aux mêmes occasions d’apprentissage que leurs pairs (Hébert & Lafontaine, 2010). En effet, le niveau de compétence en littératie est un facteur déterminant pour la réussite scolaire et sociale des élèves (Ibid.). Dans cette perspective, nous posons un regard sur le bagage lexical, qui varie considérablement entre les apprenants issus de différents groupes linguistiques et socioéconomiques (Hart & Risley, 1995). Bien que nous reconnaissions le caractère évolutif du vocabulaire, des lacunes à cet égard peuvent être associées à un certain risque, notamment à des difficultés de compréhension en lecture (Cèbe & Goigoux, 2015). Afin de prémunir les élèves contre ces vulnérabilités, la mise en œuvre de pratiques préventives tenant compte d’une variété de facteurs pouvant influencer les apprentissages lexicaux semble nécessaire à l’inclusion scolaire et sociale. Comme la qualité des interactions assurerait le développement des habiletés de compréhension (Dupin de Saint-André & Montésinos-Gelet, 2022), une approche basée sur l’oral parait intéressante à explorer en ce sens. De plus, l’utilisation d’œuvres de littérature jeunesse se révèlerait propice à l’accroissement lexical, car ces œuvres permettent d’ancrer l’apprentissage des mots dans un contexte authentique (Beck et al., 2013 ; Cellier, 2020). Dans cette optique, le présent article vise à présenter un dispositif novateur qui allie la didactique du lexique à la didactique de l’oral, à travers des discussions lexicales autour de mots issus de la littérature jeunesse, et à analyser son potentiel inclusif.
1. Les défis lexicaux des élèves à risque au cœur des préoccupations
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Bien que la définition de l’écosystème selon Larose et ses collaborateurs (2004) offre une perspective globale sur l’environnement éducatif, incluant tout ce qui se passe à l’intérieur et à l’extérieur de l’école, notre recherche se concentre sur l’environnement éducatif directement influencé par les interventions des enseignantes.
2La recherche que nous avons mise en œuvre en sol québécois, au Canada, a pris racine dans les préoccupations d’enseignantes du primaire à l’égard des élèves à risque qui composent leur classe. Bien que plusieurs définitions du concept d’élèves à risque coexistent en recherche (Tinzmann, 1990), Larose et ses collaborateurs (2004) précisent que les facteurs de risque peuvent être liés soit à l’individu, soit à son écosystème3, voire aux interactions entre l’individu et son écosystème.
3Parmi les préoccupations exprimées tout au début de l’étude par les enseignantes rencontrées (n=6), l’incidence d’un bagage lexical limité dans la langue de scolarisation (en l’occurrence le français), notamment sur les apprentissages en lecture, se trouvait au premier plan. C’est d’ailleurs ce qui définit le concept de risque dans cette étude. Or, comme l’ont démontré les travaux d’Anctil et ses collaboratrices (2018) et ceux de Goigoux et Cèbe (2013), les interventions lexicales des enseignantes du primaire se résument souvent à l’explication ponctuelle de mots inconnus en contexte de lecture et à l’enseignement de stratégies lexicales. Malgré leur pertinence, de telles interventions ne favorisent pas un développement optimal du vocabulaire, particulièrement chez les élèves à risque. En effet, considérant que les élèves à risque tirent moins profit de l’acquisition incidente des mots (Biemiller, 2012), un enseignement plus systématique du vocabulaire s’impose, en complémentarité à l’approche intégrée et spontanée observée dans les classes (Grossman, 2011).
4De cette optique, une démarche d’enseignement direct du vocabulaire ciblé dans des œuvres de littérature jeunesse, reconnue efficace par nombre de chercheurs, notamment auprès des élèves à risque (Beck & McKeown, 2007 ; Roux-Baron, 2019) a retenu notre attention. L’approche est détaillée à la section 2.1, mais précisons d’emblée qu’elle implique l’explication par l’enseignante des mots rencontrés en lecture, suivie d’activités de consolidation. Si ces dernières peuvent prendre différentes formes, McKeown et Beck (2014) prônent l’importance des discussions et de la réflexion dans le développement du vocabulaire, notamment dans une visée de consolidation des apprentissages. Or, nous avons constaté que les activités de consolidation des mots proposées en recherche étaient souvent dirigées en grande partie par l’adulte, limitant les réels échanges entre pairs qui misent sur la réflexion et l’interaction (Ruston & Schwanenflugel, 2010). C’est dans cette perspective que nous avons choisi d’allier, dans le cadre de cette étude, l’enseignement direct du vocabulaire à un oral dit « réflexif » comme moyen d’enseignement et d’apprentissage pour favoriser la consolidation du vocabulaire chez les élèves à risque. L’oral réflexif contribuerait à une connaissance en profondeur des concepts par la coconstruction des savoirs (Chabanne et Bucheton, 2002). Ces principes nous ont conduits à envisager la mise en œuvre de discussions lexicales (Sardier, 2023), planifiées et étayées par l’enseignante, pour favoriser la réflexion chez les élèves et, ultimement, la mobilisation de leurs connaissances lexicales antérieures.
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Dans cet article, la référence aux cycles d’enseignement-apprentissage est liée au contexte québécois, au Canada.
5Dans un tel contexte expérimental, nous nous sommes intéressés plus spécifiquement aux jeunes élèves du 1er cycle du primaire4 (6‑8 ans), puisque nombre de recherches (Chall et al., 1990 ; Chall & Jacobs, 2003) montrent l’importance d’un enseignement lexical précoce pour contrer les difficultés en lecture qui deviennent plus évidentes chez les élèves du 2e cycle (8‑10 ans) ; en effet, la complexité lexicale et syntaxique des textes proposés aux élèves à partir du 2e cycle s’accroit, exigeant un niveau plus élevé de connaissances et de compétences pour les comprendre (Cèbe & Goigoux, 2015). Ainsi, l’étude que nous avons menée s’inscrit dans une volonté d’avancement scientifique en didactique du lexique et en didactique de l’oral, deux domaines souvent négligés dans l’enseignement du français, en tirant parti et en valorisant la diversité des caractéristiques des élèves pour favoriser leur progression, d’un point de vue lexical du moins (Prud’homme et al., 2011).
