Renouvellement épistémologique, interdisciplinarité et modélisation de la recherche en civilisation. Rééquilibrer les perspectives et les savoirs en études civilisationnelles Epistemological Renewal, Interdisciplinarity and Modeling of Research in Civilization. Rebalancing Perspectives and Knowledge in Civilizational Studies
La discipline civilisation, établie il y a plus de cinquante années, peine toujours à fonder sa légitimité. Plutôt que d’invalider son existence, ce constat peut mener à penser qu’elle résiste bien, dans la durée, à des forces contraires. Longtemps sous la coupe de la discipline littéraire dans les départements de langue, elle s’est centrée au départ sur des études thématiques sur les pays étrangers puis a revendiqué une assise plus complète dans le cadre des études « aréales » qui ont ouvert la voie à des études comparatives.
Civilization as a discipline was established more than fifty years ago but is still struggling to establish its legitimacy. Rather than invalidating its existence, this observation may lead us to believe that it resists opposing forces over time. Long under the influence of the literary discipline in language departments, it initially focused on thematic studies on foreign countries then claimed a more complete base within the framework of "area" studies which opened the way to comparative studies.
Introduction
1Ce discours introductif revisite la question de la civilisation en tant que discipline à partir de mon expérience et de ma réflexion personnelle, et repose surtout sur la recherche en civilisation dans le monde anglophone. La civilisation en tant que discipline a ceci de singulier que les critiques qui lui sont adressées ne sont pas tant d’ordre théorique, conceptuel ou méthodologique mais portent plus centralement sur sa légitimité à figurer parmi les autres disciplines des Sciences Humaines et Sociales (SHS). Ce qui est particulièrement gênant est que ce procès en illégitimité est souvent fait par des enseignants-chercheurs qui enseignent la civilisation et qui seraient a priori censés la défendre.
2Il est par exemple indiqué dans la signature du courriel d’une présidente de société savante : « professeur en histoire et culture des États-Unis ». Certains sembleraient donc abandonner le navire disciplinaire de la civilisation. Il est vrai que depuis la proposition de Fernand Braudel d’introduire en 1963, en plus de la notion d’histoire, celle de civilisation dans les programmes du secondaire, la discipline civilisation a plutôt été malmenée. En 2000, Marie-Jeanne Rossignol a tenté de répondre aux critiques faites envers l’indiscipline de la civilisation mais l’article le plus récent publié à ce sujet par Nathalie Caron et Caroline Rolland-Diamond soulève à nouveau la question de la légitimité de la civilisation en tant que discipline (2018). Pourtant, on pouvait entendre récemment dans des débats du Conseil National des Universités de 11e section, où les CV des chercheurs anglicistes sont étudiés en détail et où nos carrières se jouent pour une part, que les travaux de untel ou unetelle étaient de « vrais travaux de civilisationnistes ».
3Quelque chose n’est donc pas clair. Je propose d’aborder dans un premier temps certaines zones d’ombre qui me semblent poser problème à l’existence de la civilisation en tant que discipline. Je prendrai ensuite, plus brièvement, l’exemple plus concret de la thématique de l’altérité afin d’explorer comment des ré-équilibrages d’ordre épistémologique et méthodologique pourraient peut-être contribuer à donner à cette discipline un meilleur ancrage.
1. Débats sur l’existence de la civilisation en tant que discipline
4À l’origine de notre discipline, les littéraires étaient en supériorité numérique et le prestige de la discipline littérature dominait. Il est souvent indiqué que la discipline « civilisation » est née suite à l’inscription de ce champ thématique aux concours de recrutement des enseignants. Vous noterez que je n’ai pas dit « champ scientifique » et il est vrai que pendant une vingtaine d’années, jusqu’au début des années 1990, les littéraires ont enseigné bon nombre des cours de civilisation. La définition de la civilisation en tant que discipline a donc certainement pris un retard au démarrage ! Il serait d’ailleurs intéressant de mener une étude sur les sujets et la méthodologie des thèses qui ont mené au recrutement des premiers enseignants-chercheurs en civilisation, puis de l’évolution des approches mises en place au cours des décennies suivantes. Nous aurions là des informations cruciales sur la constitution de la civilisation en tant que champ scientifique, voire en tant que discipline.
