Pour un rééquilibrage Nord-Sud en études civilisationnelles : réflexion au prisme de la réception du postcolonialisme en France For a North-South Rebalancing in Commonwealth Studies: Insights from the Reception of Postcolonialism in France

Camille Martinerie 

https://doi.org/10.25965/flamme.1415

Tout comme les études aréales (area studies), les études anglophones, incluant la civilisation comme un de leur domaines de spécialité, entretiennent des rapports privilégiés avec les grands courants intellectuels transnationaux comme les postcolonial studies qui s’institutionalisent dans les universités du monde anglophone à partir des années 1980. En France, les postcolonial studies suscitèrent une levée de boucliers remarquée dans le milieu universitaire au début des années 2000 témoignant d’une hostilité, étrangement semblable aux virulentes polémiques autour des études décoloniales qui égrènent les discours médiatique, politique et académique depuis la fin des années 2010. Deux questions président ici à ma réflexion : d’une part, en quoi les critiques du postcolonialisme en France – passées et présentes – permettent-elles de penser la place de l’université française dans la division internationale du travail intellectuel ? D’autre part, quel rôle les études civilisationnelles anglophones endossent-elles dans la reproduction d’un impérialisme académique envers les pays dits du Commonwealth ? L’objectif est double : (1) contribuer au projet actuel d’historicisation du positionnement épistémologique des études anglophones en étudiant leurs rapports au postcolonialisme en contexte français et (2) évaluer l’apport de la critique décoloniale aux études civilisationnelles du Commonwealth (plus particulièrement celles qui concernent le continent africain).

Like area studies, Anglophone studies, which includes “civilization” as one of its fields of specialization, has a privileged relationship with major transnational intellectual currents such as postcolonial studies, which became institutionalized in universities throughout the English-speaking world from the 1980s onwards. In France, postcolonial studies provoked a remarkable outcry in academic circles in the early 2000s, testifying to a hostility eerily similar to the virulent polemics surrounding decolonial studies, which have dominated media, political and academic discourse since the late 2010s. Two questions preside over my reflections here: firstly, in what way do the critiques of postcolonialism in France – past and present – allow us to think about the place of the French university in the international division of intellectual labor? Secondly, what role do Anglophone “civilizational” studies play in the reproduction of an academic imperialism towards the so-called Commonwealth countries? The aim is twofold: (1) to contribute to the current project of historicizing the epistemological positioning of Anglophone studies by studying their relationship to postcolonialism in the French context, and (2) to assess the contribution of decolonial critiques to Commonwealth civilizational studies (more particularly those concerning the African continent).

Sommaire
Texte

Introduction

Note de bas de page 1 :

Le terme est compris ici comme un positionnement épistémologique et non un objet d’étude.

Note de bas de page 2 :

Je choisis ici de garder le terme en anglais afin de signaler une différence entre les travaux écrits en français qui se réclament du même positionnement épistémologique.

Note de bas de page 3 :

Baneth-Nouailhetas (2009) rappelle que les postcolonial studies puisent également leur analyse de « l’historicité de l’énonciation » dans la pensée du langage de Benveniste (p. 27).

Note de bas de page 4 :

Les critiques de la race prennent leurs racines dans la pensée anticoloniale et anti-impérialiste d’intellectuels subalternes aux quatre coins du globe (Toussaint Louverture, Kwame Nkrumah, Amilcar Cabral,…) qui entretiennent une relation critique mais étroite avec la pensée matérialiste occidentale hétérodoxe (Trotski, Gramsci, Rosa Luxemburg…). Aux États-Unis, Cédric Robinson (1983) parlera de tradition radicale noire pour désigner la tradition intellectuelle qui naît en réponse à la traite transatlantique et se consolide idéologiquement des deux côtés de l’Atlantique au cours du XXe siècle.

Note de bas de page 5 :

Le terme emprunté à Gramsci est redéfini par les Subaltern Studies – une branche des études postcoloniales –pour distinguer les rapports sociaux d’exploitation matérielle (la lutte des classes) et les rapports sociaux de race qui combinent exploitation matérielle, domination symbolique et oppression physique.

Note de bas de page 6 :

Voir l’entretien de Spivak dans De Kock, 1992.