2. Le développement en profondeur des connaissances lexicales dans une perspective inclusive
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Dans le cadre de cette recherche, les élèves correspondant à ce profil ont d’abord été ciblés par leur enseignante et l’orthopédagogue, puis ont obtenu un résultat plus faible que leurs pairs (considérés dès lors non à risque) à un test standardisé d’étendue du vocabulaire, l’Échelle de vocabulaire en images Peabody (Dunn, 2020).
6En cernant la problématique qui sous-tend cette étude, nous avons pu cibler certaines approches susceptibles d’avoir un impact positif sur les élèves qui possèdent un bagage lexical plus limité (que leurs pairs) dans la langue de scolarisation5. Nous approfondissons ici ces approches, soit l’enseignement direct du vocabulaire et l’oral réflexif. Nous abordons également le concept d’étayage dans la mesure où la mise en œuvre de ces approches dans une perspective inclusive présente certains défis dans la modulation du soutien apporté aux élèves (Prud’homme et al., 2016).
2.1. L’enseignement direct du vocabulaire
7Bien que nous ayons déjà esquissé les contours généraux de l’approche d’enseignement direct du vocabulaire, il nous parait crucial de fournir une description plus détaillée de cette pratique au cœur de notre étude.
8L’enseignement direct du vocabulaire constitue une composante clé de l’enseignement du lexique, en raison de sa nature explicite et structurée qui transcende les discussions ponctuelles sur les mots fréquemment observées en classe (Anctil et al., 2018). Suivant le modèle proposé par Beck et ses collaboratrices (2013), une planification rigoureuse précède l’enseignement, en particulier en ce qui concerne la sélection des mots (environ une dizaine). Ces mots considérés comme « payants » (Graves et al., 2014) présentent un fort potentiel de réinvestissement ; ils sont souvent peu utilisés à l’oral, mais fréquemment rencontrés à l’écrit (p. ex. retentissant, balbutier et paisiblement). La phase de planification inclut également la préparation de définitions (des mots ciblés) accessibles aux élèves. La première exposition aux mots ciblés a lieu dans un contexte authentique et signifiant, comme valorisé par nombre de chercheurs (Beck et al., 2013 ; Cellier, 2020) ; concrètement, selon la démarche d’enseignement direct, c’est au fil de la lecture à haute voix d’une œuvre de littérature jeunesse que l’enseignante introduit et définit les mots. Après la lecture, un retour sur les mots ciblés est effectué à partir des connaissances des élèves, dans le but d’en approfondir le sens (p. ex. liens avec des synonymes ou des antonymes). Des supports visuels représentant les mots sont créés à cette étape. Ceux-ci peuvent notamment servir de base lors de la phase suivante de consolidation des mots ciblés, qui se traduit par des activités ludiques et variées permettant aux élèves d’approfondir leurs connaissances sur la forme, le sens et l’usage des mots (p. ex. le comportement syntaxique, les cooccurrences, etc.) et offrant des occasions de réinvestissement dans des contextes variés. La démarche se conclut généralement par la vérification des acquis et la mise en place de conditions favorables au réemploi lexical (Sardier & Roubaud, 2020) (p. ex. carnet de vocabulaire auquel les élèves peuvent se référer quand ils écrivent).
9L’enseignement direct du vocabulaire contribue à la maitrise des diverses facettes des mots ciblés (forme, sens, usage), tant en réception qu’en production, dans une visée de profondeur des connaissances lexicales. L’oral réflexif poursuit également une finalité de connaissance en profondeur des concepts (Chabanne & Bucheton, 2002), son apport à la consolidation des mots est donc à considérer.
2.2. L’oral réflexif
10L’oral peut agir comme moteur de la pensée (Plane, 2015), ce qui sous-tend les fondements de l’oral réflexif. Partant du postulat que cet oral contribue à la construction des savoirs, tout au long du processus d’apprentissage (Dupont, 2015), nous démontrons ci-après que cet oral présente un caractère transdisciplinaire, interactionnel et abstractif (Sauvageau, 2023).
11Dans un contexte d’oral réflexif, la langue orale participe à l’enseignement et à l’apprentissage d’une discipline. Néanmoins, l’oral n’est pas simplement intégré, il sert plutôt d’outil intermédiaire qui, dans chaque discipline, peut contribuer à la construction des savoirs et à l’activation de représentations nouvelles (Chemla & Dreyfus, 2002 ; Dupont & Grandaty, 2012).
12Qui plus est, la construction des savoirs et de la pensée est d’abord une coconstruction en contexte d’oral réflexif : penser, apprendre et se construire se font dans l’interaction (Chabanne & Bucheton, 2002). Les tâches proposées se présentent généralement sous forme de résolution de problèmes et offrent des défis qui génèrent une diversité de solutions, favorisant ainsi l’engagement des élèves dans les discussions (Bergeron et al., 2017). Les oraux sont donc réflexifs dans la mesure où « ils réfléchissent le discours des autres : ils les reprennent pour les transformer » (Chabanne & Bucheton, 2002, p. 8).
13L’interaction avec les pairs joue un rôle essentiel en contexte d’oral réflexif en offrant une fenêtre sur la pensée (Plessis-Bélair, 2018). Autrement dit, l’oral réflexif stimule l’abstraction chez les élèves en les incitant à prendre du recul par rapport à leur propre réflexion et à restructurer leurs champs conceptuels. Ce qui relevait d’une réflexion personnelle peut désormais occuper une place significative sur le plan de la connaissance et permettre l’émergence d’un point de vue nouveau (Jaubert & Rebière, 2002 ; Le Cunff, 2004). Sur le plan lexical, de telles discussions réflexives, visant à approfondir la forme, le sens et l’usage d’un nombre réduit de mots, permettraient de dépasser les limites de ce que les élèves croient connaitre sur ces mots et favoriseraient ainsi le développement d’une conscience métalinguistique (Roubaud & Moussu, 2012).
