Paroles d’enseignants autour de l’inclusion scolaire en France et au Québec Teachers’ views on inclusive education in France and Quebec
L’article « Paroles d’enseignants autour de l’inclusion scolaire en France et au Québec » permet de regarder ce que l’école, inclusive de fait, peut générer comme discours, sentiments voire réactions de la part d’enseignants de deux continents différents. Prendre en considération leurs récits et les vulnérabilités ainsi dévoilées donne l’occasion de révéler quelques freins et leviers. Ainsi, formation, soutien, risques psycho-sociaux, accessibilité et conception universelle de l’apprentissage sont des paramètres à explorer. Le but n’est pas de rejeter l’inclusion mais bien de comprendre ce qui l’obère ou la conditionne de manière à tendre vers l’inclusivité, non pas qu’à l’École, mais bien dans nos sociétés. Cela conduit donc, forcément, à interroger l’existence d’une action commune de toutes les institutions et de tous les citoyens.
The article “Teachers’ views on inclusive education in France and Quebec” looks at what inclusive school can generate in terms of discourse, feelings and even reactions on the part of teachers from two different continents. Taking into account their stories and the vulnerabilities they reveal provides an opportunity to identify some obstacles and levers. Training, support, psycho-social risks, accessibility and the universal design for learning are parameters to be explored. The aim is not to reject inclusion, but to understand what hinders or conditions it, so as to move towards inclusiveness, not just in schools, but in our societies. This inevitably leads us to question the existence of joint action by all institutions and all citizens.
Introduction
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https://perspective.usherbrooke.ca/bilan/quebec/evenements/2874
1En France, après la loi n° 2005-102 du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées, le monde de l’éducation voit se succéder une recommandation officielle après l’autre, avec une accélération notoire après la mise en place de la loi sur la Refondation de l’école (2013). Ainsi, Najat Vallaud-Belkacem, alors ministre de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, déclare en 2016 : « ce n’est désormais plus aux élèves de s’adapter aux besoins du système mais à l’École de s’adapter aux spécificités des élèves et de mettre en place tous les dispositifs nécessaires à leur scolarisation et à leur réussite. »1 L’inclusion est ainsi décrétée puisque l’exigence est « faite au système éducatif d’assurer la réussite scolaire et l’inscription sociale de tout élève indépendamment de ses caractéristiques individuelles ou sociales » (Ebersold, 2009). Mais que signifie le terme inclusion ? Et, au-delà des prescriptions, (non) aménagements, (manque de) moyens, (manque de) formations/accompagnements, (choix de fonctionnement des) établissements scolaires, (créations/transformations des) structures, quels discours les acteurs de terrain partagent-ils autour de cet état de fait ? Comme le soulignent Curchod-Ruedi et al.,
Les démarches visant à favoriser une école plus inclusive reposent pour une bonne part sur les croyances des enseignants en la capacité de leurs élèves à progresser (postulat d’éducabilité) et leurs attitudes à cet égard. Mais ces démarches supposent aussi chez les enseignants une confiance tant dans leurs compétences personnelles à pratiquer une pédagogie favorisant la diversité, que dans les compétences collectives permettant à l’établissement scolaire d’évoluer vers une école plus inclusive. (2013, p. 136)
2Ainsi, poser la question de la réception du paradigme inclusif chez les acteurs de terrain permet de leur donner la parole pour qu’ils racontent leur vécu, leurs ressentis dans des situations où l’inclusion est en jeu. En effet, prendre en considération les réalités de tous les acteurs, dans et hors l’école, pourrait permettre d’engager une évolution dans les manières de concevoir la question de l’inclusion au-delà d’un étiquetage (parfois réducteur) de l’espace scolaire comme l’espère Tremblay (2020) : « (a)insi, dans peu de temps, ne parlerons-nous plus d’écoles inclusives, mais simplement d’écoles. » Même si « l’institution scolaire se doit de réfléchir à la question de l’accessibilité pédagogique et, par conséquent, à la formation des acteurs de l’École » et que « la prise en compte des ‘différences’ conduit nécessairement à une restructuration de l’institution scolaire » (Bodin et Kerviche, 2015, p. 399), nous pouvons nous demander si cette évolution au sein de l’institution suffira à faire avancer la société pour que chacun puisse trouver la place qui lui convient. D’ailleurs, dans son ouvrage L’institution du handicap, Bodin développe l’idée que