1Objet de controverses académiques depuis son avènement dans les Sciences Humaines et Sociales (SHS), le terme « postcolonial » renvoie à des positionnements politiques et théoriques vis-à-vis des objets d’étude dont les expressions divergent selon les contextes, sans jamais faire l’unanimité1. Dispensons-nous d’abord de toute ambiguïté : le postcolonial ne renvoie pas à une temporalité historique mais bien à une critique de la reconfiguration des rapports de force entre les anciens centres métropolitains et les anciennes colonies, hérités de l’impérialisme occidental. Les postcolonial studies2 sont issues d’une double tradition intellectuelle qui s’institutionalise dans les universités du monde anglophone à partir des années 1980. D’une part, elles naissent dans le domaine littéraire des English studies, fortement influencées par la pensée du langage et l’analyse du discours3, et l’héritage poststructuraliste de Foucault et de Derrida pour penser l’héritage culturel du colonialisme et de l’impérialisme (Bhabha, 1984 ; Spivak, 1988). D’autre part, la pensée postcoloniale puise également ses sources dans la critique transnationale de la race4 qui propose une critique épistémologique des sciences sociales (l’anthropologie et l’histoire coloniale, la psychanalyse, ou la sociologie) pour étudier des rapports de domination raciale au prisme de rapports géopolitiques entre nations (wa Thiong’o, 1995 ; Cohn, 1996 ; Spivak, 1999). La transdisciplinarité est donc inhérente à la pensée postcoloniale et informe le positionnement épistémologique et éthique du chercheur. Celui-ci se définit dans un rapport aux objets de recherche. Si les postcolonial studies se concentrent principalement sur l’étude des populations dites « subalternes »5, c’est dans un rapport de service (working for) et non d’appropriation de la parole (speaking for) que ces chercheurs se positionnent6.

Note de bas de page 7 :

L’utilisation du pluriel renvoie à l’idée que plusieurs écoles « décoloniales » existent également dans différents contextes. Je fais référence plus spécifiquement ici à la critique décoloniale théorisée par le penseur latino-américain Grosfoguel (2007).

Note de bas de page 8 :

Le terme est employé dans son sens métaphorique « déterritorialisé » suivant la proposition de Mahler (2017). Il renvoie donc aux espaces et aux populations négativement impactées par la globalisation et inclut les populations subalternes des régions les plus pauvres dans des pays géographiquement situés dans les « Nords ».

Note de bas de page 9 :

De l’autre côté de l’Atlantique, Robert Young a proposé de rebaptiser la French Theory en pensée « franco-maghrébine » pour y inclure Fanon, Memmi, et Glissant (Zecchini and Lorre, 2011, p. 71).

Note de bas de page 10 :

Cet article se concentre principalement sur la réception faite par les sciences politiques, l’histoire et l’anthropologie.

2L’hétérogénéité des approches postcoloniales témoigne de l’évolution sur trois continents d’un champ d’étude dont la pensée est « déterritorialisée » (Boulbina, 2013) mais dont les producteurs sont des sujets situés géopolitiquement et sociologiquement dans l’économie mondiale du savoir. L’un des héritages dont les postcolonial studies ne parviendraient cependant pas à se départir aux yeux de certains chercheurs dit « décoloniaux » est celui de l’impérialisme académique, qui se traduit par une dépendance théorique à la pensée occidentale. En effet, les critiques décoloniales7 dénoncent les retombées sociales, politiques et environnementales d’une injustice cognitive (de Sousa Santos, 2016) muée par une division internationale asymétrique du travail intellectuel (Alatas, 2003) entre les espaces scientifiques des Nords et ceux des Suds8. Si les sources intellectuelles des postcolonial studies continuent ainsi de faire l’objet de débats transnationaux de part et d’autre des espaces francophones et anglophones9, c’est sans doute parce que la critique du positionnement et de l’impérialisme conversationnel (Mignolo, 2000 ; Goldberg et Quayson, 2002) qui en résulte n’est pas nécessairement prise en compte dans les espaces scientifiques des Nords qui dominent le discours académique. La réception française10 des postcolonial studies dans le milieu universitaire au début des années 2000 en est un bel exemple.

Note de bas de page 11 :

Je fais référence ici aux travaux qui s’inscrivent dans la lignée de ceux d’Aimé Césaire dans le domaine littéraire, de Frantz Fanon dans le domaine de la psychanalyse et de Colette Guillaumin dans le domaine de la sociologie, par exemple.

Note de bas de page 12 :

Bayart ne faisait nulle mention des travaux des intellectuels subalternes comme Bernard Cohn (1996) ou Partha Chatterjee (2001) qui font pourtant le lien entre discours, représentations et recherche empirique dans le contexte indien.

Note de bas de page 13 :

Je fais référence ici au débat sur l’« islamogauchisme » et aux prises de positions à la fois des universitaires (Heinich, 2021) et des membres du gouvernement français (Le Nevé, 2021).

3En 2009, le politologue Jean-François Bayart affirmait que les postcolonial studies étaient superfétatoires puisque déjà françaises, mettant ainsi sur le même plan les relectures postcoloniales de penseurs français comme Foucault, Derrida et Lyotard par le monde anglophone occidental (French Theory) et la critique transnationale de la race provenant des espaces scientifiques des Suds globalisés auxquels de nombreux penseurs francophones sont associés11. Non seulement ces affirmations témoignaient d’une tendance à superposer « objet » et « positionnement » postcolonial, mais elle ne confrontait alors qu’une partie des travaux, produits dans les Nords12. Paradoxalement, cette réaction française se vivait comme une résistance à un « nouvel avatar de l’atlantisme académique » (Bayart, 2009, p. 15). Différents facteurs liés au contexte politique, intellectuel et institutionnel français ont depuis été analysés pour expliquer cette réception controversée (Boidin, 2009 ; Diouf, 2010 ; Boulbina, 2013 ; Sibeud, 2017). Cependant, les polémiques renouvelées autour des études décoloniales qui égrènent les discours médiatique, politique et académique13 depuis la fin des années 2010 ne sont pas sans rappeler cette même hostilité. Dans ce contexte, il semble pertinent de revisiter ces discussions à l’aune des théories décoloniales et de leur impact sur les études anglophones françaises qui entretiennent des rapports privilégiés avec les grands courants intellectuels transnationaux comme les postcolonial studies.

