L’émergence du malentendu en formation spécialisée The emergence of misunderstanding in specialist training

Sandrine DICHARRY-POMAREZ 

https://doi.org/10.25965/espaces-linguistiques.855

L’éducation inclusive invite tous les acteurs éducatifs à s’engager dans une disposition à l’inclusion. Cette perspective conduit les enseignants à faire face au malentendu issu des interactions professionnelles. Nous avons mené une recherche qualitative et longitudinale avec des enseignants stagiaires et des enseignants spécialisés se formant au Certificat d’aptitude professionnelle aux pratiques de l’éducation inclusive (Cappéi). Les résultats apportent une lecture sur les manières d’être et les manières de faire de l’enseignant spécialisé/inclusif se réalisant dans la quête d’une évolution personnelle et professionnelle. Ils conduisent vers la projection d’un sujet, capable de se faire confiance et d’être soi dans une relation professionnelle qui fait face à un malentendu.

Inclusive education invites all educational stakeholders to commit to an inclusive approach to teaching. This perspective leads teachers to face misunderstanding in professional interactions. We conducted qualitative and longitudinal research with trainee teachers and specialist teachers training for the Certificate of Professional Aptitude for Inclusive Education Practices (Cappéi). The results provide insight into the ways of being and the ways of doing of the specialist/inclusive teacher in the quest for personal and professional development. They lead towards the projection of a subject, capable of trusting themselves and being themselves in a professional relationship facing a misunderstanding.

Sommaire
Texte intégral

Introduction

1Depuis la conférence mondiale sur les besoins éducatifs spéciaux (UNESCO, 1994), la France élabore un cadre législatif concernant l’éducation inclusive qu’il est possible de comprendre à partir de trois moments clés : la loi du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées (loi n°2005-102) fixant l’interaction de facteurs internes et de facteurs environnementaux pour définir une situation de handicap, la loi du 8 juillet 2013 d’orientation et de programmation pour la refondation de l’école de la république (loi n°2013-595) inscrivant l’inclusion scolaire pour tous les élèves, la loi du 26 juillet 2019 pour une école de la confiance (loi n°2019-791) fixant comme priorité de faire évoluer l’école vers une éducation plus inclusive. Ces éléments de cadrage sont en lien avec les recommandations internationales, actées au forum mondial de l’éducation, concernant le cadre d’action de 2015 à 2030 « Vers une éducation inclusive et équitable de qualité et un apprentissage tout au long de la vie pour tous » (UNESCO, 2015). Cela conduit les politiques éducatives françaises à placer la question de l’inclusion scolaire sur le devant de la scène. Dans le processus de mise en œuvre d’une éducation inclusive, la formation est considérée comme une pierre angulaire qui a toute sa place mais elle est également considérée comme élément déclencheur d’une réaction chez l’enseignant dans le sens d’un catalyseur (Gardou, 2013). Or aujourd’hui, même si l’éducation inclusive est majoritairement acceptée par les enseignants, ils ne se « sentent pas être suffisamment armés pour y faire face de la manière la plus efficace » (Desombre & Chateignier, 2023, p. 166). La question des formations laissait déjà de son côté apparaitre « d’une part une optique de spécialisation importante, référée à certains handicaps sensoriels et s’apparentant aux disability studies et, d’autre part, une optique, encore largement rhétorique, centrée sur la prise en compte des besoins éducatifs particuliers » (Mazereau, 2010, p. 22). Aujourd’hui, l’obligation est faite aux enseignants, non seulement de transformer leur pratique pour accueillir les élèves à besoins éducatifs particuliers afin de mettre en œuvre une pédagogie spécifique censée répondre aux diverses situations, mais aussi d’agir dans une démarche partenariale. De plus, de nombreux dispositifs les contraignent à adopter des pratiques individualisées d’accompagnement. Autrement dit, la singularisation des pratiques en fonction de chaque élève est envisagée comme problématique et est dénoncée par certains enseignants comme une hypocrisie (Charles, Cacouault, Katz, Legendre, Connan, Rigaudière, 2023). Ces éléments introductifs montrent l’intérêt de repenser les contenus et les modalités d’une formation en accord avec le développement d’une école inclusive. Dès lors, face à l’exigence de répondre à la déclinaison du modèle inclusif français, à la diversité des modes de scolarisation où cohabitent le système éducatif ordinaire et le système éducatif spécial, un engagement éthique et pratique dans un processus inclusif nous semble interrogeable. Nous proposons alors pour cet article d’étudier la question de l’inclusion éducative depuis l’engagement des enseignants en formation continue, au certificat d’aptitude professionnelle aux pratiques de l’éducation inclusive (Cappéi), une fois le diplôme de professeur obtenu. Comment s’organisent-ils dans les faits pour mettre en œuvre des pratiques multiformes avec les autres professionnels ? Dans cet article nous tenterons de montrer les manières d’être et de faire des enseignants spécialisés en quête d’une évolution personnelle et professionnelle à l’ère de l’inclusion éducative. Plus précisément, nous nous attarderons sur la projection de la professionnalité de l’enseignant spécialisé/inclusif, un sujet social, capable de se faire confiance et d’accepter d’être soi au moment où l’exigence constante d’innovation pédagogique fait face à des contextes professionnels qui se dégradent. L’article présente l’argumentaire suivant : face au malentendu vécu dans des interactions professionnelles, avec la visée pour tous les acteurs d’une disposition à l’inclusion, quelles sont les manières d’être et les manières de faire de l’enseignant spécialisé/inclusif ?