le handicap est un phénomène social au sens fort du terme : ce qui fait qu’une personne est considérée comme handicapée ou non ne renvoie pas à des critères médicaux (ou psychopathologiques), mais bien à des critères sociaux, et ce, qu’il s’agisse de handicap avéré ou non, de handicap physique, sensoriel, mental ou psychique. (2018, p. 12)
3En réalité,
le handicap est avant tout, pour la personne handicapée, une réalité qui émerge dans le regard des autres, dans l’interaction sociale. Ce constat est d’autant plus vrai dans le cas spécifique des handicaps scolaires qui n’impliquent généralement aucune complication médicale, ni aucune souffrance physique. C’est bien dans la rencontre avec les « normaux », dans le regard et l’attitude de ces derniers, que se trouve le cœur de l’expérience du handicap pour ces élèves. (Bodin et Kerviche, 2015, p. 246)
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4Cet article a pour projet de mettre en lumière des éléments de discours recueillis auprès de professionnels de deux terrains différents quant à l’inclusion, pour saisir le regard qu’ils portent sur celle-ci. Le premier terrain se situe en France et correspond à un travail de mémoire de recherche en Pratiques et Ingénierie de la Formation (PIF), parcours « Accompagnement de Dynamique Inclusive » (ADI) et ayant pour titre « Regards d’enseignant.e.s du premier degré sur le handicap à l’école ». Les paroles partagées sont celles d’une professeure des écoles (PE) chevronnée et d’un PE stagiaire, en deuxième année de Master de l’Enseignement, de l’Éducation et de la Formation (MEEF). Ce premier échantillon de paroles (enregistrées lors d’entretiens en 2020) donnait la possibilité d’appréhender les potentiels points communs et différences de regards, malgré l’appartenance à une même institution, sur l’école inclusive. Le deuxième terrain se situe au Québec (Canada) et correspond à un travail de recherche en doctorat (encore en cours) ayant pour titre actuel « Dévoilement de l’intérieur des processus et facteurs qui conditionnent l’inclusion scolaire ». En effet, au Québec, état reconnu comme pionnier en matière de reconnaissance des personnes handicapées, la loi de 19782 statue l’interdiction de « toute discrimination à l’endroit des personnes handicapées » et crée l’Office des Personnes Handicapées du Québec (PHHQ). Ainsi, l’accent est tout de suite mis sur « la reconnaissance que le handicap n’est pas simplement un problème de santé mais un enjeu concernant tous les acteurs de la société » (Ravaud et Fougeyrollas, 2005). Il nous semblait donc intéressant de prolonger la réflexion entamée en master et d’écouter ce que deux enseignantes expérimentées d’une école publique de Montréal partageraient comme discours (propos recueillis en 2022). L’idée était de tenter de comprendre ce qui conditionne et/ou obère l’inclusion scolaire, la possibilité de mieux appréhender, peut-être, les freins et leviers vers une société plus inclusive au prisme des regards portés par des enseignants sur « les élèves qui n’apprennent pas dans la norme ».
5Nous pourrions alors formuler ainsi notre problématique : en quoi les regards portés par les enseignants sur les élèves qui n’apprennent pas dans la norme nous renseignent-ils sur les freins et les leviers pour tendre vers une école plus inclusive ?
6Notre propos est organisé en deux parties : la première présente les regards des quatre enseignants sur deux thèmes liés à leur réalité du terrain. La synthèse transversale met en exergue des points communs et divergences dans les discours. La deuxième partie discute les éléments de cette étude en les rapprochant de la littérature scientifique.
1. Regards d’enseignants de part et d’autre de l’Atlantique sur les élèves qui n’apprennent pas dans la norme
1.1. Méthodologie de la recherche
7Les résultats présentés ici sont issus d’entretiens compréhensifs semi-directifs en référence à l’ouvrage de Kaufmann (2007). Il s’agit là de recherches qualitatives puisque le but était d’accéder au ressenti des personnes écoutées, de récolter leurs opinions, de comprendre des regards en abordant des expériences et non pas de mesurer des comportements. Chaque entretien a été retranscrit en verbatim afin de pouvoir, ensuite, en faire une lecture analytique descriptive transversale. Ne seront présentés ici que des éléments extraits de quatre verbatims et faisant sens quant à la thématique de cette recherche : « paroles d’enseignants autour de l’inclusion scolaire en France et au Québec ».