Note de bas de page 14 :

Voir Falquet, 2016.

Note de bas de page 15 :

Je fais référence ici au carnet de recherche d’Hépistea (https://anglistique.hypotheses.org/category/hepistea, consulté le 21 août 2023) créé à l’initiative de chercheurs en études anglophones en 2019.

4Si de nombreux anglicistes se sont exprimés sur le débat postcolonial tel qu’il s’est déroulé en France (Smouts, 2007, 2008, 2010 ; Baneth-Nouailhetas, 2009, 2010 ; Joubert, 2009, 2014 ; Zecchini et Lorre, 2011 ; Torrent, 2019), peu d’entre eux se sont encore penchés en détail sur la contribution du champ de l’anglistique française aux postcolonial studies. Partant du postulat que les critiques – passées et présentes – de la pensée postcoloniale en France permettent de penser la place de l’université française dans la division internationale du travail intellectuel, je pose donc la question suivante : quel rôle les études anglophones (incluant la civilisation comme un de leur domaines de spécialité) endossent-elles dans la reproduction d’un impérialisme académique envers les pays dits du Commonwealth ? Mon intention n’est ni de tirer profit d’un argument facile en ravivant les polémiques délétères des années 2000 autour du projet postcolonial, ni de nier la croissance, ces vingt dernières années, de travaux de recherche nés d’échanges fructueux avec les réseaux anglophones ou ceux qui s’amorcent d’ores et déjà avec les réseaux diasporiques latino-américains14. Il s’agit encore moins d’une nouvelle proposition épistémologique visant à importer une « pensée décoloniale » hors contexte. Au contraire, cet article propose plutôt une réflexion théorique sur le potentiel des études civilisationnelles anglophones à opérer un rééquilibrage « Nord-Sud » sur le plan épistémologique en vue d’œuvrer à une justice cognitive, clé de voûte d’une justice sociale. L’objectif est double : (1) contribuer au projet actuel15 d’historicisation du positionnement épistémologique des études anglophones en étudiant leurs rapports à la pensée postcoloniale en contexte français et (2) évaluer l’apport de la critique décoloniale aux études civilisationnelles du Commonwealth (plus particulièrement celles qui concernent le continent africain).

5Dans un premier temps, je reviens sur l’histoire et l’épistémologie des études anglophones. Puis, je nuance le retard présupposé de la réception des postcolonial studies en France en discutant la position ambiguë – entre avant-gardisme et conservatisme – des études anglophones vis-à-vis des postcolonial studies. J’ouvre enfin des pistes de rééquilibrage théorique au prisme des études civilisationnelles du Commonwealth et des études africaines qui viennent prolonger le projet d’une « histoire connectée du Commonwealth » (Torrent, 2019).

1. De « l’indiscipline » des études anglophones en France

6Historiquement liées à l’étude de la langue et de la littérature des îles britanniques d’abord et de l’Amérique du Nord à partir de la Seconde Guerre mondiale, les études anglophones semblent figurer comme les parents pauvres des SHS en France. La division institutionnelle et la hiérarchisation des disciplines héritées du XIXe siècle en sont en partie responsables. Si une licence ès lettres est nécessaire à l’obtention de l’agrégation d’histoire ou de philosophie sous la IIIe République, les enseignants de langues vivantes peuvent l’obtenir en 1848 seulement après leur baccalauréat. L’enseignement des langues vivantes tient symboliquement une « position subalterne » (Pouly, 2012, p. 9). L’émergence de l’anglais universitaire en Europe est tributaire de l’impulsion « à généraliser et consolider durablement l’enseignement des langues dans l’enseignement primaire ou secondaire » (Pouly, 2012, p. 14) où la littérature tient une place centrale :

Le discours sur les littératures étrangères consiste en une forme d’« ethnologie littéraire empirique », dans laquelle la littérature constitue le plus vrai témoignage de l’esprit des peuples. […] La division du travail qui s’établit entre la connaissance grammaticale de l’anglais, l’enseignement des techniques rhétoriques et l’organisation du corpus des textes (histoire littéraire) est une division hiérarchique où le terme le plus élevé est l’histoire littéraire, apparemment détachée des fonctions de transmission linguistique, transmission reléguée sous la forme de la grammaire enseignée aux petites classes et dans l’esprit de la méthode « pratique » ou « directe » qui met l’accent sur l’oral et la vie quotidienne (Pouly, 2012, p. 16).