14Les approches d’enseignement direct du vocabulaire et d’oral réflexif s’avèrent d’autant plus intéressantes qu’elles cadrent avec certains principes d’une démarche inclusive. L’enseignement direct du vocabulaire implique une participation active des élèves au moment des activités de consolidation, tandis que l’oral réflexif donne l’occasion aux élèves d’apprendre à verbaliser ce qu’ils comprennent ainsi qu’à modifier et bonifier leurs représentations au contact des autres (Sénéchal et al., 2023). Ces fondements s’accordent à ceux de l’inclusion, reposant sur une « participation pleine et entière de tout élève à la vie scolaire » (Curchod-Ruedi et al., 2013, p. 137). De même, comme l’oral réflexif se base sur l’interdépendance et l’intercompréhension, il crée un environnement propice à l’apprentissage pour tous les élèves (Sénéchal et al., 2023).
15Cela dit, dans une approche comme dans l’autre, la posture d’accompagnement de l’enseignante est nécessaire, en particulier dans une perspective inclusive où elle témoigne de son engagement par son intérêt envers tous ses élèves dans leur singularité (Prud’homme et al., 2016). Une telle posture d’accompagnement se traduit bien souvent à travers les stratégies d’étayage de l’enseignante.
2.3. L’étayage
16L’étayage, selon Bruner (1983), désigne le soutien fourni par l’enseignante ou un pair afin d’aider un apprenant à acquérir de nouvelles compétences ou connaissances. Il est essentiel pour respecter l’orientation et l’intention de la tâche, susciter l’engagement et l’intérêt des élèves et donner accès à la tâche, notamment en la simplifiant au besoin ou en présentant des modèles de réalisation. En cohérence avec ces propos, Barth (2018) valorise le rôle de l’enseignante pour mettre en œuvre les conditions nécessaires à la coconstruction du sens en guidant de façon subtile la participation de tous pour que chacun entre dans une réflexion commune et donne forme à sa propre pensée, évitant de cette façon le piège du contre-étayage, comme défini par Grandaty et Chemla (2004), qui consisterait à intervenir trop rapidement, sans laisser assez de temps aux élèves pour réfléchir. Ainsi, par ses interventions, l’enseignante guide les élèves et vise ultimement un transfert graduel des responsabilités menant les élèves à utiliser eux-mêmes les stratégies d’étayage, donc à prendre la responsabilité de leurs apprentissages (Bucheton & Soulé, 2009) ; « la personne enseignante n’est plus simplement là pour contrôler les échanges, mais bien pour les soutenir » (Sénéchal et al., 2023, p. 106).
17Notre étude, basée sur ces postulats et visant à réduire les disparités entre élèves, a documenté la mise en œuvre de séquences d’intervention. Celles-ci visaient à vérifier si des discussions lexicales entre pairs, dans un contexte d’oral réflexif, pouvaient favoriser la connaissance en profondeur du vocabulaire ciblé issu d’œuvres jeunesse, notamment chez les élèves à risque ayant bénéficié d’un étayage plus soutenu de l’adulte au moment des activités de consolidation.
3. Une approche méthodologique basée sur la comparaison des apprentissages lexicaux
18Dans une perspective inclusive, notre méthodologie a pris en compte des principes d’interdépendance entre apprenants, de différenciation pédagogique et de collaboration entre intervenantes (Curchod-Ruedi et al., 2013 ; Paré & Prud’homme, 2014), qui sont intégrés dans la démarche expérimentale mise en œuvre et dans la collecte de données réalisée.
3.1. La démarche expérimentale
19Cette étude a été menée de janvier à juin 2021 dans une école primaire en banlieue de Montréal, au Québec, une province francophone du Canada. Six enseignantes du 1er cycle du primaire (6‑8 ans) et leurs groupes respectifs ont pris part au projet, chacun comptant entre 20 et 22 élèves, pour un total de 126 élèves. Chaque enseignante (et son groupe d’élèves) était associée à une condition expérimentale (activités de consolidation avec/sans oral réflexif) ; dans chaque groupe, certains élèves étaient considérés à risque en raison d’un bagage lexical plus limité. Rappelons que les élèves à risque ont été ciblés en fonction de données qualitatives fournies par les enseignantes et l’orthopédagogue et de données quantitatives issues des résultats au test standardisé d’étendue du vocabulaire, l’Échelle de vocabulaire en images Peabody (Dunn, 2020).
20L’expérimentation a été réalisée en collaboration entre la chercheuse principale et les enseignantes, qui ont mis en œuvre trois séquences d’intervention basées sur la démarche d’enseignement direct du vocabulaire. Chaque séquence d’intervention durait deux semaines et visait l’enseignement de 10 mots ciblés extraits chaque fois d’une nouvelle œuvre de littérature jeunesse (voir annexe 1).
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Fondé sur le principe que l’adulte rassure par sa seule présence autant, sinon plus qu’il n’intervient (Le Manchec, s. d.), l’étayage soutenu offert aux élèves à risque s’est traduit par une présence constante de la chercheuse principale au moment des activités de consolidation, sans nécessairement mener à de fréquentes interventions, ce qui irait à l’encontre des visées de l’oral réflexif, qui tendent vers une plus grande prise de parole par les élèves (Plessis-Bélair, 2018). Selon le modèle de Bucheton et Soulé (2009), nous avons privilégié une posture d’accompagnement auprès de ces élèves, soit une aide individuelle ou collective en fonction de l’avancée de la tâche et des obstacles à surmonter. Les élèves non à risque, qui peuvent assumer une plus grande responsabilité en cours de travail (Bucheton & Soulé, 2009), ont reçu un étayage plus ponctuel.