5Qu’est-ce qui fait qu’après cinquante ans on se pose toujours la question de la légitimité de l’approche civilisationnelle en tant que discipline ?
6Tout d’abord, notons que le partage des enseignements avec les littéraires n’a pas engendré de constructions ou de modèles de recherche novateurs et singuliers. Le travail entre texte et contexte n’a pas nourri une dynamique suffisante pour fonder une discipline nouvelle. La littérature comparée a beaucoup mieux développé et creusé cette approche commune entre une discipline et le champ de connaissances des études contextuelles.
7Pour rappel, à l’origine le laboratoire pictavien FORELL (Formes et Représentations en Linguistique et Littérature) regroupait littéraires et civilisationnistes. Les civilisationnistes se sont ensuite autonomisé.es afin de créer un cadre de recherche qui leur convenait mieux. Nous avons créé le GRIP (groupe de recherche sur l’identité plurielle), puis pour rassembler plus largement nous avons ajouté la question de la mémoire et avons créé le MIMMOC (Mémoires, Identités, Marginalités dans le Monde Occidental Contemporain), non sans avoir dû batailler et faire nos preuves. Nous sommes ainsi restés « équipe émergente » avant d’être labellisés et de devenir le premier laboratoire de civilisationnistes en France (regroupant des spécialistes de divers aires culturelles et linguistiques).
8Revenons au départ difficile de notre discipline. Si l’on réfléchit en termes de genèse, à l’origine il a été malaisé d’engager la dynamique nécessaire à la mise en place d’une nouvelle discipline, c’est-à-dire l’identification de zones aveugles, d’impensés qui demanderaient à être éclaircis dans le cadre d’une nouvelle étape sociétale, voire civilisationnelle. Il y a bien le moment révolutionnaire des années 1960 et du début des années 1970, mais les études civilisationnelles sont encore naissantes, balbutiantes et les études culturelles restent inabouties. Pas de débat fondateur, pas d’école de pensée, pas de figure de proue. Les études civilisationnelles se centrent alors sur ce qu’elles peuvent le mieux faire : des études thématiques sur des pays étrangers. Ainsi cette approche rend le service qu’on lui demande, notamment en ce qui concerne la formation LLCE (linguistique, littérature, civilisation étrangères) et la préparation aux concours. Cette caractéristique est ce qui permet à la discipline de se lancer mais c’est aussi ce qui la maintient dans un manque de dynamiques fondatrices.
9Dans les départements de langue, la civilisation rencontre un succès certain auprès des étudiant.es avides de connaissances sur l’étranger dans un contexte global d’internationalisation. Si je prends l’exemple du département d’études anglophones de Poitiers, lorsque j’y suis arrivé en 1992, il y avait un seul maître de conférences en civilisation américaine et deux en civilisation britannique. Aujourd’hui nous sommes six en civilisation nord-américaine et six (et demi) en civilisation britannique alors que le nombre d’étudiants a diminué.
10La civilisation obtient aussi une visibilité, même si elle est minime, auprès des collègues des SHS, dont les disciplines se restructurent dans ce moment dit de « modernité », et qui reçoivent avec intérêt les synthèses de connaissances, surtout descriptives, produites sur des pays étrangers. La civilisation rend bien service sans faire d’ombre aux autres disciplines établies. La discipline « civilisation » va néanmoins commencer à se structurer et prendre une place plus importante et singulière, au fur et à mesure que la littérature commence à perdre la place prépondérante qu’elle avait dans les facultés de Lettres et Langues et dans les sciences de la société.
11À ce stade, la mise en place de sociétés savantes organisées en fonction des aires linguistiques étudiées et des revues qu’elles animent, constitue une étape marquante de structuration. C’est d’ailleurs encore aujourd’hui la principale dynamique structurante en place. Dynamique à laquelle se sont ajoutés des liens avec des associations internationales et plus récemment des GIS (groupements d’intérêt scientifique).