7Dès son institutionnalisation, le champ de l’anglistique subit donc une hiérarchisation externe – avec les autres SHS françaises – et interne – entre les différents domaines qui la composent alors – grammaire, linguistique et histoire littéraire – et qui vont, peu à peu, s’élargir et se diversifier. L’émergence de la civilisation comme domaine séparé de l’histoire littéraire survient suite au choc de mai 1968 sous l’égide pionnière de Monica Charlot et Roland Marx, entre autres (Garbaye et Leydier, 2019). Elle naît de la volonté d’affirmer la relation intrinsèque entre fait de langue et culture et « d’inscrire au-delà des auteurs littéraires des questions de civilisation qui relèvent de l’histoire, de l’histoire des idées ou de la sociologie (Les études sur les Amériques en France: livre blanc du GIS Institut des Amériques, 2017, p. 59).

8Le positionnement, qualifié parfois d’équilibriste, des études anglophones tient donc sans doute au caractère intrinsèquement pluridisciplinaire de ce champ d’étude qui échappe à la définition de discipline universitaire à proprement parler. Au sein de la communauté des anglicistes, il y aura sans doute consensus pour affirmer que :

Cette discipline regroupe et approfondit l’ensemble des savoirs mis au service de la compréhension et de la connaissance des communautés d’expression anglophone. En particulier, elle étudie leur langue, leur littérature, leur histoire, leur culture, leur civilisation et leur activité, envisagées à la fois dans leur unité et dans leur diversité (Livre blanc de la recherche en études anglophones, 2016, p. 4).

9Cette pluridisciplinarité du champ a pour conséquence une hybridité méthodologique souvent décrite comme celle de l’interdisciplinarité, qui elle, fait débat, notamment dans le champ de la « civilisation » anglophone (Leydier, 2004 ; Leydier et Garbaye, 2019). En 2000, Pierre Guerlain déclinait un « malaise » de la civilisation sur plusieurs plans : épistémologique, pédagogique, institutionnel, intellectuel, et sémantique. Selon lui, les études civilisationnelles se seraient « constituées de façon négative : tout ce qui n’était pas littérature ou linguistique était civilisation et souvent celle-ci devait servir à éclairer l’arrière-plan historique ou politique des textes littéraires » (2000, p. 34). Aussi, définir la civilisation comme une discipline à part entière impliquerait des éléments de cohésion de ses objets, méthodes et théories pour le moins débattus puisqu’ils pourraient exclure certaines approches au sein du champ des études anglophones. Cependant, cette indiscipline de la civilisation vient se heurter au poids institutionnel et déontologique accordé à la discipline historique. D’après Guerlain (2000), les historiens ne comprennent pas, sur le plan pédagogique, que des cours d’histoire dans les départements d’anglais soient dispensés par des « non-historiens » ce qui entraîne donc des questions sur l’autoformation des anglicistes aux sciences sociales.

La position critique de certains historiens vis-à-vis de leurs collègues civilisationnistes aboutit à faire de l’histoire une hyperdiscipline qui jugerait les autres. Ceci reflète le pouvoir symbolique de l’histoire dans le paysage intellectuel français mais n’est pas méthodologiquement, ou déontologiquement recevable (Guerlain, 2000, p. 38).

10L’organisation institutionnelle du champ d’étude en différentes structures y joue un rôle. Actuellement, la majorité de la communauté scientifique des anglicistes opèrent dans des unités de recherche regroupant plusieurs sections disciplinaires (Livre blanc de la recherche en études anglophones, 2016, p. 8-9), favorisant une transversalité de la recherche qui se reflète dans l’amplitude des domaines auxquels les anglicistes s’intéressent. Pour en citer quelques-uns : des périodes historiques ou esthétiques (époque victorienne et édouardienne, romantisme...), des périmètres géographiques (Commonwealth, Canada, Irlande...), des auteurs (William Shakespeare, Joseph Conrad, Virginia Woolf...), des secteurs disciplinaires (civilisation, linguistique, traduction, didactique...), des supports d’expression (cinéma, textes et images, théâtre...), des thèmes (femmes et genre, voyage...). Cette grande richesse peut s’apparenter à de la dispersion qui nuirait à une cohérence disciplinaire au niveau national. Un examen rapide des différents ateliers présents au congrès annuel de la Société des Anglicistes du Supérieur (SAES) montre également l’héritage « anglo-saxon » très prononcé du champ, ce qui favorise une synergie intellectuelle – non spécifique à la France d’ailleurs – entre les courants qui se développent outre-Manche et les spécialistes de l’espace anglophone en France.

11Comme le souligne Baneth-Nouailhetas (2009), professeure de littérature britannique, la traduction des textes fondateurs des études postcoloniales est très tardive, souvent incomplète voire défiante « comme si la communauté scientifique qui pouvait se saisir de ces propositions théoriques coïncidait avec celle qui pouvait s’en saisir dans le texte, dans sa langue » (p. 26). En effet, du côté des chercheurs en langue et littérature anglophone, l’approche postcoloniale se comprend comme « une incessante re-pensée politique des savoirs et des disciplines, exprimée par la poétique des langues » (Baneth-Nouailhetas, 2009, p. 13). Cette confusion sur la portée des postcolonial studies se rattacherait à la tendance de certains chercheurs à penser « à partir des bases institutionnelles de disciplines dont le fondement même peut être remis en question par les théories ainsi abordées » (p. 26) – une remarque qui résonne avec les propos tenus par Pierre Guerlain, professeur de civilisation américaine :

Rejeter l’étude des discours ou représentations parce que ces champs ne recoupent pas ceux de l’histoire sociale n’est pas défendre une pratique historienne scientifique ; c’est ne pas comprendre la diversité des objets et approches scientifiques (Guerlain, 2000, p. 37).