1.2. Les répondants français
1.2.1. Jules
8Jules est professeur des écoles stagiaire, en deuxième année de master MEEF. Il effectue son stage une journée par semaine en petite et moyenne section (PS/MS), et une journée dans un cours élémentaire première et deuxième année (CM1-CM2). Il a 37 ans et est parent de deux filles sans difficultés scolaires. Il s’agit d’une reconversion : Jules travaillait dans une entreprise de meubles pour bébés. Son épouse, aide médico-psychologique, travaille dans le champ du handicap, dans un foyer pour jeunes adultes handicapés. Il leur arrive donc fréquemment d’en discuter. Il dit que son regard a sûrement changé avec ces discussions car c’est un public auquel il ne faisait pas attention avant de rencontrer son épouse. Il affirme n’avoir aucune connaissance proche ayant des difficultés scolaires ou étant en situation de handicap, ni côtoyer d’enseignant dans sa famille.
1.2.2. Coraline
9Coraline est professeure des écoles depuis une quinzaine d’années. Elle a 45 ans, est mariée et a 3 enfants non concernés par les difficultés scolaires ou le handicap. Elle a essentiellement enseigné en cycle 3 (CM) et en maternelle, dans différentes régions, parfois en Réseau d’Éducation Prioritaire (REP), et n’a pas suivi de formation dans l’accompagnement des élèves à besoins dits spécifiques. Elle a effectué de nombreuses lectures d’articles et a eu des entretiens avec des collègues du réseau d’aides spécialisées aux élèves en difficulté (RASED) et des professionnels du centre médico-psycho-pédagogique (CMPP). Son expérience plus personnelle avec le handicap vient de son neveu qui vit avec un trouble du spectre de l’autisme. Elle échange également régulièrement avec une amie psychologue (mère d’un enfant handicapé), une amie éducatrice spécialisée travaillant en institut médicoéducatif (IME), une collègue PE qui a longtemps travaillé en IME et la psychologue scolaire de son école.
1.3. Les répondantes québécoises
10Les deux répondantes travaillent dans la même école et au même niveau. Elles sont collègues depuis 21 ans dans cette école classée « rang décile 10 », classement attribué et pour l’indice du seuil de faible revenu, et pour l’indice de milieu socio-économique. Cela signifie donc que l’école bénéficie d’aides humaines et financières au plus haut niveau décrétées par le Ministère de l’Éducation.
1.3.1. Blanche
11Blanche est enseignante en classe primaire régulière. Cette appellation, utilisée par les enseignants au Québec quand on leur demande leur profession, signifie « classe ordinaire » et marque une différence avec une classe d’accueil ou une classe d’adaptation scolaire. Blanche a 53 ans et est proche de la retraite puisqu’elle enseigne depuis 34 années. Elle enseigne dans la même école depuis 25 ans, a œuvré 3 ans en 5ème année (équivalent CM2) puis le reste de sa carrière en 1ère année (équivalent cours préparatoire/CP). Blanche a 2 enfants avec un parcours scolaire énoncé « sans problème » et le fils de son conjoint a été médicamenté pour trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDAH), son seul rapport au handicap puisqu’elle ne connait personne travaillant dans ce domaine. Blanche a un bac en enseignement (équivalent d’une licence) et a été directrice d’un camp de jour. Elle n’a suivi aucune formation concernant les accompagnements des élèves dits à besoins spécifiques mais a effectué des lectures sur le TDAH et sur le trouble du spectre de l’autisme (TSA).
1.3.2. Nora
12Nora, enseignante en classe régulière depuis 23 ans, a travaillé un an en maternelle et un an en immersion française avant de rejoindre cette école primaire où elle enseigne depuis 21 ans. Nora a 45 ans et est mère de deux enfants, dont un vivant avec une dyslexie. Elle est titulaire d’un bac en enseignement et a participé à une journée de formation sur le TSA et une sur le déficit d’attention ; elle a aussi fait quelques lectures sur le sujet. Elle côtoie des personnes qui travaillent dans le domaine du handicap et échange régulièrement avec elles.