21Afin de mesurer l’effet des variables (le type d’approche, le profil des élèves et l’étayage) sur les apprentissages des élèves, notre étude s’est appuyée sur une méthodologie quasi expérimentale (Rajotte, 2017). Celle-ci a permis de comparer l’apprentissage des mots ciblés par les élèves ayant participé à des activités de consolidation de mots à travers des discussions lexicales en contexte d’oral réflexif à celui des élèves ayant participé à d’autres types d’activités de consolidation (p. ex. exercices « papier-crayon » d’association mot-image). Les discussions lexicales en contexte d’oral réflexif se déroulaient librement au sein de chaque sous-groupe fixe (environ quatre élèves) et variaient selon les consignes de l’activité données préalablement par la chercheuse ou l’enseignante ; elles se poursuivaient jusqu’à ce que le temps accordé à l’activité soit atteint (autour d’une dizaine de minutes). Les activités en oral réflexif visaient à créer des « conflits cognitifs » menant les élèves à négocier, à argumenter et à justifier leurs propos pour résoudre un « problème lexical », puis arriver à un consensus (p. ex. trouver en dyade la meilleure représentation visuelle d’un mot ciblé et l’actualiser sous forme de photo). La coopération était donc inévitable entre les apprenants en contexte d’oral réflexif. Par ailleurs, les élèves à risque, sans égard à leur condition expérimentale, ont bénéficié de mesures différenciées par le biais d’un étayage plus soutenu6 des intervenantes (enseignantes et chercheuse principale) au moment des activités de consolidation, prenant en compte la diversité des profils et des besoins et s’actualisant par des rétroactions ciblées (Ebersold, 2009).
22La collaboration entre intervenantes, en plus de s’être traduite par le coenseignement au moment des activités de consolidation, s’est manifestée par un engagement collectif dans un processus de résolution de problèmes et d’analyse réflexive lors des retours sur la mise en œuvre des séquences (Dolz, 2022 ; Pauchard & Nedeljkovic, 2016). La réponse aux besoins émergents des élèves se trouvait au cœur de ces discussions.
3.2. La collecte et l’analyse de données
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En raison du nombre considérable de mots à évaluer et de la capacité d’attention limitée des jeunes élèves, nous avons sélectionné de trois à quatre mots par séquence d’intervention, pour un total de 10 mots évalués au posttest différé. Seuls ces mots ont pu être comparés entre le posttest immédiat et le posttest différé.
23La collecte de données a été réalisée à l’aide d’une variété d’outils. D’une part, des pré/posttests ont permis de vérifier les apprentissages lexicaux des élèves. Chaque prétest (n=3) précédait une séquence d’intervention et comportait deux tâches réceptives : une tâche de définition, au cours de laquelle les élèves devaient expliquer le sens des mots ciblés à l’oral sans indices contextuels, ainsi qu’une tâche à choix multiples, qui testait la connaissance de différentes facettes des mots (reconnaissance du sens en contexte et hors contexte, reconnaissance de l’usage adéquat des mots [comportement syntaxique et cooccurrences]). Chaque posttest immédiat (n=3) suivait une séquence d’intervention et reprenait les deux tâches du prétest, en plus d’une tâche productive demandant aux élèves de récupérer chaque mot ciblé dans leur lexique mental (à partir d’une mise en situation donnée) et de rappeler correctement sa forme à l’oral. Un seul posttest différé, conçu selon le même modèle que les posttests immédiats, a été passé un mois après la fin de l’expérimentation pour vérifier la rétention des apprentissages sur les mots (forme, sens, usage)7. D’autre part, des données qualitatives (vidéos, journaux de bord, entretiens semi-dirigés finaux revenant sur l’ensemble de l’expérimentation) ont contribué à valider les observations réalisées à partir des données quantitatives issues des pré/posttests, mais également à apprécier la qualité des discussions lexicales menées en contexte d’oral réflexif dans les groupes associés à cette condition.
24Pour mesurer les apprentissages lexicaux à partir des données des pré/posttests, nous avons réalisé diverses analyses inférentielles (Howell, 2008). Les analyses effectuées à partir des scores globaux, sans égard aux conditions expérimentales, étaient basées sur des statistiques descriptives et des tests t pour échantillons appariés. Nous avons notamment comparé l’évolution des scores obtenus par l’ensemble des élèves pour une même tâche, d’un temps d’intervention à l’autre, à chacune des séquences d’intervention. Par ailleurs, des analyses de covariance univariées (une Ancova par séquence d’intervention) ont permis de comparer l’évolution des scores du prétest (T1) au posttest immédiat (T2) selon l’approche (activités de consolidation en oral réflexif/autres activités) ou le profil des élèves (à risque/ non à risque). Des tests t pour échantillons indépendants ont permis de comparer les scores obtenus au posttest immédiat à la tâche productive. Des Ancovas à mesures répétées ont par ailleurs servi à l’analyse de l’évolution des scores du posttest immédiat (T2) au posttest différé (T3). Sous un autre angle, une analyse thématique (Paillé & Mucchielli, 2016) a été menée, de laquelle ont émergé divers thèmes qui ont contribué à donner un sens aux données qualitatives collectées (p. ex. types d’unités de discussion, actes de parole des enseignantes, conduites langagières employées par les élèves). Dans le cadre de cet article, faute de place, nous ne présentons pas l’analyse thématique, mais nous faisons référence, dans la section 4, à quelques thèmes qui ont fait l’objet de l’analyse de contenu qui a suivi. Cette dernière s’est déroulée selon les étapes de la sélection du corpus, de la préanalyse, de l’exploitation du matériel et de la synthèse des résultats (Dany, 2016).