Note de bas de page 16 :

Baneth-Nouailhetas (2009, p. 26) insiste sur le fait que les études postcoloniales françaises émanent du champ littéraire en dehors de l’université, en référence à Maryse Condé, Patrick Chamoiseau, Aimé Césaire et Édouard Glissant.

12Les études postcoloniales auraient donc été délittérarisées16 par la réception politique qu’en ont fait les SHS en France, témoignant d’un réel cloisonnement disciplinaire. Par un truchement semblable, la controverse française aurait pu également donner l’occasion aux chercheurs en études anglophones de faire connaître en France leurs travaux, qui restent largement périphériques dans les débats publics français. Si la barrière de la langue alliée à l’anti-américanisme français (Bayart, 2009b) ont souvent été invoqués pour comprendre le « retard » des SHS françaises à intégrer des approches postcoloniales, les études anglophones étaient-elles pour autant précurseures dans leur réception des postcolonial studies ?

2. Les études anglophones à l’avant-garde des études postcoloniales en France ?

13Baneth-Nouailhetas (2010) porte un regard sur le rapport postcolonial entre anglophonie et francophonie en revenant notamment sur les liens entre la discipline littéraire « English » et l’approche postcoloniale à travers le débat sur l’émergence des littératures dites « du Commonwealth » dans le contexte britannique.

Quasi simultanément au « Commonwealth » politique post-colonial, on voit émerger une catégorie littéraire et universitaire, la littérature du Commonwealth (Commonwealth literature). Alors que la catégorie-même fut critiquée et modifiée au bout de quelques années, il n’en demeure pas moins que l’émergence du champ fut suffisamment tellurique pour changer durablement les études anglaises, les définitions des normes et des canons et la conception même de la singularité de l’Anglais, dans les Départements universitaires puis dans les sociétés anglophones en général (p. 78).

14Elle explique que les postcolonial studies se sont diffusées à partir des départements d’anglais (English) dans les universités britanniques tandis que les départements de lettres françaises ont par opposition eu bien plus de difficultés à intégrer la « francophonie littéraire ». Pour comprendre le positionnement des études anglophones notamment vis-à-vis des postcolonial studies, il est donc indispensable de s’intéresser aux travaux des anglicistes spécialistes de littératures anglophones où le questionnement postcolonial semble s’être imposé de manière plus évidente. Suivant de près les débats littéraires britanniques, toute une génération d’anglicistes, à l’instar de Jacqueline Bardolph, Denise Coussy, Jean-Pierre Durix ou encore André Viola, amorce un travail sur les littératures dites « postcoloniales », et ce, dès les années 1980. Pour preuve de son institutionnalisation précoce, la littérature postcoloniale et/ou du Commonwealth s’invite officiellement au programme du concours de l’agrégation en 1980 avec l’œuvre Arrow of God de Chinua Achebe. La publication de l’Anthologie critique de la littérature africaine anglophone en 1983 dans le domaine littéraire de l’anglistique témoigne d’une avant-garde des études anglophones françaises sur ces thèmes de recherche (Crinquand et Vallas, 2021).

Note de bas de page 17 :

C’est le cas par exemple des publications du groupement de recherche sur l’Eugénisme et le Racisme fondé en 2002 sous l’impulsion du professeur en civilisation britannique Michel Prum. Voir aussi la contribution d’André Magord, dans ce numéro, notamment sur le développement des laboratoires de recherche sur la question de la mémoire et l’identité.

Note de bas de page 18 :

Les études culturelles (cultural studies) naissent de part et d’autre de « l’Atlantique Noir », pour reprendre la formule de Paul Gilroy (1993). Elles s’intéressent aux représentations qui pèsent, entre autres, sur les minorités diasporiques immigrées, sans pour autant prendre pour objet d’étude principal le colonialisme. Plus largement, elles éclairent « l’expérience sociale des groupes subalternes – faite de rapport de classe, de genre, de “race” ou d’ethnicité » (Maigret, 2015, p. 155), à travers l’étude de subcultures ou contre-cultures, qu’elles situent dans un contexte historique précis : les mutations de la société britannique des années 1980-1990.