1.4. Résultats qualitatifs : paroles d’enseignants, de part et d’autre de l’Atlantique
13Les extraits des verbatims présentés ici sont représentatifs de notre corpus concernant les regards d’enseignants des deux continents au sujet des élèves qui n’apprennent pas dans la norme. Leur lecture nous permet de mieux saisir quels sont leurs points de vue et, plus particulièrement, dans quelle mesure la vulnérabilité de certains de leurs élèves peut entraîner, en cascade, une vulnérabilité professionnelle, une situation qui témoigne alors de perturbations. Selon Jacques, (2023, p. 3-4),
C’est donc bien en se référant au principe piagétien de « perturbation » qui, par « assimilations » successives, induit des « rééquilibrages » des schèmes socio-cognitifs de perception et d’action (Piaget, 1943), que l’on peut considérer la transition identitaire dans un parcours de formation ou professionnel à la fois comme une « épreuve de soi » (Schwartz et Echternacht, 2009) et comme un « développement de soi » (Jacques, 2020). L’ « épreuve » se manifeste par une « perte d’ancrage psychosocial » (Lesourd, 2009) à savoir une modification des repères antérieurs spatiaux, temporels et relationnels ; ou par une « crise » durant laquelle les « compétences normales » (à savoir les ressources identitaires antérieurement constituées et opérantes) « sont [nous ajoutons : momentanément] inadéquates pour affronter la situation » (Roques, 1995).
1.4.1. Constats, besoins, doutes, sentiments : effets en cascade des ressentis des enseignants face aux (potentiels) élèves qui n’apprennent pas dans la norme
14L’analyse qualitative des entretiens, au travers des verbatims, laisse entrevoir plusieurs sources de désarroi et d’essoufflement professionnel. Leurs impacts, plus ou moins conséquents, peuvent entraîner des répercussions graves.
1.4.1.1. La formation
15Trois des quatre enseignants évoquent la formation et de différentes manières : d’abord, le manque de formation pour pouvoir non seulement accueillir au mieux les élèves ayant des besoins considérés comme particuliers, mais également pour se sentir au minimum en capacité de faire quelque chose : « Déjà je n’ai pas de formation spécifique... pas de formation spécifique » (Jules, ligne 17) ; « sur le M2… euh... tout ce qui est relatif au handicap on n’a pratiquement rien vu... » (Jules, lignes 48‑49) ; « on avait dû faire une journée complète » (Jules, ligne 52) ; « ça m’aiderait de savoir vraiment le public que j’ai en face, leurs difficultés » (Jules, ligne 95) ; « Une bonne connaissance des élèves pour... euh... pour adapter au mieux toutes les situations. » (Jules, lignes 363‑364) ; « Nous ne sommes pas formé.e.s pour accueillir convenablement euh... les enfants qui relèvent de handicap. » (Coraline, lignes 4‑5). Ensuite, lorsque la formation est disponible, soit elle n’est pas accordée à tous les personnels en ayant l’utilité, soit elle est considérée comme non transférable à la classe, voire inutile : « L’AVS a été formée tout de suite elle a eu... Elle a eu des formations... Moi j’en ai demandé on ne m’en a pas donné... Je n’ai rien eu ! » (Coraline, lignes 129‑130). « Il y avait pas de formation, mon AVS avait été formée mais pas moi donc j’ai été obligée de demander à mon AVS ou c’est elle qui me disait tu sais on m’a dit que… ... enfin... faudrait plutôt faire ceci ou faire cela ! » (Coraline, lignes 142‑144) ; « C’est qu’ils nous mettent beaucoup de pression, là, parce que moi je la sens comme ça ! Ils nous mettent beaucoup de pression. Les titulaires, tu sais, si on a un élève TSA, genre je suis allée en faire une formation une journée, on fait des scénarios… […] mais moi j’ai 2 bras dans ma classe que j’en ai 20, tu sais oui pour untel, je peux le faire, mais quand j’ai 4 ou 5 ou 6 élèves en difficulté. C’est, c’est là que je décroche ! […] je trouve que ces formations-là sont beaucoup, beaucoup sur l’attitude. On se rend pas compte que il y a plus qu’un élève qui ont des besoins spéciaux, puis on n’y arrive pas, on n’y arrive pas. » (Nora, lignes 162‑169) ; « Si c’est long et que ça apporte quelque chose, je le fais avec plaisir. […] Mais concrètement il y a pas d’outils pour l’aider (en parlant d’un élève), j’ai pas d’outils pour l’aider… On met tous ces efforts-là, tout cet argent-là, tout ce temps-là ? Pour quoi ? » (Nora, lignes 33‑35).