25Le choix d’entreprendre une collecte et une analyse de données mixte (Briand & Larivière, 2014) visait la production de résultats les plus documentés possibles, mais également la prise en compte des pratiques différenciées en cours d’expérimentation (p. ex. analyse de l’étayage) et de la perception des enseignantes, favorisant la collaboration entre intervenantes. Les résultats de ces analyses figurent dans la section suivante.
4. La consolidation des mots en oral réflexif et le type d’étayage fourni : nos principaux constats
26Nous présentons ici quelques résultats issus de nos analyses quantitatives en les mettant en relation avec les observations effectuées à partir de données qualitatives, qui soutiennent ou complètent les premières. Si certaines de nos données paraissent encourageantes concernant les apprentissages lexicaux réalisés par les élèves, et plus spécifiquement ceux ayant travaillé en contexte d’oral réflexif, d’autres montrent les limites de l’étayage fourni aux élèves à risque.
4.1. Les résultats globaux
27D’abord, notre analyse des données quantitatives témoigne des gains lexicaux significatifs observés, indépendamment de l’approche et du profil des élèves. Le Tableau 1 illustre ces résultats, sous l’angle de l’évolution des scores globaux aux tâches réceptives (T1‑T2).
Tableau 1 – La comparaison de l’évolution des scores globaux aux tâches réceptives (T1‑T2)
Séquence 1 (n=48) |
Séquence 2 (n=47) |
Séquence 3 (n=47) |
||||||||||
Scores (± ET) a |
Évolution scores (± ET) |
Valeur p b |
d c |
Scores (± ET) |
Évolution scores (± ET) |
Valeur p |
d |
Scores (± ET) |
Évolution scores (± ET) |
Valeur p |
d |
|
Tâche de définition |
T1 0.36 (0.312) |
1.28 (0.516) |
< .001 *** |
2.48 |
T1 0.55 (0.404) |
1.17 (0.493) |
< .001 *** |
2.37 |
T1 0.23 (0.257) |
1.19 (0.661) |
< .001 *** |
1.80 |
T2 1.64 (0.652) |
T2 1.72 (0.597) |
T2 1.42 (0.773) |
||||||||||
Tâche à choix multiple |
T1 1.92 (0.277) |
0.40 (0.336) |
< .001 *** |
1.20 |
T1 1.96 (0.303) |
0.55 (0.345) |
< .001 *** |
1.59 |
T1 1.78 (0.290) |
0.52 (0.382) |
< .001 *** |
1.36 |
T2 2.32 (0.375) |
T2 2.51 (0.332) |
T2 2.30 (0.371) |
a ET : écart type ; b degré de signification de la valeur p : < .05*. < .01**. < .001*** c balises du d de Cohen : 0.2 à 0.4 (petit effet). 0.5 à 0.7 (effet moyen). ≥ 0.8 (fort effet)
Source : Sauvageau (2023)
28Les résultats présentés dans le Tableau 1 montrent une évolution significative des scores (valeur p < .001) de T1 à T2 aux deux tâches réceptives, et ce, aux trois séquences d’intervention. En complément aux informations fournies dans le Tableau 1, notons que les analyses comparatives basées sur l’évolution des scores de T2 à T3 mènent généralement à des résultats non significatifs, ce qui laisse supposer une rétention des apprentissages dans l’ensemble des groupes, aux trois tâches testées (les scores se sont maintenus dans le temps). Cela dit, nous observons une évolution régressive significative pour les tâches de définition du sens des mots et de production de la forme des mots à la séquence 1 (respectivement, valeur p .002, d de Cohen 0.48 ; valeur p .012, d de Cohen 0.38) ; ces tâches, qui présenteraient une plus grande complexité (Laufer & Goldstein, 2004), auraient posé davantage de difficultés aux élèves après une plus longue période sans réinvestissement des mots (la première séquence mise en œuvre en classe était plus éloignée du posttest différé réalisé un mois après la troisième et dernière séquence).
29Dans l’ensemble, il demeure néanmoins possible d’affirmer que les résultats globaux confirment l’efficacité de la démarche d’enseignement direct du vocabulaire (Beck et al., 2013) et permettent de reconnaitre le potentiel inclusif de cette démarche, puisque tous les groupes d’élèves ont réalisé des apprentissages significatifs et les ont généralement retenus au fil du temps.
4.2. Les résultats comparés selon l’approche
30Sous un angle plus précis, nos données font voir que l’approche de consolidation des mots en oral réflexif se révèle significativement favorable en ce qui a trait à la capacité des élèves à rappeler à l’oral le sens des mots ciblés (tâche de définition) ainsi qu’à produire leur forme orale (tâche de production), et ce, progressivement au fil de l’expérimentation. Ce sont donc les résultats associés à ces deux tâches, plus complexes (Laufer & Goldstein, 2004), qui permettent le mieux d’observer l’effet de l’approche sur les apprentissages lexicaux des élèves. Les Tableaux 2 et 3 illustrent ces résultats.