15Dans le champ de la civilisation (britannique et nord-américaine), quantité de travaux mobilisent les concepts tant boudés par les SHS françaises tels que « l’identité », « l’ethnicité » ou encore la « race » pour étudier les sociétés anglophones17. La réception qu’en fait Guerlain (2000) témoigne cependant d’un certain scepticisme à l’égard des cultural studies telles qu’elles se pratiquent dans le domaine de la civilisation américaine. Ainsi, il souligne qu’il « peut arriver que les cultural studies18 servent à recycler des slogans militants, à croiser des méthodes d’analyses héritées d’autres disciplines sans réflexion sur ce croisement, et conduisent à des emprunts métaphoriques de concepts non pensés dans leur nouveau milieu » (Guerlain, 2000, p. 36). Ces affirmations reflètent une ambiguïté dans la présumée intégration des études culturelles et de l’approche postcoloniale aux études (civilisationnelles) anglophones qui pourraient témoigner d’un blocage épistémologique partagé au sein de l’université française. Les études anglophones adopteraient donc l’objet postcolonial sans en adopter le positionnement ? Si certains défendent l’hybridité et l’interdisciplinarité comme une force du champ permettant justement d’éviter l’écueil du cloisonnement disciplinaire, d’autres relèvent un « malaise » sémantique vis-à-vis du terme « civilisation » qui inscrirait ses praticiens dans un éternel « paradigme de l’étranger » (Espagne, 1993) vis-à-vis des aires culturelles et linguistiques dont ils sont les spécialistes – la délimitation de l’espace anglophone, tel qu’il est étudié en France, étant étroitement lié au passé colonial de l’Empire britannique du XIXe siècle (Baneth-Nouailhetas, 2010).

Note de bas de page 19 :

Voir le carnet de recherche Hépistéa : https://anglistique.hypotheses.org/category/hepistea, consulté le 21 août 2023.

Note de bas de page 20 :

Bien que le Royaume Uni fasse toujours partie de l’Europe au sens géographique du terme, le Brexit tend à complexifier les relations franco-britanniques en termes de collaborations scientifiques, ce pourquoi je me permets cet abus de langage. Je ne suggère cependant en aucun cas que les anglicistes qui travaillent sur cette aire soient minoritaires mais plutôt que les études anglophones se diversifient pour inclure de manière croissante les pays du Commonwealth situés hors Europe.

Note de bas de page 21 :

Peu d’équipes d’accueil associées aux études anglophones sont reconnues dans le rapport, mis à part CREW et le LARCA (Les études sur les Amériques en France: livre blanc du GIS Institut des Amériques, 2017, p. 59)

Note de bas de page 22 :

 Voir la création du carnet hypothèse en 2010 : https://languesvivantes.hypotheses.org/appel-a-contributions, consulté le 21 août 2023.

16La réflexion sur l’histoire et l’épistémologie des études anglophones ne s’est institutionalisée que très récemment à travers la création du carnet de recherche Hépistéa19 en 2019, bien que certains travaux antérieurs témoignent d’un effort de réflexion historique sur la discipline (Pouly, 2012), et notamment dans le domaine de la civilisation (Debouzy, 2000 ; Leydier, 2004). Telles qu’elles se développent aujourd’hui, les études anglophones pourraient prétendre à se définir au prisme plus large des études aréales comme « un des outils par lesquels les communautés scientifiques françaises, quelles que soient les disciplines envisagées, entretiennent leur capacité de recherche sur les régions situées en dehors de l’Europe »20 sans pour autant constituer « une architecture contraignante qui cloisonnerait définitivement les aires » (Fuchs, 2016, p. 4). Il est intéressant toutefois de noter que la synthèse des livres blancs en études aréales effectuée par le CNRS en 2016 ne répertorie les études anglophones qu’indirectement. En effet, elle condense des informations relatives à quatre groupements d’intérêts scientifiques (GIS) – le GIS Études Africaines en France, le GIS Asie, le GIS Moyen-Orient et Mondes Musulmans, et le GIS Institut des Amériques – auxquels les enseignants-chercheurs anglicistes peuvent être affiliés selon leur aire de spécialité mais dont la présence (institutionnelle) reste assez minoritaire par rapport aux autres disciplines. Si la civilisation est nommée dans le livre blanc de l’Institut des Amériques au même titre que l’histoire ou l’anthropologie, elle demeure absente du livre blanc des Études Africaines, par exemple. Plusieurs lectures de ce phénomène sont évidemment possibles : l’européocentrisme historique de la recherche en études anglophones, le cloisonnement disciplinaire, la reconnaissance encore récente de la contribution des équipes de recherche sur le monde anglophone21 et l’hétérogénéité du champ de l’anglistique. Le « vide méthodologique » (Guerlain, 2000, p. 30) et l’« indiscipline » de la civilisation continuent de susciter interrogations et débats, notamment parmi les jeunes chercheurs et doctorants en quête d’une identité disciplinaire qui se défient d’un « ethnocentrisme méthodologique »22 (Jeannier et al., 2010).

Note de bas de page 23 :

Le 6 juillet 2021 d’après le site de la SAES, consulté le 18 août 2023.