1.4.1.2. Le soutien
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Sous-entendus ici : dans la norme.
16Le besoin de soutien est réclamé par les enseignants pour eux-mêmes, mais également pour leurs élèves : « Du soutien pour l’enseignant et du soutien pour les élèves parce que les élèves en difficulté ne progressent pas et les élèves qui […] sont réguliers3, […] ne progressent pas autant non plus. » (Blanche, lignes 55‑57) ; « j’aurais aimé qu’on me… qu’on soutienne l’élève d’abord. » (Blanche, lignes 87‑88) ; « Mais on nous donne pas les moyens de le faire comme il faut... » (Coraline, lignes 14‑15). Ensuite, lorsque du soutien est demandé pour les élèves auprès des professionnels (dans cette école au Québec, il existe des services d’orthophonie, de psychologie, d’orthopédagogie, d’éducation spécialisée, de psychoéducation), les démarches sont considérées comme chronophages puis inutiles car les accompagnements attendus n’ont pas lieu : « J’ai toujours beaucoup fait de référence avec la psychologue, l’orthophoniste, la psychoéducatrice, puis là, je me rends compte que on a beau faire ces références-là, nous euh les, les les, les professionnels viennent les observer dans nos classes, font les tests qu’ils doivent faire, que ce soit de l’attention ou du langage. Mais que au bout de la ligne, ces élèves-là n’ont pas d’accompagnement. » (Nora, lignes 20‑24). Cela peut faire réfléchir l’enseignant à poursuivre ou non certaines demandes d’accompagnement les années suivantes : « je me questionne vraiment l’année prochaine, si j’ai un élève comme des troubles d’attention que j’ai subi trop, j’ai subi l’élève, subi le processus de de… d’accord de référence, d’observation, de questionnaire pour se rendre compte que ça donne pas grand-chose au final » (Nora, lignes 25‑28). Paradoxalement, lorsque du soutien, de l’accompagnement pour des élèves est mis en place, l’enseignant peut aussi considérer cela comme pénalisant : « lui il part en orthopédagogie, lui c’est le TES qui vient pour lui OK là dans une demi-heure, puis la psychologue vient le chercher. Après ça, des fois c’est, c’est comme trop ! C’est plus de l’aide parce que ça démobilise partout. » (Nora, lignes 186‑188).
1.4.1.3. Le sentiment de solitude
17Les enseignants avouent se sentir seuls, soit parce qu’ils manquent d’aide humaine, soit parce qu’ils ont le sentiment de ne pas être écoutés, entendus et supportés : « Voilà parce que là, on nous a mis tous les élèves en difficulté dans nos classes. Mais le titulaire est quand même tout seul » (Nora, ligne 180-181) ; « je me suis pas sentie supportée d’aucune façon ; ni supportée, ni écoutée… écoutée ! Même écoutée. Alors il y a aucune reconnaissance, aucune écoute ! Alors ça… J’ai trouvé ça très difficile de me sentir seule face à tout ça. » (Blanche, lignes 99‑102).
1.4.1.4. Perte de confiance envers le système
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Façon québécoise de nommer les élèves de sa classe.
18Les enseignantes québécoises nomment à la fois leur perte de confiance envers leur institution et des conséquences sur leur propre personne : « on a déjà parlé de mon niveau de… de désillusion, oui de désillusion ! » (Nora, ligne 8) ; « Mais là, j’ai l’impression que les amis4 me rattrapent et le système me rattrape cette année, malgré le fait que j’avais quelques élèves en très grande difficulté, c’est quand même pas l’année où j’en ai eu le plus » (Nora, lignes 10‑12) ; « Mais non, le système commence à m’avoir à l’usure. » (Nora, ligne 14). Ici, Nora dit être de plus en plus usée par le système, ce qui a pour conséquence de ne plus la faire réagir autant qu’avant, même si, cette année-là, elle reconnait avoir moins d’élèves en très grande difficulté dans sa classe : « Maintenant, je me suis habituée en fait, c’est ça, ça me transforme plus autant quoi » (Nora, ligne 113). Le fait d’avoir des élèves qui n’apprennent pas dans la norme peut également provoquer une perte de confiance dans l’École telle que l’enseignant en vient à accuser le système : « je trouve que c’est un manque de respect face aux enfants réguliers. En face, un manque de respect face à l’enseignant aussi qui se remet en question » (Blanche, lignes 61‑62).