1. La formation des enseignants à l’éducation inclusive

1.1. Une nouvelle formation spécialisée pour une nouvelle professionnalité

2Des formations sont indispensables pour transformer des pratiques, car la réussite du processus d’apprentissage des élèves avec des besoins éducatifs particuliers relève de la responsabilité des pédagogues, capables de produire des adaptations pédagogiques et didactiques, dans la continuité de la formation initiale des enseignants. Les certifications des enseignants spécialisés sont structurées en cinq périodes : le premier Certificat d’aptitude à l’enseignement des enfants arriérés (CAEA) en 1909, le Certificat d’aptitude à l’éducation des enfants et adolescents déficients ou inadaptés (CAEI) en 1963, le Certificat d’aptitude aux actions pédagogiques spécialisées d’adaptation et d’intégration scolaires (Capsais) en 1987, le Certificat d’aptitude professionnelle pour les aides spécialisées, les enseignements adaptés et la scolarisation des élèves handicapés (Capa-SH et 2CA-SH) en 2004, et enfin le Certificat d’aptitude professionnelle aux pratiques de l’éducation inclusive (Cappéi) en 2017. Il s’agit d’une série de différents titres professionnels concernant l’enseignant spécialisé que l’on peut qualifier de « trilogie : classe spéciale-catégorie spéciale d’élèves-maître spécialisé » (Puig, 2015, p. 44). Autrement dit, en France, l’histoire de la formation spécialisée s’est construite depuis des catégories de public, des catégories de structures et de dispositifs et des catégories de formes d’action (Puig, 2015). L’Organisation des Nations Unies pour l’Éducation, la Science et la Culture (UNESCO) inscrit la volonté d’une formation des enseignants spécialisés qui ne doit en aucun cas conduire un professionnel vers une spécialisation réductrice, mais au contraire vers une spécialisation permettant d’enseigner malgré la rencontre tout au long d’une carrière professionnelle d’une variété d’obstacles d’apprentissage des élèves. Dès lors, il est question de former des enseignants à la notion de diversité, qui, si elle « continue à troubler, […] s’attache désormais à traduire l’infinie variété humaine et la polyphonie des mondes socioculturels, assemblages changeants, hétéroclites et multiformes » (Gardou, 2012, p. 20). La formation donne une place centrale à l’enseignant dans un parcours constitué d’un ensemble pensé et organisé, sorte de catalyseur dans le changement des pratiques professionnelles (Gardou, 2013). Mais, en formation, les enseignants sont en demande de savoirs qui vont leur permettre d’agir en classe et de répondre aux différentes situations qui se présenteront à eux, car à la peur de l’inconnu peut s’ajouter un sentiment de culpabilité lorsqu’ils sont tiraillés entre le désir de se concentrer sur un enfant et le sentiment de ne pas s’occuper assez des autres élèves. Les enseignants en formation retiennent alors que les différents savoirs issus des recherches ne peuvent pas être immédiatement utilisés dans la gestion du travail proposé en classe, introduisant « un déphasage croissant entre l’idéal de transmission du savoir et la réalité du terrain » (Duquenes-Belfais, 2008, p. 16). C’est pourquoi de nombreuses recherches et rapports concernant la formation des enseignants identifient l’existence d’un malentendu entre les savoirs issus de la recherche et les savoirs issus de l’expérience professionnelle (Rayou, 2008). Il y est fait l’hypothèse d’un espace manquant, un élément intermédiaire entre le sujet et les savoirs, entre le sujet et autrui. De plus, le paradigme inclusif introduit un autre enjeu pour le système éducatif français consistant à dépasser une logique quantitative de l’inclusion pour construire une logique qualitative. Chaque enfant a toute sa place à l’école sans conditions préalables et l’école propose des aménagements nécessaires aux apprentissages de chacun. L’exigence est faite alors au métier d’enseignant de se réaliser dans des ajustements nécessaires concernant la réalisation de l’activité d’enseignement. Aujourd’hui, dans cet environnement scolaire, les enseignants spécialisés tout comme les différents personnels éducatifs et les professionnels des secteurs de la santé et du secteur médico-social deviennent des acteurs clés d’un processus de changement. La nouvelle professionnalité de l’enseignant spécialisé en devenir se construit et se développe depuis la mise en œuvre d’un nouveau référentiel de compétences professionnelles constitué de trois missions : exercer dans un contexte inclusif, devenir expert de l’analyse des besoins et des réponses à construire, devenir personne ressource. Dès lors, les enseignants spécialisés en devenir se sentent une grande responsabilité, mais ils ne pensent pas toujours avoir les moyens de l’exercer.