17Le changement très récent23 de l’appellation de la section 11 (anciennement « Langues et littératures anglaises et anglo-saxonnes ») du Conseil National des Universités (CNU) témoigne d’une volonté de refléter la diversification des approches et de mettre en avant l’interdisciplinarité du champ d’étude en question. La publication en 2019 d’un numéro spécial de la Revue française de civilisation britannique propose un regard sur le potentiel peu (re)connu des études anglophones à mobiliser l’interdisciplinarité et à créer un dialogue entre chercheurs d’autres disciplines. Bien qu’on observe une diversification des aires géographiques couvertes par la formation et la recherche en civilisation anglophone pour inclure les pays du Sud global, peut-on pour autant émettre l’hypothèse que les études civilisationnelles seraient à l’avant-garde d’un décloisonnement au niveau épistémologique ? L’occidentalocentrisme du champ des études anglophones, tant sur le plan géographique qu’épistémologique, requerrait une étude empirique bien plus approfondie de ses trajectoires et ses effets. Je cantonnerai donc mes remarques aux deux champs d’études qui se recoupent dans ma propre aire de recherche : celui du champ contesté des « études africaines » (African studies) et celui des études civilisationnelles du Commonwealth.

3. Les études du Commonwealth : de l’impérialisme académique… au transnationalisme méthodologique ?

Note de bas de page 24 :

Je fais référence aux travaux sur l’Inde coloniale comme ceux de Cohn (1996) par exemple.

Note de bas de page 25 :

À propos de l’Afrique du Sud, voir Breckenridge, 2008.

Note de bas de page 26 :

A l’ère postcoloniale, les programmes de réajustements structurels imposés par la politique néolibérale de la World Bank sont souvent donnés comme exemple pour expliquer la continuité néocoloniale de l’impérialisme intellectuel sur le développement de l’enseignement supérieur en Afrique (Cloete et Maassen, 2015, cité dans Dübgen et Skupien, 2019).

18Telles qu’elles se sont développées au sein de l’université française à partir des années 1970, les études civilisationnelles anglophones (tout comme les études africaines dans les années 1960) n’échappent pas à ce que le sociologue malaisien Alatas (2003) appelle la division internationale du travail intellectuel. Celle-ci a pour effet de créer des relations de dépendance académique (Hountondji, 1990 ; Alatas, 2003 ; Dübgen et Skupien, 2019) entre les espaces scientifiques des Suds et des Nords. Cette dépendance résulte d’un impérialisme intellectuel (Alatas, 2000) qui veut que l’agenda scientifique soit dicté par des problématiques extérieures, plutôt que locales, favorisant des dynamiques d’extraversion du savoir, laquelle fut théorisée sur le continent africain par le philosophe béninois Paulin Hountondji (1990). Une première série de travaux menés sur l’extraversion dans l’Empire britannique24 démontrait les différentes étapes de la production d’un « savoir colonial » : l’extraction, l’exportation, la théorisation et la ré-importation de données brutes (raw data) de la colonie collectée par des chercheurs de la métropole – souvent en collaboration avec des informateurs natifs (native informants) dont la contribution n’était pas reconnue. Une deuxième série de travaux (Wagoner, 2003) a critiqué la surdétermination de la relation de domination coloniale sur la production du savoir et s’est attachée à démontrer le rôle actif (agency) des colonisés. Les travaux sur l’Afrique anglophone ont par ailleurs complexifié cette logique verticale centre/périphérie en la relisant au prisme de la colonie de peuplement (settler colonialism)25. Dans les années 1970, la critique épistémologique des sciences sociales en Afrique du Sud s’en prend notamment à l’anthropologie et à l’histoire sous la plume prolifique d’Archie Mafeje (1971, 1986). Il critique notamment l’importation d’une méthodologie structuraliste utilisée par une génération d’historiens et de sociologues blancs pour réviser l’historiographie libérale sud-africaine. La marginalisation des intellectuels noirs des sphères légitimatrices de production de savoirs pendant la période coloniale et sous l’apartheid ont eu des conséquences délétères sur la formation et la recherche. Elles animent le débat contemporain sur la décolonisation des savoirs dans les universités où les politiques de transformation peinent à porter leurs fruits. La rencontre avec la critique décoloniale latino-américaine en Afrique du Sud a permis de comprendre les héritages épistémologiques du colonialisme sur la production du savoir à l’heure actuelle tout en tenant compte de la réorganisation de la division internationale du travail par le système néolibéral capitaliste globalisé26. Cet héritage s’enracine dans de « puissantes universités métropolitaines » (Boidin, 2009, p. 5) dont les universités françaises font partie.

Note de bas de page 27 :

L’anglais demeure la langue scientifique par excellence, ce qui décourage la publication dans les langues natives africaines de leurs producteurs. Voir wa Thiong’o, 1995.

Note de bas de page 28 :

Voir l’étude récente sur l’expatriation de la recherche française au Sénégal, au Bénin et à Madagascar (Quashie, 2019).