1.4.1.5. Perte de confiance en sa capacité à accueillir
19Les enseignants expriment une crainte voire un refus de compter dans leur classe des élèves en (grande) difficulté parce qu’ils se sentent mal à l’aise, démunis, malhabiles : « le côté adaptation scolaire pour les élèves en difficulté. Moi, je suis moins habile avec ça, j’ai moins la passion de ça. » (Nora, lignes 172‑173) ; « J’en voulais pas parce que je pense que je serais en grande difficulté face à ce public. » (Jules, ligne 10) ; « voilà, avec un public particulier, avec euh... euh voilà avec des difficultés comme ça euh je me sentirais pas à l’aise et... euh... j’pense que je serai un peu démuni dans... dans ma façon de travailler, mes... dans les outils euh... à adapter » (Jules, lignes 31‑33). Il existe aussi des situations d’élèves, des types de handicap qui effraient davantage les enseignants : « Là je suis plus perdu avec ça ! […] mais l’autisme est quand même assez particulier hein ! […] euh... j’pense que... euh... ce serait un des handicaps qui m’effraierait le plus » (Jules, lignes 195‑200) ; « et d’autres handicaps où je serais beaucoup plus démunie… » (Coraline, ligne 34).
1.4.1.6. Perte de confiance en ses compétences professionnelles
20Le fonctionnement de certains élèves et le manque d’outils, de ressources, de soutien peuvent amener les enseignants à ressentir un grand désarroi ; ils sont tellement déroutés qu’ils ne se sentent plus compétents jusqu’à penser arrêter leur travail : « j’avais jamais été confrontée avant à un enfant... j’avais eu des enfants difficiles mais j’avais jamais été confrontée à… à ce type d’enfant et j’étais complètement désarmée... mais complètement ! […] C’est-à-dire que j’ai pensé à arrêter mon métier... […] Parce que je je rentrais le soir je pleurais... je je... voilà j’étais pas capable de gérer et que tout partait... en... tout s’émiettait ! […] C’était très difficile... » (Coraline, lignes 131‑140) ; « Alors, ce qui me… ce qui me fait de la peine, c’est que l’enseignante ne se sente pas compétente » (Blanche, lignes 40‑41) ; « J’ai même pensé quitter. Oui, je me souviens, ouais ouais, j’ai même pensé quitter. J’ai pleuré devant la direction, ce qui est très humiliant, mais je l’ai fait quand même » (Blanche, lignes 102‑103) ; « En face, un manque de respect face à l’enseignant aussi qui se remet en question, c’est nécessaire de se remettre en question, mais là c’est trop trop intense plus que professionnellement parlant, c’était plus que ça. » (Blanche, lignes 61‑63). Parfois, l’enseignant choisit de/parvient à/dit qu’il parvient à protéger sa santé mentale, malgré la situation, en arrêtant de s’en faire : « Je me sens comme “ qu’est-ce que je vais faire ? ” Je peux… Je me sens démunie un peu puis j’arrête de m’en faire parce que je me protège, ma santé mentale aussi, mais c’est ça. » (Nora, lignes 133‑135).
2. Apports de l’étude
2.1. Interprétations
21Les interprétations descriptives qui résultent de l’analyse des verbatims des entretiens réalisés nous permettent de dire que les enseignants peuvent porter, dans leur discours général, les valeurs d’inclusion inscrites dans la loi. Cependant, ils peuvent en même temps avoir (parfois) des attitudes et propos qui attestent du contraire lorsqu’il s’agit de la réalité de la classe. En ce cas, les raisons invoquées sont variées : le besoin de temps et d’énergie nécessaire à certains élèves serait préjudiciable aux autres ; le manque de compétences spécifiques que les enseignants spécialisés posséderaient ; le manque de joie et l’impossible progrès que certains élèves auraient à rester en classe ordinaire. Ainsi, certains handicaps ou comportements empêcheraient une scolarisation dans une classe ordinaire. Nous pouvons également noter que le quotidien de la classe a un impact important sur les états émotionnels des enseignants participants. Ces sentiments sont essentiellement renforcés par les conséquences de l’accueil de la diversité des élèves, au regard des manques (de formation, d’accompagnement, de moyens, de personnels, de soutien…). Cela les amène à douter de leurs compétences, voire à se sentir en échec.