Tableau 2 – La comparaison de l’évolution moyenne des scores à la tâche de définition (T1‑T2), selon l’approche, indépendamment du profil des élèves a
Évolution des scores b (± ES) c |
Différence évolution des scores OR – AA b d (± ES) |
Valeur p e |
Êta carré partiel f |
||
Séquence 1 |
OR (n = 24) |
1.21 (0.105) |
-0.14 (0.149) |
.342 |
|
AA (n = 24) |
1.35 (0.105) |
||||
Séquence 2 |
OR (n = 24) |
1.39 (0.090) |
0.46 (0.130) |
.001** |
0.22 |
AA (n = 23) |
0.94 (0.092) |
||||
Séquence 3 |
OR (n = 24) |
1.54 (0.109) |
0.72 (0.156) |
< .001*** |
0.33 |
AA (n = 23) |
0.82 (0.111) |
a interactions non significatives entre l’approche et le profil des élèves (valeur p des interactions ≥ .550) b moyenne ajustée en fonction de la mesure au T1 c ES : erreur standard d OR : oral réflexif ; AA : autres activités e degré de signification de la valeur p : < .05*, < .01**, < .001*** f balises de l’Êta carré partiel : 0.01 à 0.05 (petit effet). 0.06 à 0.13 (effet moyen). ≥ 0.14 (fort effet)
Source : Sauvageau (2023)
31Selon le Tableau 2, la différence d’évolution moyenne des scores devient positive et significative (valeur p ≤ .001) aux séquences 2 et 3. Ces données témoignent en conséquence d’un apprentissage plus significatif des mots ciblés dans ces deux séquences d’intervention lorsque les activités de consolidation des mots ont lieu en contexte d’oral réflexif. La taille d’effet associée à ces résultats est considérée comme « forte » selon Cohen (1988) et permet d’envisager, par le fait même, l’effet positif d’une approche de consolidation des mots ciblés en contexte d’oral réflexif sur le rappel du sens des mots, d’autant plus que la valeur de l’Êta carré partiel tend à augmenter d’une séquence d’intervention à l’autre ; nous supposons que la force croissante de l’effet serait liée à l’appropriation graduelle de la posture d’oral réflexif, tant chez les élèves que les enseignantes, ce que nous approfondissons plus loin dans cette section.
Tableau 3 – La comparaison des scores moyens à la tâche de production (au T2), selon l’approche, indépendamment du profil des élèves a
Scores moyens (± ET) b |
Différence des scores moyens |
Valeur p d |
D e |
||
Séquence 1 |
OR (n = 24) |
0.55 (0.254) |
-0.04 (0.077) |
.647 |
|
AA (n = 24) |
0.58 (0.277) |
||||
Séquence 2 |
OR (n = 24) |
0.69 (0.258) |
0.13 (0.081) |
.105 |
|
AA (n = 23) |
0.55 (0.294) |
||||
Séquence 3 |
OR (n = 24) |
0.61 (0.288) |
0.22 (0.081) |
.010* |
0.78 |
AA (n = 23) |
0.39 (0.273) |
a interactions non significatives entre l’approche et le profil des élèves (valeur p des interactions ≥ .514) b ET : écart type c OR : oral réflexif ; AA : autres activités d degré de signification de la valeur p : < .05*, < .01**, < .001*** e balises du d de Cohen : 0.2 à 0.4 (petit effet), 0.5 à 0.7 (effet moyen), ≥ 0.8 (fort effet)
Source : Sauvageau (2023)
32Les résultats illustrés dans le Tableau 3 font foi de l’effet significatif de l’approche utilisée sur les scores obtenus à la tâche de production au posttest immédiat, en faveur d’une approche en oral réflexif, dans le cas de la séquence 3. Le calcul du d de Cohen informe sur la taille moyenne de cet effet, menant à lui accorder une certaine importance. Ce serait donc seulement lors de la dernière séquence que les élèves ayant travaillé en contexte d’oral réflexif auraient développé des habiletés supérieures à celles de leurs pairs pour produire la forme adéquate des mots, ce qui parait logique considérant qu’une tâche productive s’avère généralement plus complexe qu’une tâche réceptive (Laufer & Goldstein, 2004).
33Notons que la comparaison des apprentissages effectués par les élèves à risque uniquement, toujours en fonction de l’approche, conduit à des observations similaires à celles présentées dans les Tableaux 2 et 3, associées à l’ensemble des élèves. Si l’oral réflexif se présente comme une condition favorable au développement lexical de tous les apprenants, serait-il donc à privilégier dans une démarche inclusive visant à réduire « l’écart lexical » entre élèves ? Des études, telles que celle de Sardier (2020), indiquent qu’un travail sur les mots basé sur la coconstruction favoriserait le stockage et la structuration des connaissances, ce qui soutient cette hypothèse.
34Nos résultats suscitent toutefois des interrogations quant au temps d’appropriation de la posture à adopter en oral réflexif. Si ce temps d’appropriation est déjà visible dans les résultats illustrés dans les Tableaux 2 et 3 (l’évolution des scores devient significativement distincte en faveur d’une approche en oral réflexif progressivement aux séquences 2 et 3 et la comparaison des scores est significativement distincte à la séquence 3 dans le cas de la tâche de production), les résultats issus des données qualitatives viennent confirmer ces observations. D’abord, lors de leurs entretiens, les enseignantes ont évoqué leur cheminement personnel (p. ex. « Le recommencer [l’utilisation de l’oral réflexif en classe] une prochaine fois, je saurais plus où je m’en vais. »), puis elles ont témoigné de leurs prises de conscience concernant des gestes pédagogiques plus « porteurs » (p. ex. « C’est la posture de recul. Tu laisses en suspens la question pour qu’eux puissent y répondre, puis approfondir. »). Ensuite, à l’étape de l’exploitation du matériel (en référence à la démarche d’analyse de contenu, selon Dany [2016]), nous avons procédé à une quantification des unités de discussions repérées dans les données qualitatives issues des bandes vidéo filmées en classe. Nous avons alors constaté au fil de l’expérimentation une place croissante accordée à la coconstruction des savoirs (réflexion commune dans une démarche de résolution de problème, etc.) en comparant les discussions lexicales menées à la séquence 3 à celles menées aux premières séquences (chez les élèves associés à cette condition expérimentale) ; étant donné que la coconstruction de savoirs constitue la visée d’une discussion en oral réflexif (Chabanne & Bucheton, 2002), cette observation est loin d’être négligeable. Le Tableau 4 compare le temps accordé à ce type de discussions par rapport à celles plutôt dirigées par l’adulte (prise de parole majoritairement menée par l’enseignante ou échanges entre l’élève et l’adulte plutôt qu’entre pairs), moins valorisées en contexte d’oral réflexif.