12La recherche en civilisation va s’approfondir avec le recrutement de professeurs des universités et la formation de ses propres doctorants. Mais la civilisation souffre aussi alors, me semble-t-il, du fait que sa singularité-même devienne quelque peu une facilité. Je parle ici de ce qui va devenir les « area studies » pour les anglicistes et qui se généralisent en études aréales.
13Les études aréales naissent bien à l’aune d’un changement paradigmatique fort, celui de la mondialisation qui en touchant à tous les domaines de l’organisation sociétale devient une globalisation. Les études aréales apparaissent alors comme une possibilité de resituer des mutations complexes dans un périmètre identifiable. Il pourrait là y avoir une nouvelle étape de structuration et de reconnaissance pour la discipline civilisation. Il ne semble pas que ce soit vraiment le cas et à ce stade et il est important de s’intéresser au contexte épistémologique des dernières décennies pour tenter de mieux cerner les inerties qui pèsent sur une définition plus aboutie de la discipline civilisation.
14Si à partir des années 1960-1970, les études post-coloniales ouvrent un champ de recherche propice pour la civilisation, un autre renversement paradigmatique se trame et je défendrai ici qu’il est contraire à l’objectivation que cherchent à développer les études post-coloniales et explique en partie que ces dernières n’aient pas pleinement répondu aux attentes soulevées à leur origine. Pour essayer de faire court, je vais tout de suite me référer à 1989 et la chute du mur de Berlin. L’annonce de la fin de la Guerre froide est concomitante à l’idée de l’avènement d’une démocratie libérale établie définitivement. On parle même de fin de l’histoire (Fukuyama, 1992).
15Toutefois, un impensé se trame et va s’installer durablement en augmentant son emprise. De quoi s’agit-il ? Il s’agit de l’impossibilité de comprendre que le libéralisme s’est fait doubler et pour l’essentiel submerger par le néo-libéralisme. Si le libéralisme est à l’origine de l’idée d’émancipation d’un sujet citoyen, le néo-libéralisme, qui vise la possibilité de profit sans limitation, exacerbe un consumérisme qui met à mal tous les principes émancipateurs et autonomisants pour l’humain.
16Ainsi les tenants du néo-libéralisme visent à une séparation totale entre le domaine public et le domaine privé (Castoriadis, 1997 ; Tardif, 2005). La mise en œuvre systématique de cette disjonction revient à nier ce qui constitue l’idée de « vivre ensemble » et d’État démocratique, c’est-à-dire d’un pays où réside une relation de cohérence entre le peuple et le système de pouvoir qui le représente. Le problème crucial est que le système néo-libéral ne raisonne pas, fondamentalement, sur la base d’une cohérence humaine mais sur celle de l’efficacité du marché, et donc sur la loi du plus fort. Le sociologue canadien libéral et conservateur, Joseph Yvon Thériault, souligne lui-même que le système néo-libéral cherche ainsi à se libérer de toute contrainte juridique mais aussi humaniste et ceci sur les plans nationaux, régionaux et locaux (1995, p. 100).
17De plus, dans le cadre de la globalisation, cette dynamique s’établit sur un plan supra-étatique. La dimension globale devient ainsi non pas une dimension qui transcende les autres plans mais qui les supplante. En retenant la compétition comme valeur première, le néo-libéralisme organise « la guerre de tous contre tous » (Tardif, 2005, p. 78) qui engendre « quelques gagnants et d’innombrables perdants ». Les pratiques qui en découlent entraînent la dislocation du tissu social, le chacun pour soi et l’anti-solidarité. Tardif précise :
La conquête des marchés n’est rien de moins qu’une forme spécifiquement contemporaine de colonialismes culturels, politiques, économiques et territoriaux, sans oublier le colonialisme idéologique des esprits. (2005, p. 79)
18On aurait pu imaginer que ces mutations majeures suscitent des renversements paradigmatiques propices à l’émergence d’une nouvelle discipline dont une des caractéristiques est justement de pouvoir appréhender des phénomènes dans un cadre international.