1.2. Une nouvelle professionnalité face au malentendu

3Le sujet utilise le langage pour se faire entendre et cela se heurte inévitablement au langage de l’autre car « le sentiment de ne pas être compris, renvoie non seulement au discours ou au message, mais aussi à la personne car ce qui est frustré c’est le désir de reconnaissance du sujet parlant » (Garand, 2009, p. 88). Le malentendu, présent dans une situation de communication et de dialogue, peut conduire jusqu’au désaccord pouvant aboutir au conflit, car « le malentendu continue d’être perçu comme un phénomène fâcheux, comme un facteur à la fois d’incompréhension et de conflit » (Ibid, 2009, p. 87). Mais il peut également être perçu comme l’illusion d’un accord lorsque par exemple il n’est pas reconnu dans son existence. Dans cette position, la définition du malentendu est adossée à la question de la règle et de la norme. Le malentendu est alors « un écart entre représentations : l’autre ne me voit pas nécessairement tel que je m’imagine moi-même et vice versa » (Garand, 2009, p. 89). Il est question de penser le malentendu dans le rapport à l’autre et à soi, en situation de dialogue, comme étant une distance entre les représentations de chaque sujet qu’il est possible de prendre en compte par l’utilisation du langage. Cette distance peut également être considérée sous l’angle de l’histoire qui se vit entre les sujets investis, ce qui conduirait à comprendre le malentendu selon le domaine du contenu sémantique, mais aussi selon le domaine du lien relationnel entre les sujets. Le malentendu est au cœur d’une prise en compte de l’autre, de l’écoute de l’autre, de l’acceptation de l’autre en tant que sujet autre. C’est pourquoi il est possible de l’interroger sous un autre angle, le positionner comme élément central puisque permettant l’émergence et la prise en compte des divers points de vue. Il est de fait question de caractériser le malentendu également comme élément renvoyant à l’exclusion de considération d’une quelconque norme. Pour ce faire, positionner « le malentendu en tant que source ou carburant du conflit » (Garand, 2009, p. 88), prend appui sur les principaux lieux du malentendu qui seraient : « le penser, le dire, le vouloir, l’imaginer, le croire, l’entendre, le comprendre » (Ibid., p. 91). Il s’agit pour le sujet d’être authentique, et donc de s’autoriser à prendre une place qui lui permettra d’aller vers la réalisation de ses pratiques professionnelles. En résumé, le malentendu peut d’une part faire accéder à l’émergence et à l’explicitation de chacun, et d’autre part servir à la compréhension d’une situation professionnelle menée à partir du croisement d’une pluralité de points de vue. Finalement, expliquer cela conduit à définir le malentendu comme « une zone neutre, un terrain vague où l’identité ou mieux, les identités différentes et confrontées peuvent se positionner tout en restant séparées précisément grâce au malentendu » (La Cecla, 2002, p. 14). Une fois ces éléments de définition présentés, nous proposons de les transposer dans le contexte scolaire depuis la place de l’enseignant spécialisé/inclusif. Dans ce contexte, nous considérons le malentendu vécu sur le terrain, depuis des interactions professionnelles entre un enseignant spécialisé/inclusif et un autre acteur éducatif.