22Les enseignants français réfèrent toutefois davantage à un besoin de formation alors que leurs homologues québécois mettent en avant qu’il y a des enseignants et classes spécialisés. Ces derniers nomment souvent le besoin de soutien de l’équipe école et du centre de service scolaire auquel ils sont rattachés.
23La considération de ces états émotionnels parait essentielle pour que les enseignants puissent continuer d’exercer leur profession sans atteinte (grave) à leur santé mentale, laquelle peut les mener à vouloir démissionner.
2.2. Discussion des apports de l’étude
24L’étude montre qu’il est pertinent de s’intéresser aux regards portés par les enseignants sur les élèves qui n’apprennent pas dans la norme puisqu’elle dévoile des freins et des leviers permettant de mieux appréhender la question d’une école, inclusive de fait, mais manquant d’inclusivité, au sens de Dugas (2022, p. 4) qui explique que
le concept d’inclusivité accepte une seule formulation possible : l’inclusivité sociale ou scolaire. L’action d’inclure devient première dans l’ordre des mots. De plus, le suffixe « ‑ité » sert à former un nom indiquant une caractéristique – à partir d’un adjectif (ici, inclusif) – ainsi qu’à exprimer une fonction ou une qualité ; celle d’impulser une action conjointe des structures et des citoyens qui résonnent dans une dynamique commune.
2.2.1. Freins
25Plusieurs freins sont identifiés par les enseignants des deux continents, de façon conjointe ou dissociée.
26Le manque de formation est l’un des freins émergeant de nos analyses. Curchod-Ruedi et al. (2013, p. 142) expliquent pourtant que même si
plusieurs auteurs relèvent le manque de formation appropriée pour faire face aux défis que posent [sic.] l’intégration des élèves ayant des besoins éducatifs particuliers (Ross-Hill, 2009, Brackenreed, 2008, Engelbrecht et al., 2003), Ramel et Lonchampt (2009) soulignent que, dans leur étude, aucun des enseignants interrogés n’a indiqué la formation comme un soutien favorisant le travail avec des élèves présentant des difficultés particulières.
27Les enseignants déplorent également un manque de soutien mais aussi des effets négatifs des soutiens existants engendrés par la multiplicité des spécialistes et par l’aspect chronophage des démarches entreprises pour les mettre en place alors que celles-ci n’aboutissent pas. Curchod-Ruedi et al. (2013, p. 144) soulignent que les
limites de cette modalité de soutien sont atteintes lorsque se multiplient les intervenants pour un élève ou au sein d’une seule classe, créant une dispersion du groupe et obligeant l’enseignant à d’innombrables séances de concertation. Or, les incessantes sollicitations périphériques au temps consacré spécifiquement à l’enseignement ont un impact négatif sur l’accomplissement personnel des enseignants (Grayson et Alvarez, 2008) et risquent d’amoindrir leur sentiment d’efficacité à faire progresser leurs élèves.
- Note de bas de page 5 :
- Note de bas de page 6 :
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Ibid.
- Note de bas de page 7 :
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Ibid.
28Les risques psycho-sociaux mis au jour « se trouvent à la jonction de l’individu et de sa situation au travail5 » tels que « le stress provenant du sentiment de ne pas atteindre les exigences ou les attentes demandées6 » et « le syndrome d’épuisement professionnel7 ». Selon Curchod-Ruedi et al. (2013, p. 139), il faut que
le désir de dispenser une éducation efficace et le souci que l’attention accordée aux élèves avec des besoins particuliers ne le soit pas au détriment des autres (Engelbrecht, Oswald, Swart, & Eloff, 2003 ; Forlin, 2001) [puisqu’ils] représentent la source de stress la plus élevée pour les enseignants.