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Voir, par exemple, pour une critique de l’impact négatif du néo-libéralisme en terme de construction sociétale : Krugman (2008), Rocher et Salée (1997) et Tardif (2005).
19Toutefois, malgré l’enchaînement de plusieurs crises mondiales du système économique et idéologique du néo-libéralisme, la remise en question des principes fondamentaux du système néo-libéral que sont la capacité d’auto-correction des marchés et celle d’une redistribution efficace des ressources n’a toujours pas abouti1. Nous sommes donc dans ce contexte scientifique très complexe où des ruptures paradigmatiques ne produisent pas ou pas encore un renouvellement des théories et des typologies du politique en l’occurrence. La dynamique épistémologique est apparemment en panne.
20Bourdieu (2001) dénonce aussi la complaisance des chercheurs face à la tentative d’auto-légitimation du néo-libéralisme. Il fut l’un des premiers à avoir montré le caractère non scientifique et idéologique de cette doctrine qui avance masquée. Plus récemment, Audier (2012) insiste sur l’occultation de la réalité engendrée par la saturation du discours public par des images idéalisées d’un monde consumériste. Ces constats semblent inviter les chercheurs, à la suite de Bourdieu, à une démarche de réflexivité envers leur discipline. Edgar Morin a synthétisé et conceptualisé cette démarche sous le terme d’« hypercomplexité ».
21Il me semble donc que comme pour toutes les autres disciplines des SHS, la civilisation pourrait se structurer davantage en modélisant le nécessaire travail de ré-objectivation qu’impose le contexte idéologique et épistémologique déshumanisant actuel. Il serait important de mener cette démarche en assumant de le faire avec l’ambition propre à une discipline en tant que telle. Je propose de préciser, au moins partiellement, quelques orientations possibles sous forme de défis.
● Les études aréales
22Le premier défi concernerait les études aréales. Dès 1977, l’anthropologue Maurice Godelier avait ouvert la voie en indiquant que si les anthropologues privilégient souvent le terme de culture à celui de civilisation, car ils sont tous spécialistes d’une société, ils s’aperçoivent que forcément ces sociétés voisinent avec d’autres, ont des échanges avec d’autres sociétés, et qu’il y a des groupes plus vastes. En d’autres termes qu’il y a des idées qui sont partagées sur une vaste aire culturelle. On retrouve là sous la plume d’un anthropologue la définition des études aréales mais ce qui m’intéresse tout particulièrement dans sa logique est qu’il précise alors que : « On passe d’une culture spécifique, un ensemble géographiquement localisé, historiquement constitué, puis de là à des phénomènes de civilisation ». En ajoutant ensuite « qu’une société n’existe jamais isolément » et « que l’analyse d’une société n’a pas de sens isolément » (1977, n° 5).
23Godelier ajoute que toute la question de la civilisation est de passer des faits observés à l’interprétation des raisons et des conditions d’apparition et d’évolution de tels faits. On ne peut pas se borner à décrire les institutions, il faut en analyser les fondements et l’évolution possible, car les faits de civilisation sont des faits à la fois bavards parce qu’ils parlent beaucoup, mais aussi muets sur leur raison d’être : « Donc par le mot civilisation on entendra un ensemble de phénomènes plus vaste qu’une société et s’étendant sur une époque plus vaste qu’une génération ou plusieurs générations le résultat étant que ces phénomènes sont pratiquement indépassables… » (1977, n° 4).
24Ces travaux de Godelier sont rarement cités par les civilisationnistes, ce qui est étonnant car il me semble qu’ils peuvent constituer l’un des postulats qui pourrait ancrer la légitimité de la discipline civilisation. Il s’agirait d’études aréales et nécessairement comparatives, qui correspondraient à un champ circonscrit de recherche. Ce champ pourrait acquérir une légitimité accrue en proposant des études suivies sur les impensés qui émanent d’un post-colonialisme pas suffisamment abouti et des zones d’ombre que le néo-libéralisme entraîne et que l’on nomme sans les avoir encore analysées avec suffisamment de clarté. Je pense notamment au post-nationalisme et au post-multiculturalisme, entre autres, qui mènent l’ère post-vérité, mais aussi au populisme plus ou moins complotiste, etc.