2. Une recherche qualitative et longitudinale

4L’article prend appui sur les travaux d’une recherche qualitative que nous avons effectuée de 2017 à 2020 dans le cadre d’un doctorat en sciences de l’éducation et de la formation. Il était question d’une inscription dans une recherche qui reconnaissait la compétence individuelle et collective que cela soit dans l’agir ou dans la compréhension de l’agir, ce qui a conduit : à une préoccupation d’émancipation critique individuelle et collective, à une compréhension des pratiques en considérant le contexte dans lequel elles s’inscrivent, à une perspective d’amélioration des pratiques professionnelles et enfin à une perspective d’engagement vers des pratiques de communautés de praticiens. Nos travaux proposent une analyse de l’émergence d’une nouvelle professionnalité d’enseignant spécialisé/inclusif. Le travail d’investigation a été réalisé à partir de l’observation de l’engagement de l’enseignant, en devenir enseignant spécialisé, dans une formation spécialisée professionnelle, la formation Cappéi. Nous définissons la notion d’engagement en référence aux travaux de recherche de Kaddouri (2011). Nous proposons alors de comprendre l’engagement comme une manière d’être soi, et une relation à autrui et au monde se réalisant dans une certaine temporalité. En résumé, la recherche se proposait de travailler selon deux axes de réflexion autour de l’enseignant spécialisé en devenir : d’une part interroger l’engagement subjectif de l’enseignant dans une disposition à l’inclusion et d’autre part interroger le travail collectif à partir de son injonction, dans une démarche de recherche entre praticiens d’un même contexte. Nous définissons une disposition à l’inclusion, comme la prise en compte des difficultés d’apprentissage par l’accessibilité des savoirs à tous les élèves.

2.1. Un protocole en trois étapes inscrit l’enquêté comme acteur compétent

5La mise en œuvre est envisagée à partir d’un positionnement de l’enquêté, acteur compétent (Giddens, 1987) auquel est associé un positionnement de chercheuse accompagnatrice (Beauvais, 2007). L’implication de la chercheuse accompagnatrice et celle de l’enquêté ont été posées dès le départ du projet dans la perspective de tendre vers quatre modèles d’investigation qui permettent l’expression d’une vision complémentaire, la valorisation de l’acteur compétent, la compréhension de ce qui se passe et enfin la considération des histoires singulières (Guignon & Morrissette, 2006). Le choix de positionner l’enquêté, acteur compétent, repose sur une conception d’un enseignant capable de réfléchir sur sa pratique et capable d’en parler. L’acteur compétent développe une réflexivité au quotidien que la démarche se proposait de mettre sur le devant de la scène en sollicitant le point de vue et la capacité à le dire. Il s’agit pour nous chercheuse de comprendre avec et pour les professionnels de l’enseignement qui s’engagent en formation Cappéi. Dans ce positionnement, notre intention se décline en un agir à destination de l’enquêté, un agir « pour que l’autre s’agisse » (Beauvais, 2007, p. 54), agir pour comprendre. À partir de ces éléments, retenir la spécificité de chaque enseignant spécialisé est premier. Dès lors, l’investigation a porté d’une part sur les postures et les savoirs ancrés dans l’expérience liés aux croyances et aux valeurs, et d’autre part sur les attitudes liées aux pratiques observables. L’enquête menée a été construite en trois étapes successives et intégrées. Une première étape propose une investigation, à partir d’une observation en situation sur le temps de la formation d’un groupe de trente-cinq enseignants stagiaires, d’un questionnaire formatif soumis à quatre-vingt-dix-sept enseignants stagiaires et d’un focus group vécu par un groupe de douze enseignants stagiaires en fin de formation. Cette première étape du protocole, menée dans le temps et sur le lieu de formation des enseignants stagiaires visait, d’une part, l’entrée en communication avec les enquêtés par l’observation lors de cours à l’Institut National Supérieur du Professorat et de l’Éducation (INSPÉ), considérant la place de la chercheuse formatrice et la connaissance du terrain d’enquête, et d’autre part la découverte de l’engagement en formation par le questionnaire formatif en début de formation et le focus group en fin de formation.