Tableau 4 – La répartition des unités de discussion dans les activités de consolidation en oral réflexif
Unité de discussion |
Séquence 1 Durée totale des extraits analysés : 00:29:09 |
Séquence 2 Durée totale des extraits analysés : 00:35:06 |
Séquence 3 Durée totale des extraits analysés : 00:33:07 |
||||||
Nombre |
Durée a |
% b |
Nombre |
Durée a |
% b |
Nombre |
Durée a |
% b |
|
Coconstruction |
5 |
00:12:27 |
42.71 |
5 |
00:15:24 |
43.87 |
7 |
00:16:32 |
49.92 |
Dirigée par l’adulte |
12 |
00:13:12 |
45.28 |
8 |
00:17:20 |
49.38 |
5 |
00:14:32 |
43.89 |
Source : Sauvageau (2023)
35Selon les informations fournies dans le Tableau 4, une tendance progressive du pourcentage de temps accordé à la coconstruction au fil des séquences d’intervention et une légère diminution des séquences dirigées par l’adulte à la séquence 3 sont observables. Ces constats, mis en relation avec d’autres données qualitatives, comme une prise de parole plus marquée chez les élèves (nombre plus élevé et durée plus longue des prises de parole) et, inversement, des interventions moins nombreuses et moins longues des adultes lors de la séquence 3 (dans les groupes associés à la condition « oral réflexif »), fournissent quelques indices sur le passage d’une posture de contrôle à une posture d’accompagnement chez les enseignantes (Bucheton & Soulé, 2009). Autrement dit, à mesure que les enseignantes s’approprient la posture d’oral réflexif, elles semblent éviter de plus en plus le piège du contre-étayage en réduisant leurs interventions et en accordant plus de temps aux élèves pour réfléchir (Grandaty & Chemla, 2004), ce qui améliore par conséquent la qualité des discussions lexicales en contexte d’oral réflexif (Plessis-Bélair, 2018).
36D’autres données qualitatives prises en compte lors de l’analyse de contenu, comme la diversité des actes de parole des enseignantes (p. ex. inviter à approfondir un point de vue, encourager, faire verbaliser ou inviter à prendre position, reformuler, vérifier, etc.) et la variété des conduites langagières employées par les élèves (décrire, justifier, nommer ou énoncer un fait, négocier ou confronter des idées, définir un mot, etc.) montrent aussi la qualité des discussions en contexte d’oral réflexif, selon les critères de Bergeron et ses collaborateurs (2017) et Le Cunff (2004).
37Nous notons par ailleurs que les élèves à risque mettraient plus de temps à maitriser la posture d’oral réflexif. En effet, la comparaison des scores ou de l’évolution des scores entre élèves à risque s’est avérée significative en faveur d’une approche en oral réflexif, mais cela uniquement à la troisième séquence d’intervention (aux trois tâches administrées).
4.3. Les résultats comparés selon le profil des élèves
38Dans un autre ordre d’idées, nos analyses comparatives basées sur le profil des élèves (à risque/non à risque) dévoilent des résultats plus nuancés et ne permettent pas de conclure que l’étayage soutenu offert aux élèves à risque lors des activités de consolidation a contribué à réduire l’écart entre ceux-ci et leurs pairs possédant un bagage lexical plus élevé. Le Tableau 5 présente en exemple l’évolution des scores (T1‑T2) à la tâche de définition, qui suit précisément la même tendance dans le cas des deux autres tâches testées.
Tableau 5 – La comparaison de l’évolution moyenne des scores à la tâche de définition (T1-T2) selon le profil des élèves, indépendamment de l’approche a
Évolution des scores b (± ES) c |
Différence évolution des |
Valeur p e |
Êta carré partiel f |
||
Séquence 1 |
ÀR (n = 24) |
1.03 (0.111) |
-0.50 (0.174) |
.006** |
0.16 |
NR (n = 24) |
1.53 (0.111) |
||||
Séquence 2 |
ÀR (n = 23) |
0.96 (0.108) |
-0.41 (0.164) |
.016* |
0.13 |
NR (n = 24) |
1.37 (0.105) |
||||
Séquence 3 |
ÀR (n = 23) |
0.90 (0.148) |
-0.57 (0.232) |
.019* |
0.12 |
NR (n = 24) |
1.47 (0.144) |
a interactions non significatives entre le profil des élèves et l’approche (valeur p des interactions ≥ .550) b moyenne ajustée en fonction de la mesure au T1 c ES : erreur standard d ÀR : élèves à risque ; NR : élèves non à risque e degré de signification de la valeur p : < .05*, < .01**, < .001*** f balises de l’Êta carré partiel : 0.01 à 0.05 (petit effet), 0.06 à 0.13 (effet moyen), ≥ 0.14 (fort effet)
Source : Sauvageau (2023)
39Le Tableau 5 révèle une différence d’évolution moyenne des scores négative pour toutes les séquences, témoignant des gains lexicaux de T1 à T2 moins élevés chez les élèves à risque tout au long de l’expérimentation, en dépit d’un étayage plus soutenu ; les valeurs p significatives (p ≤ .019) ; la taille d’effet de moyenne à forte, associée à ces résultats, confirme d’ailleurs la validité de ce constat. Si les conditions favorables pour comparer l’étayage fourni n’étaient pas toujours réunies (p. ex. harmonisation des pratiques affectée par le style professionnel unique de chaque enseignante), il demeure important de se pencher éventuellement sur ce qui sous-tend ces résultats. Quel type d’étayage optimiserait l’inclusion dans ce contexte ? La réponse à cette question doit certainement tenir compte d’une différence notable entre les deux groupes : les élèves à risque, ayant initialement un bagage lexical plus limité, n’ont probablement pas pu profiter autant de l’oral réflexif, car la réflexivité dans ce contexte exige effectivement « d’avoir le mot pour dire » (Sardier & Roubaud, 2023). De même, sur le plan qualitatif, nous avons observé que les élèves à risque, choisis initialement en raison de leur vocabulaire limité dans la langue de scolarisation, présentaient souvent d’autres difficultés, comme un trouble de l’attention ou d’apprentissage. La réponse aux besoins des élèves à risque au moyen de l’étayage semble donc nécessiter la mise en œuvre de mesures plus diversifiées qu’auprès de leurs pairs non à risque.