25La pertinence d’études aréales, maitrisées, comparatives et qui prendraient en compte une ré-objectivation de nos épistémologies disciplinaires est d’ailleurs telle que nous nous sommes fait doubler. Il existe ainsi à l’EHESS un programme intitulé « Épistémologie des études aréales et des études globales ». Pour favoriser le développement de ces études, les étudiant.e.s sont incité.es à intégrer dans leurs recherches une réflexion épistémologique quant au sens de la circonscription aréale de leurs objets, quant au sens de la mobilisation de l’échelle globale et quant à l’articulation des études aréales et des études globales. Il me semble encourageant que d’autres reconnaissent et approfondissent cette orientation paradigmatique mais nous devrions nous y garantir une place prépondérante.
● Les approches méthodologiques
26Et pour cela, j’en arrive au deuxième défi qui porte sur nos approches méthodologiques. Il me semble indispensable de définir, préciser et promouvoir des approches méthodologiques intégrées, modélisées. Nous ne sommes pas assez identifiables dans ce domaine alors que nous pourrions assez facilement systématiser nos approches ancrées dans ce qui nous singularise, c’est-à-dire une compréhension plus fine des terrains étudiés grâce à la connaissance de la langue, à la possibilité d’avoir ainsi accès à des sources primaires beaucoup plus précises. Nous n’avons sans doute pas suffisamment théorisé et didactisé nos méthodes en dehors de nos réseaux internationaux, notamment dans le cadre du développement des humanités numériques.
27Un autre point qui singularise les études civilisationnelles provient du fait que la nécessité de contextualiser nos travaux sur des sociétés autres, nous conduit très souvent à adopter une approche pluridisciplinaire. Il serait important de mieux faire fructifier les expériences multiples acquises souvent sans direction disciplinaire claire ou distincte et de modéliser en ce sens des approches interdisciplinaires. Le passage de la pluridisciplinarité à l’interdisciplinarité implique une modélisation de nos approches qui fait défaut en civilisation ou en tous les cas qui n’est pas promue en tant que telle.
28Notre travail ou connaissance spécifique du terrain peut là aussi être au cœur de la réflexion épistémologique à mener. Ainsi l’interdisciplinarité peut se fonder sur une approche micrologique en parallèle d’approches macrologiques plus classiques. Si l’on prend le cas de l’histoire, nous menions déjà des approches d’ordre microhistorique avant que le renversement de la perspective colonialiste nous conduise à une relecture des histoires sociales. L’articulation entre histoire et ethnographie, puis sociologie ou anthropologie, pourrait être au cœur de notre singularisation méthodologique.
29De même, nos connaissances historiographiques sur des contextes étrangers à partir de regards externes et internes font de nous des spécialistes uniques pour observer l’historicité des sociétés étudiées et nous pourrions nous positionner dans le contexte des ré-objectivations à produire actuellement en tant qu’acteurs centraux de l’analyse des ré-historicisations en cours, notamment par le biais de nos études sur l’articulation entre identité, culture et politique. Nous aurions pour cela à affirmer la spécificité de nos approches en socio-politique. Et je propose même en anthropo-politique puisque l’échec relatif de l’anthropologie culturelle laisse un champ libre et peu occupé. Nous pourrions ainsi être à la pointe de modélisations d’approches interdisciplinaires, toujours incertaines en SHS. Mais nous n’avons pas la culture de l’affirmation. Je me demande même si nous ne souffririons pas du syndrome minoritaire du refoulement et de la silenciation.
30Nous avons donc beaucoup d’arguments à faire valoir et vous comprenez peut-être mieux pourquoi il me semble que se présenter dans sa signature courriel en tant que professeur d’histoire et de culture, soit en mélangeant une discipline et un chant thématique, reste pour le moins incomplet et troublant quant à la discipline enseignée : la civilisation.