6Une seconde étape, constituée d’entretiens compréhensifs s’adressant à six enseignants stagiaires (corpus 1), en stage sur leur poste support de formation, dans le but d’interroger un positionnement d’être en recherche. L’expression « positionnement d’être en recherche » est caractérisée à l’appui des travaux de recherche de Wentzel (2009), menés dans le cadre de la formation des futurs enseignants. Dans un positionnement d’être en recherche, le professionnel développe les compétences d’un acteur réflexif largement présentes dans les référentiels de compétences afin de valoriser de la part du professionnel, une réflexion dans et sur la pratique. Ce modèle a conduit à l’identification de la figure du praticien réflexif, figure centrale d’un débat sur l’identité enseignante, et d’un modèle de professionnalité (Wentzel, 2009). Cette seconde étape se termine par dix-neuf entretiens compréhensifs (corpus 2) concernant la conceptualisation et la mise en œuvre de pratiques inclusives en construction, avec la visée d’une disposition à l’inclusion associée aux injonctions institutionnelles et à la mise en œuvre locale et contextualisée. Il s’agissait d’être au plus près du travail réel de chaque enseignant stagiaire en posant le cadre d’investigation in situ, au sein d’un contexte professionnel familier de l’enseignant stagiaire.

7Une troisième étape investigue auprès d’enseignants certifiés, dans l’établissement scolaire de référence, avec treize entretiens biographiques (corpus 3) et dix entretiens compréhensifs (corpus 4), pour découvrir l’engagement dans une professionnalité d’enseignant spécialisé/inclusif, au sein d’un établissement inclusif. Cette étape est proposée dans l’objectif de poursuivre l’investigation de manière longitudinale, une fois la certification obtenue. L’investigation est envisagée dans un temps post certification, le passage du statut d’enseignant stagiaire à celui d’enseignant effectué, en référence à la mission du référentiel des compétences professionnelles de l’enseignant spécialisé « expert dans l’identification des besoins pour construire des réponses » (Circulaire du 2-12-2021).

8Autrement dit, afin de mettre en avant le souci de l’autre dans ce qu’il est, dit, montre de singulier, nous avons donc fait le choix de donner la parole aux enseignants, stagiaires ou certifiés, sous différentes formes avec un questionnaire formatif (Q=97) et l’entretien individuel et collectif (N=49). Par ces choix d’outils, la perspective était « d’amener un acteur à se raconter dans une situation vécue qui lui permettrait de renouer avec les contraintes qu’il a prises en compte et les ressources qu’il a mobilisées pour affronter un problème » (Morrissette & Guignon, 2006). Par exemple, un questionnaire formatif est proposé en début d’investigation pour permettre à l’enquêté de poser sa parole à l’écrit, car l’écriture est envisagée comme un moyen d’accès à l’expérience. L’outil questionnaire proposé afin d’interroger le rapport à la formation, permet de se rapprocher d’un sujet en formation, indépendamment de l’évaluation de la formation (Fleitz, 2004). Cette approche positionne l’enseignant en formation sous l’angle d’un acteur doté d’un projet, et ainsi amène à décrire le sens donné par chaque sujet à la formation à partir d’un questionnement ouvert posé à l’écrit. Le questionnaire formatif est composé de six questions : « Quelles sont mes motivations pour cette formation ? Quelles sont mes attentes de formation ? Quelle est mon expérience professionnelle et quelles sont mes compétences professionnelles comme points d’appui ? Quels sont mes besoins dans le cadre de la formation ? Quel est mon projet professionnel au regard de la formation ? Quel est mon bilan pour la première session de formation ? »

9Dans cette perspective de recherche avec l’enquêté, nous avons également utilisé l’entretien. Ce dernier commence en associant une professionnalité à celle d’un enseignant de l’école inclusive, afin de proposer à l’enquêté de se référer à une expression avec laquelle il circule quotidiennement dans son contexte professionnel, mais qu’il retrouve également dans les éléments théoriques déclinés dans les modules de formation. L’entretien s’inscrit alors dans une relation d’accompagnement, une sorte d’histoire se jouant à deux, à chaque fois singulière. Il est ainsi repris un élément méthodologique, reconnaissant l’enseignant stagiaire acteur compétent, capable de réfléchir à son quotidien, à une mise en œuvre proposée, et capable d’en rendre compte lorsqu’il est accompagné dans son effort d’explicitation. Concernant le corpus 2, nous avons utilisé le guide suivant : « Comment vous décririez-vous en tant que futur enseignant spécialisé en prenant appui sur votre pratique, sur votre questionnement, et aussi sur la manière dont vous avez envie de vous projeter une fois la formation terminée ? Pouvez-vous faire l’hypothèse que cet enseignant spécialisé serait un sujet chercheur sur le terrain ? Je terminerai en vous demandant comment vous vous définiriez en tant qu’enseignant spécialisé ? » Pour clore le protocole, nous avons mené une dernière investigation avec le guide d’entretien suivant proposé au corpus 4 : « L’enseignant spécialisé, quand il se dit et se vit chercheur sur le terrain, peut devenir catalyseur d’une communauté d’enseignants chercheurs sur le terrain. Dans votre établissement, quelle est la manière dont vous le faites vivre ? »