40Sur une note plus positive, mentionnons qu’en complément aux résultats illustrés dans le Tableau 5, les analyses comparatives basées sur l’évolution des scores de T2 à T3, selon le profil des élèves, présentent très majoritairement des résultats non significatifs (particulièrement dans le cas des tâches réceptives). Nous soulignons dès lors la capacité des élèves à risque à maintenir leurs apprentissages lexicaux au fil du temps, au même titre que leurs pairs non à risque, du moins en ce qui concerne leurs connaissances réceptives.
5. Un bilan interprétatif qui ouvre vers de nouveaux horizons
41Cet article a pour objectifs de présenter un dispositif novateur qui allie la didactique du lexique à la didactique de l’oral et d’analyser son potentiel inclusif dans une optique de réduction des disparités entre élèves. Au terme de l’étude, il est possible de dégager certains principes sous-jacents à l’inclusion, notamment relatifs à l’interdépendance entre apprenants, à la collaboration entre intervenantes ainsi qu’à la différenciation pédagogique (Curchod-Ruedi et al., 2013 ; Paré & Prud’homme, 2014).
42D’abord, les apprentissages lexicaux significatifs observés dans tous les groupes d’élèves, pour les trois tâches évaluées et dans chacune des trois séquences d’intervention, témoignent du potentiel inclusif inhérent à la démarche d’enseignement direct du vocabulaire ciblé (Beck et al., 2013). Ces résultats confirment également son efficacité, d’autant plus que les apprentissages lexicaux ont tendance à perdurer.
43Plus précisément, les apprentissages lexicaux observés chez les élèves associés à la condition « oral réflexif » laissent entrevoir l’impact des discussions lexicales réflexives sur leur développement lexical et, potentiellement, sur la réduction des disparités entre eux, indépendamment de leur profil. Au fil de l’expérimentation, les élèves associés à cette condition ont démontré des apprentissages plus marqués, se distinguant de leurs pairs dans la capacité à définir les mots ciblés et, dans une moindre mesure, à récupérer ces mots en mémoire à partir de mises en situation données. Ainsi, les fondements de l’oral réflexif, notamment la coconstruction entre pairs (Chabanne & Bucheton, 2002), semblent favoriser la profondeur des connaissances lexicales lorsqu’il s’agit de tâches considérées complexes (rappel du sens, rappel de la forme) (Laufer & Goldstein, 2004). À cet égard, il convient de rappeler que les séquences que nous avons conçues invitaient les élèves associés à cette condition à participer à de réelles interactions entre pairs au moment des activités de consolidation : une diminution progressive des discussions principalement dirigées par l’adulte a été observée, tandis qu’une plus grande place a été accordée à la coconstruction des savoirs. Il est donc légitime de croire que la coconstruction des connaissances lexicales, qui induit l’interdépendance et l’intercompréhension, a contribué à créer un environnement propice à l’apprentissage (Sénéchal et al., 2023), tant chez les élèves à risque que non à risque.
44D’autres constats sont liés à l’appropriation graduelle de la posture d’oral réflexif par les élèves et les enseignantes ; ceux-ci rendent manifeste le principe de collaboration entre intervenantes. En effet, bien que cet aspect ait été peu abordé dans l’article, notre cadre méthodologique a permis d’évoquer le contexte de coenseignement entre la chercheuse principale et les enseignantes au moment des activités de consolidation, mais également l’engagement collectif de ces intervenantes dans un processus de résolution de problèmes et d’analyse réflexive lors des retours sur la mise en œuvre des séquences (Dolz, 2022 ; Pauchard & Nedeljkovic, 2016). Ces contextes collaboratifs et réflexifs favorisaient le partage des obstacles vécus et, par conséquent, une compréhension plus fine de ceux-ci pour cibler les besoins émergents des élèves (Nicolas, 2022). Dans une perspective inclusive, les enseignantes ont notamment souhaité perfectionner leurs stratégies d’étayage au fil de l’expérimentation pour pallier de plus en plus de manière différenciée les besoins observés.
45Rappelons cependant que l’étayage fourni aux élèves, plus précisément l’étayage plus soutenu adressé aux élèves à risque, ne semble pas avoir conduit aux résultats escomptés, ce qui constitue une limite importante de notre étude. En effet, si nous anticipions une certaine réduction de « l’écart lexical » entre les élèves à risque et leurs pairs non à risque en offrant un soutien accru aux élèves à risque, ces derniers ont malgré tout démontré une évolution des scores plus faible de T1 à T2 pour toutes les tâches testées, et ce, aux trois séquences d’intervention. Les résultats observés ouvrent vers de nouvelles réflexions, nommément en ce qui concerne le type d’étayage à fournir aux élèves à risque dans un contexte pédagogique visant l’accroissement lexical.
46Les nouvelles perspectives ouvertes par l’interprétation de nos résultats suscitent par ailleurs un intérêt particulier pour le transfert des pratiques vers de nouveaux contextes. De fait, puisque nous avons observé l’effet positif d’une approche de consolidation des mots en oral réflexif intégré à l’enseignement direct de mots ciblés auprès d’élèves du 1er cycle du primaire, notamment à risque, il semble incontournable de vérifier si des constats similaires émergeraient d’une expérimentation menée auprès d’élèves des 2e et 3e cycles du primaire (8‑12 ans). En supposant qu’une plus grande maturité pourrait favoriser l’appropriation de l’oral réflexif, serait-il possible que ces élèves interagissent différemment entre eux ? Pourraient-ils présenter des besoins de soutien distincts ? En somme, est-ce que l’efficacité de la démarche expérimentée et son potentiel inclusif se manifesteraient de manière différente ? Ces questions demeurent à investiguer.