31Nous avons cet effort à faire et la situation épistémologique actuelle l’exige tout particulièrement et représente une opportunité en ce sens, notamment dans le cadre de la ré-objectivation épistémologique ou plus simplement de l’approche critique et réflexive.
32Deux points pour terminer sur la question méthodologique. Tout d’abord, la mise en place d’une interdisciplinarité effective est indissociable d’une compréhension théorique qui articule différents éléments constitutifs de la société étudiée. Je reviens ici à Godelier (1977) : « L’approche de la civilisation britannique et américaine enferme l’étude dans des cloisonnements étanches : démographie, économie, sociologie, histoire, etc., sont vues d’un point de vue très technique » et il souligne le manque de synthèse à l’issue de ces approches. « Il faut bien travailler afin de pouvoir décomposer la réalité, c’est-à-dire l’analyser mais il faut ensuite recomposer, c’est-à-dire synthétiser […] de telle sorte que s’il y a une logique du tout […] elle puisse apparaître à ce moment-là. C’est le grand problème ».
33Il me semble que nous produisons de telles synthèses, mais rarement pour mettre en avant et légitimer les méthodes mobilisées dans ce travail ; sans doute par inhibition, absence d’institutionnalisation propice mais aussi ou conséquemment, je l’ai déjà dit, par absence de modélisation et, en particulier, en ce qui concerne le caractère diachronique de nos recherches. C’est le deuxième point que je souhaitais soulever. L’approche diachronique met en exergue sur un temps long les moments articulatoires, qui correspondent souvent à des mutations importantes où les liens de cause à conséquence se transforment.
34Bourdieu avait déjà indiqué que la science et les scientifiques peinent à interroger la dynamique du renouvellement des sociétés au travers de leurs forces imaginatives. Il avait mis à jour en ce sens le concept d’amnésie de la genèse (Bourdieu, 2001). Ce processus montre la propension des scientifiques à suivre, sans forcément y adhérer, le courant dominant de pensée, souvent conservateur et hétéronomisant, et à oublier les zones de compréhension à l’origine des processus sociaux, qui deviennent alors des zones aveugles.
35L’approche diachronique permet de répondre en partie à notre propension épistémocentrée, entre autres parce qu’elle invite à articuler des éléments d’ordre micrologique avec des facteurs d’ordre macrologique pour analyser les moments pivot de mutation. Ce travail multiscalaire sur des moments articulatoires procure également les fondements nécessaires à une interdisciplinarité effective. L’ensemble de la démarche ouvrant elle-même à la fois à la possibilité de synthèses et aux ré-objectivations déjà évoquées. Il faudrait pour ce dernier point ajouter un travail de réflexivité.
2. Quelques éléments de réflexion et de réflexivité autour de l’étude de l’autre étranger. Objectivation de la recherche et épistémocentrisme
36En 2005 déjà, les anthropologues Laplantine et Saillant avaient souligné que même dans le cadre de recherches sur l’« interculturalité », la perspective du chercheur peut rester identique à ce qu’elle était. Elle peut rester occidentalocentrée. La rationalité anthropologique, tout en paraissant ouverte à la pluralité, continue à être pensée dans des termes monoculturels.
37Selon Bourdieu, le champ académique resterait ainsi un champ à part, avec sa propre rationalité (la raison scolastique) qui, en raison de ses enjeux et de sa dynamique endogamique, produit de l’épistémocentrisme (Bourdieu, 2001). Celui-ci consiste à ne pas traiter les objets que l’on étudie par un rapport pratique à la pratique, mais en projetant sur une pratique donnée la théorie que l’on a construite pour l’expliquer (Bourdieu, 1992). L’épistémocentrisme scolastique engendre alors une anthropologie totalement irréaliste, imputant à son objet ce qui appartient en fait à la manière de l’appréhender. L’objectivation participante se révèle donc en ce sens non pas « un scrupule d’épistémologue, mais une condition indispensable de la connaissance scientifique de l’objet », nous dit Bourdieu (1979, p. 103).
38Comment les chercheurs en SHS peuvent-ils s’affranchir de ces déterminations individuelles, sociales, scientifiques ?