2.2. Découverte des manières d’être et de faire de l’enseignant spécialisé/inclusif

10Dans cet article nous souhaitons montrer les manières d’être et de faire des enseignants spécialisés en quête d’une évolution personnelle et professionnelle dans une disposition à l’inclusion. Nous associons une évolution du sujet enquêté à un processus d’engagement en formation. C’est pourquoi les résultats qui seront présentés par la suite ont été obtenus, d’une part, suite à l’analyse de dix-neuf entretiens individuels d’enseignants stagiaires ayant un poste support de formation (corpus 2) et, d’autre part, suite à l’analyse de dix entretiens individuels d’enseignants spécialisés, certifiés et ayant terminé leur formation professionnelle spécialisée (corpus 4). Les enseignants du corpus 2 ont un poste support de formation localisé dans un établissement ordinaire, soit sous la forme d’un dispositif d’accompagnement en Réseau d’aides spécialisées aux élèves en difficulté (RASED) pour trois enseignants stagiaires, soit dans une Structure d’enseignement général et professionnel adapté (Segpa) pour quatre enseignants stagiaires, soit dans une Unité localisée d’inclusion scolaire (Ulis) du premier degré pour six enseignants stagiaires, soit enfin dans une Unité localisée d’inclusion scolaire (Ulis) du second degré en collège pour quatre enseignants stagiaires et en lycée professionnel pour 2 enseignants stagiaires. Le corpus 4 est constitué d’enseignants spécialisés volontaires, présents dans le corpus 3. Ils exercent pour neuf d’entre eux dans un établissement ordinaire et un dans un établissement spécialisé : trois dans une Unité localisée d’inclusion scolaire (Ulis) du premier degré, trois dans une Unité localisée d’inclusion scolaire (Ulis) du second degré en collège, deux dans une Structure d’enseignement général et professionnel adapté en (Segpa), un dans un Réseau d’aides spécialisées aux élèves en difficulté (RASED) et un dans une unité d’enseignement dans un institut médico-éducatif (IME).

11Nous avons choisi une analyse qualitative, l’analyse de contenus, car s’agissant d’un ensemble d’instruments qui s’applique à des discours (Bardin, 2013). Nous nous sommes alors engagée à recueillir et à interpréter le sens que l’enseignant stagiaire (corpus 2) et l’enseignant spécialisé/inclusif (corpus 4) ont construit à partir de leur réalité, car soucieuse comme tout chercheur de donner un sens aux données recueillies. C’est donc à partir de la lecture des écrits obtenus que le travail d’analyse de contenu a été engagé, s’articulant en plusieurs étapes (L’Écuyer, 1987) dans une analyse thématique. Ainsi, à l’issue des entretiens menés, nous avons transcrit les unités de sens qui sont comprises en lien avec la professionnalité d’enseignant spécialisé/inclusif envisagée selon le point de vue de l’enseignant stagiaire à partir de sa pratique, de ses questionnements et de la manière de se projeter enseignant spécialisé/inclusif. Concernant le corpus 2, il s’agit dans le travail d’analyse de prendre appui sur un modèle ouvert puisque les thèmes n’ont pas été découverts, mais décidés en amont. Nous avons découvert neuf thèmes : être en lien, travailler en projet, être en recherche, se déplacer, travailler en équipe, différencier, enseigner, anticiper, décoder un malentendu. A contrario, s’agissant du corpus 4, nous avons effectué l’analyse de contenu à partir d’une catégorisation fermée de trois éléments retenus des investigations précédentes : chercheur sur le terrain, pratiques nomades avec des déplacements physiques/non physiques, déplacements innovants disjoints/conjoints.

12Tout d’abord, les enseignants stagiaires expriment être enseignants et chercheurs dans un terrain de recherche qu’ils délimitent aux contextes professionnels variés. Ces éléments nous conduisent à la découverte d’un chercheur sur le terrain, un praticien qui va mettre en œuvre un dispositif lui permettant de recueillir des éléments de compréhension (chercher) dans l’objectif d’enseigner, c’est-à-dire de conduire les élèves vers la réussite.