2.2.2. Leviers
29Certains des freins relevés peuvent laisser penser que les enseignants sont favorables à une certaine ségrégation des élèves ayant des besoins et comportements auxquels ils pensent ne pas pouvoir répondre. Cela pourrait constituer des vulnérabilités justifiables puisqu’elles traduisent « une situation de faiblesse à partir de laquelle l’intégrité d’un être est ou risque d’être affectée, diminuée, altérée » (Liendle, 2012, p. 304). Il est donc opportun de s’interroger sur les facteurs de protection des enseignants, lesquels pourraient idéalement, non seulement diminuer voire éviter les risques psycho-sociaux, mais aussi entraîner le nécessaire déploiement de l’inclusivité. Les moyens pour y parvenir pourraient être, d’abord à l’échelle individuelle, de développer ou de renforcer le soutien social. Pour Caron et Guay (2005, p. 16), le soutien social correspond
à la dispensation ou à l’échange de ressources émotionnelles, instrumentales ou d’informations, par des non-professionnels, dans le contexte d’une réponse à la perception que les autres en ont besoin.
30Le soutien social est, d’ailleurs, considéré comme très efficace. Curchod-Ruedi et al. (2013, p. 141) expliquent qu’il s’agit du
réseau d’aide qu’une personne peut solliciter lorsqu’elle est confrontée à des situations professionnelles problématiques (Talmor et al., 2005, Wasburn-Moses, 2005, Doudin et al., 2009).
31Ils ajoutent également que celui-ci
a un effet direct sur la santé en réduisant les tensions et les conflits et en constituant une ressource lorsque le professionnel doit affronter des situations de stress. (Canoui et Mauranges, 2004)
32Ensuite, à l’échelle institutionnelle, des formations construites (et vécues) pourraient être proposées non pas comme des injonctions ou des compétences à construire en dehors de la réalité des terrains, mais comme de véritables espaces d’échanges. Ces derniers pourraient alors être le lieu où chacun peut livrer ses vulnérabilités, ses espoirs, ses questionnements, sans risque de jugement, et être accompagné, soutenu par ses pairs et autres personnes-ressources, tout en accédant à des temps de suivis, au besoin. Enfin, à l’échelle micropolitique, il serait nécessaire de s’engager vers l’accessibilité pour tous, non pas du seul fait des communautés scolaires mais surtout d’un point de vue sociétal, comme une responsabilité sociale collective évidente, indiscutable et dans tous les secteurs de la vie. Ce déploiement pourrait alors être considéré « comme le révélateur d’une conception du traitement de l’altérité dans notre société » (Zaffran, 2015, p. 20). D’un point de vue pédagogique, ce mouvement s’inscrirait alors dans le cadre de l’approche d’une conception universelle de l’apprentissage (CUA), définie comme « un ensemble de principes liés au développement du curriculum qui favorise les possibilités d’apprentissage égales pour tous les individus » (Bergeron et al., 2011, p. 91).
Conclusion
33Comprendre ce qui conditionne et/ou obère l’inclusion scolaire, ne peut se résumer à une enquête sur les regards de quatre enseignants. Toutefois, les freins et leviers déjà repérés dévoilent des vulnérabilités qui, selon Véran (2023, p. 42), pourraient être transformées en force
en introduisant avec les élèves cinq réciprocités : confiance, respect, écoute, engagement, droit à l’erreur. Cela nécessite de donner consistance à des espaces de paroles et d’échanges réels. Au travers de cette démarche se dessinent les connaissances, capacités et attitudes professionnelles contribuant à l’accompagnement bienveillant des vulnérabilités et au renforcement des compétences psycho-sociales des enseignants et des élèves. Les compétences de vie jouent dès lors un rôle central dans la formation des enseignants comme dans celle des élèves, et non les seules compétences académiques.
34Autrement dit, des conditions favorisant un climat scolaire offrent la possibilité de se protéger d’expériences potentiellement dommageables, autant pour les élèves que pour les enseignants, un climat donc propice au développement de l’inclusivité et de l’accessibilité. Par répercussion, tous les acteurs de l’école se trouveraient concernés ; les sentiments d’appartenance, de compétence et d’efficacité seraient autant personnels que collectifs, un pas vers une société plus respectueuse de l’Autre ? À moins que l’on ne décide de faire société autour de cette question de l’altérité et que tout ne repose plus, seulement, sur les épaules de l’École...