39Les études subalternes, de même que plus récemment le perspectivisme de l’anthropologue brésilien Viveiros de Castro (2009) cherchent à changer cette résistance à l’objectivation des postures scientifiques à partir de démarches exploratoires et équitables dans la prise en compte de l’autre en tant que tenant d’un savoir, d’une dignité. Les disability studies ont ajouté au sein de ces mouvements le débat sur les relations entre pouvoir, corps différents et handicap. Je cite à nouveau Laplantine et Saillant (2005) :
Il faut sans doute se réjouir de « l’avènement de la parole de l’autre » au sein même de la discipline. Il faut prendre au sérieux ce travail de re-définition des frontières du savant et du profane, du soi et de l’autre, du sujet et de l’objet, que seule l’anthropologie, et sa capacité de réflexivité et d’indiscipline, peut accueillir.
40Mon constat est que ces tentatives de ré-équilibrage ne sont pas suffisantes. Bourdieu a raison, le travail de réflexivité sur les méthodes, les contenus, même sur la posture ne suffit pas. Nous avons des apprentissages à faire qui touchent à tous les aspects de nos personnes et de nos pratiques. Au Canada, l’exigence éthique en recherche est très poussée, notamment en lien avec les études autochtones. Lorsqu’on demande une subvention de recherche, il faut par exemple être en mesure d’anticiper l’impact potentiel des résultats sur les communautés. Les chercheurs canadiens commencent donc à prendre au sérieux la relation à l’autre et une épistémo-coopération. Ces premiers pas vers une prise en compte mieux conscientisée du rapport d’altérité montrent qu’en dehors d’une telle démarche les autres situations continuent d’entretenir un monologisme au dépend d’un dialogisme pourtant indispensable à une démarche scientifique en quête d’objectivation et d’autant plus dans le cadre d’une réconciliation officielle telle que c’est le cas au Canada.
41La tentative de ré-équilibrage dans la co-construction de connaissances implique une vigilance et une adaptativité qui renvoient à la fonction imaginative des scientifiques évoquée par Bourdieu. Le concept de sécurisation culturelle fait dorénavant partie des critères à maîtriser dans l’approche éthique canadienne. Cette approche s’appuie sur une participation respectueuse ainsi qu’une compréhension du déséquilibre du pouvoir inhérent à la position de membre de groupe dominant, à la prestation des services, à la discrimination institutionnelle et la nécessité de rectifier ces iniquités en apportant des changements dans le système (Regroupement des centres d’amitié autochtones du Québec, 2014). La démarche de sécurisation culturelle vise une réelle transformation sociale en proposant de revoir les politiques publiques destinées aux populations autochtones et de renouveler les pratiques dans une optique de décolonisation et d’autodétermination (Lévesque et al., 2015).
42Cette approche continue toutefois de trop se situer sur le plan institutionnel et les progrès restent bien plus lents qu’escomptés. Une autre approche est maintenant mise en avant par certains chercheurs. Celle d’humilité culturelle. Cette approche part du principe que le chercheur appartenant au groupe dominant est en position de pouvoir et que face au passif du passé colonial, il doit abandonner toute posture d’expert. En fait, il va chercher à obtenir de la part de la communauté le statut d’allié. Un statut qui lui sera donné par les personnes concernées par l’étude, lorsqu’elles auront acquis une confiance suffisante. Cette démarche demande du temps mais elle implique un rapport humain qui permet une connaissance sensible du contexte identitaire, historique… et qui ouvre à une co-construction effective des savoirs.
Conclusion
43On le voit bien, entre la prise en compte des impacts multiples de la globalisation néo-libérale et celles de nos adhésions et de nos pré-supposés intimes non conscientisés, le chantier de la ré-objectivation est immense. En relevant ce défi, dans le cadre des études aréales et d’une modélisation interdisciplinaire, la civilisation a pour moi toute la légitimité d’une discipline à part entière. Elle pourrait ainsi rapidement se distinguer et s’affirmer comme figure de proue de la recherche cruciale sur les dynamiques de l’altérité.