13Ensuite, nous avons découvert que l’enseignant spécialisé s’engage dans des pratiques professionnelles auxquelles il a été choisi d’associer l’adjectif qualificatif « nomade ». Nous proposons une définition des pratiques nomades se construisant à partir de déplacements continuels. Des mises en œuvre de pratiques nomades s’effectuent soit sous la forme de déplacements physiques, soit sous la forme de déplacements non physiques comme des déplacements d’informations et d’outils.

14Enfin, l’enseignant spécialisé réalise ces déplacements de manière isolée ou conjointe avec les autres acteurs de l’inclusion scolaire.

3. Un sujet capable de se faire confiance et d’accepter d’être soi

3.1. Des engagements singuliers dans une professionnalité d’enseignant spécialisé

15À partir de l’analyse des corpus 2 et 4, nous proposons alors une compréhension des différentes manières de s’engager dans une professionnalité d’enseignant spécialisé depuis des malentendus vécus dans des interactions professionnelles avec d’autres enseignants ou d’autres professionnels. Le malentendu apporte un premier niveau de lecture dans les rapports entre les individus qui peut être résumé, soit sous le désaccord, soit sous l’illusion de l’accord. Dans les deux cas, il est question d’un facteur d’incompréhension. En effet, soit l’enseignant stagiaire cherche à décoder le malentendu : « on expose chacun quelles sont nos attentes et enfin on explicite et c’est plus facile, c’est ce qui est le plus source de malentendus » ; soit il l’identifie et décide de le contourner : « j’essaie avec ceux qui sont un peu ouverts et… les personnes avec lesquelles c’est possible dans mon contexte, les collègues qui sont attentifs aux élèves de l’Ulis ». Ce positionnement face au malentendu conduit l’enseignant stagiaire à développer différents stratagèmes pouvant le placer, d’une part, comme un professionnel ouvert sur l’extérieur (« j’ai l’impression d’être publicitaire, non mais c’est vrai voilà je fais de la pub ») et, d’autre part, comme un professionnel isolé (« je suis toujours dans mon contexte et il faut que je sois en recherche d’être un peu plus ouverte » et « Je pense que je peux toujours encore plus aller vers l’inclusion parce que là ça reste très en classe »). Le sujet s’engage alors en installant le malentendu soit comme un obstacle, soit comme une ressource, voire comme un malentendu heureux puisque permettant d’entrer dans un espace relationnel à construire et qui peut conduire à un accès et à une compréhension du réel de la situation de l’autre et de soi (Garand, 2009). L’engagement dans une professionnalité à l’appui d’un malentendu heureux encourage la perspective pour l’enseignant stagiaire d’une pensée prenant en compte la diversité en la rendant explicite à l’oral ou à l’écrit :

C’est ne pas imposer, arriver à négocier avec certaines choses, vraiment avec des arguments explicites et après faire bien entendre à l’enseignant que la solution n’est pas dans un petit filtre magique et que dans deux jours ça ne sera pas réglé ! Car l’enseignant vient nous voir et nous dit : on va arrêter l’atelier philo là et tu vas prendre trois élèves parce qu’ils n’ont pas de posture d’élève. Il faut les mettre en pensée en ayant des arguments clairs et explicites et en ayant un taux d’exigence. Il faut croire en nos médiations, il faut croire en notre relation pour faire évoluer les choses. (enseignante spécialisée en RASED)

16La considération du malentendu sous cet angle par l’enseignant stagiaire peut le conduire vers l’identification et l’analyse des différents obstacles présents au départ du travail à deux,

Là le malentendu il va être vite décelé dans le sens où comme on explique chacun nos attentes vis-à-vis de soi, vis-à-vis de l’autre, de la rencontre et des conséquences de notre coopération, je trouve que l’on décèle rapidement là où on n’était pas sur la même position pour après collaborer. (enseignante spécialisée en RASED)

17En résumé, un enseignant stagiaire, personnel d’un établissement inclusif et membre des équipes professionnelles, s’engage depuis des malentendus issus des interactions professionnelles. Il déploie des pratiques nomades, soit sous la forme de déplacements physiques soit sous la forme de déplacements d’outils ou d’informations. La conséquence de ce processus le conduit à construire et développer une professionnalité d’enseignant spécialisé/inclusif isolé ou ouvert.

3.2. Vers un style pédagogique inclusif

18Les résultats d’une recherche dont le terrain d’investigation est la formation des enseignants spécialisés au Japon présentent les conséquences d’une politique « d’éducation de soutien spécialisé » (Mithout, 2020). Par ce modèle, le Japon souhaite s’éloigner d’une catégorisation des enseignants en ne distinguant plus l’enseignant spécialisé et l’enseignant ordinaire. Ainsi, « les enseignants spécialisés et les enseignants ordinaires sont en réalité les mêmes personnes, à différents moments de leur carrière » (Ibid., p. 59). Ces résultats nous invitent à envisager une piste d’investigation concernant la circulation des sujets enseignants spécialisés. Imaginer des règles de circulation des sujets enseignants, le mouvement dans des communautés de sujets enseignants pourrait permettre aux professionnels de s’engager dans une dynamique de compréhension de l’objet inclusion. L’engagement des praticiens de terrain dans des déplacements innovants d’enseignants apparaît comme une voie nouvelle de définition d’une professionnalité d’enseignants spécialisés. Nous proposons une compréhension à l’appui des déplacements innovants :

pour que l’innovation se mette en place ou qu’initialement une réflexion s’enclenche, il est indispensable que les acteurs osent une remise en question, moment incontournable dans l’innovation. Il importe qu’ils prennent le risque de discuter de la situation actuelle, de ce qu’ils veulent changer et, par conséquent, de ce qu’ils sont prêts à investir. Pour ce faire, les acteurs s’engagent dans une démarche d’appropriation caractérisée par une logique de résolution des problèmes auxquels ils sont confrontés. (Lison, Bédard, Beaucher et Trudelle, 2014, p. 13)

19Des déplacements innovants sont alors réalisés par l’enseignant spécialisé afin d’interroger une professionnalité, et construire un chemin singulier parfois en décalage avec des attendus d’un contexte normalisant. L’enseignant spécialisé est un professionnel qui répond aujourd’hui à une mission qui lui est attribuée dans le nouveau référentiel de compétences : exercer dans le contexte professionnel spécifique d’un dispositif d’éducation inclusive, c’est-à-dire qu’à présent, l’objectif est placé non seulement sur le professionnel mais aussi sur les dispositifs d’inclusion. Ce modèle inclusif incite à reprendre l’historicité de l’enseignement spécialisé, un autre niveau d’analyse concernant la professionnalité des enseignants s’engageant dans la formation Cappéi. Il est question d’une nouvelle formation à envisager sans qu’elle ne « repose exclusivement sur des technicités médico-pédagogiques cloisonnées par types de déficiences » (Puig, 2015, p. 41). Finalement, il s’agirait d’envisager les enseignants spécialisés comme des acteurs compétents reprenant la main à partir d’une réflexion et d’un processus de développement de postures professionnelles construites sur la considération du malentendu leur permettant ainsi une ouverture vers un style pédagogique singulier.

Conclusion

20Dans cet article nous souhaitions montrer les manières d’être et de faire des enseignants spécialisés en quête d’une évolution personnelle et professionnelle à l’ère de l’inclusion éducative.

21L’enseignant spécialisé est un sujet qui interprète à sa manière en lisant des réalités qu’il découvre à partir de l’existence de l’ensemble des relations sociales, à partir du malentendu dans des interactions professionnelles, à partir de la place qu’il s’attribue et à partir de la distance qu’il est capable d’opérer par rapport à lui-même. Les résultats présentent alors des manières d’être et de faire d’un sujet capable de se faire confiance et d’accepter d’être soi en vivant des engagements singuliers dont la conséquence est la visée d’un style pédagogique inclusif. Les résultats obtenus présentent aussi des perspectives de recherche en visant, d’une part, des engagements et des savoirs ancrés dans l’expérience, associés à des valeurs et des croyances concernant l’éducation inclusive et, d’autre part, le développement d’une professionnalité d’enseignant spécialisé dépendante du contexte.

22Pour conclure, dans le cadre du développement actuel de l’école inclusive et des évolutions des missions inclusives de tous les enseignants, les résultats permettraient d’entrevoir une possible articulation entre recherche, collaboration et professionnalisation en formation. Proposer cela permettrait d’envisager une professionnalisation toujours en mouvement, créatrice et innovante parce que se réalisant avec des déplacements innovants, à l’écoute des divers points de vue. La conséquence serait la compréhension de situations toujours inédites puisqu’en lien avec un contexte à analyser. Au moment où l’exigence constante d’innovation pédagogique est faite à chaque acteur éducatif, cela pourrait être aussi une piste supplémentaire de prise en compte des contextes professionnels.