19Professeure de civilisation britannique et spécialiste des décolonisations et du Commonwealth, Mélanie Torrent (2019) confirme que la production du savoir sur le Commonwealth est historiquement dominée par « un récit un peu trop aseptisé des fins de l’empire britannique » (p. 4) qui avait, jusqu’ici, laissé peu de place à la question postcoloniale, l’histoire des décolonisations ou des migrations. En effet, elle concède volontiers que « l’histoire du Commonwealth ne peut se dissocier de l’émergence d’une « “communauté épistémique” des experts travaill[ant] en langue anglaise » (p. 11). Le rapport de force postcolonial entre anglophonie et francophonie (toujours résolument tournée vers la métropole) crée des obstacles encore plus criants dans le domaine des études africaines où la barrière de la langue, héritage de la colonisation, continue d’alimenter le fossé entre les chercheurs africains, bien qu’ils soient porteurs d’un même agenda épistémologique27. Aussi, si les collaborations intra-africaines sont de plus en plus nombreuses, elles n’en demeurent pas moins centralisées en Afrique du Sud (Adams et al. 2014, cité dans Dübgen et Skupien, 2019, p. 114). Le défi pour les chercheurs en études postcoloniales est donc de réfléchir à la déconstruction des héritages de la colonisation, non seulement sur les sociétés postcoloniales mais aussi sur la construction du savoir dont celles-ci font l’objet28.

Autrement dit, comment passer de la « critique » postcoloniale à des pratiques de recherche pleinement postcoloniales, c’est-à-dire conscientes des biais imposés par l’héritage intellectuel et culturel de la colonisation sans en faire pour autant leur unique objet ? (Sibeud, 2007, p. 148).

20Les propos de Mélanie Torrent (2019) témoignent d’un effort de surmonter ces biais (analysés par Sibeud) quand elle explique que l’étude du Commonwealth « n’enferme pas la recherche dans un prisme hérité du colonialisme » mais, au contraire, « utilise ce prisme pour aller au-delà » (p. 13).

Qu’il soit compris comme construction impériale ou comme acteur international, et parce qu’il ne fonctionne jamais en espace clos, le Commonwealth permet aussi de ne pas faire de la décolonisation une simple catégorie de l’histoire britannique mais une manière d’appréhender l’histoire britannique depuis l’histoire globale et connectée (p. 3).

21Prenant en compte les limites du comparatisme en études culturelles, Torrent propose d’écrire une « histoire connectée » du Commonwealth qui permettrait de sortir d’un ethnocentrisme méthodologique grâce à l’étude de thèmes transversaux comme les migrations, le transnationalisme, la citoyenneté, ou encore la diplomatie culturelle. Elle annonce ainsi une orientation prometteuse pour les travaux en études anglophones :

Pour l’histoire du Commonwealth écrite depuis le champ des études anglophones, ou des études britanniques, la nécessité d’un dialogue avec les spécialistes d’autres aires, représentées au sein du Commonwealth et en dehors (comme les États-Unis ou l’Amérique latine) est une exigence tout aussi importante que le dialogue interdisciplinaire […]. C’est donc aussi en cartographiant les lieux de production de la recherche sur le Commonwealth (une vaste entreprise), en parallèle de ses lieux d’action et de mémoire que l’histoire du Commonwealth contemporain pourra continuer à se renouveler ( p. 15).

Note de bas de page 29 :

Elle cite principalement la domination de « l’école anglaise des relations internationales » à l’instar de Martin Wight, Hedley Bull, James Mayall, Barrt Buzan, Nicholas Weeler (ainsi que l’Australien Keith Hancock, l’Irlandais Nicholar Mansergh et le Britannique Reginald Coupland).

22Torrent montre également la portée méthodologique de son approche par l’histoire connectée dans le positionnement qu’elle adopte. Elle retrace ainsi l’historiographie du Commonwealth en mêlant sources anglophones et francophones – travaux d’historiens et de sociologues, témoignant à la fois du dialogue interdisciplinaire qu’elle prône ainsi que de l’intégration d’une bibliographie postcoloniale, tout en soulignant les écueils idéologiques potentiels d’une telle démarche, qui pourrait involontairement réifier l’empire. Force est de constater que, bien que le Commonwealth soit un objet d’étude interdisciplinaire, la majorité des références mobilisées par Torrent demeure fortement (et assez logiquement) britanniques29. En cela, elle ne contribue pas forcément à discuter la primauté de l’épistémologie occidentale dans les espaces scientifiques des Nords. Dans le prolongement de l’histoire connectée, il serait donc intéressant d’explorer plus en profondeur l’apport de l’histoire intellectuelle africaine anglophone à l’étude du Commonwealth, à commencer par la critique du postcolonialisme par des intellectuels postcoloniaux de l’espace scientifique des Suds. Pour lors, il convient de se demander si l’alliance de l’approche postcoloniale subalterne à l’épistémologie occidentale pour étudier les pays du Commonwealth reproduit nécessairement les biais des héritages culturels. La réponse à cette question requiert un travail de longue haleine, qui ouvre un champ de recherche très large pour les spécialistes de l’histoire postcoloniale française et de l’histoire de l’éducation, à travers l’étude des contextes de production et de constructions du savoir en études civilisationnelles, notamment dans les rapports qu’elles entretiennent avec les pays étudiés, dans le choix de ses approches et de ses objets.

Conclusion

23Pour conclure, le retour sur débat postcolonial dans le milieu universitaire français a permis d’analyser les effets invisibilisant et homogénéisant du francocentrisme sur les positionnements postcoloniaux. En posant la question du caractère avant-gardiste des études anglophones au regard de l’approche postcoloniale, j’ai souhaité étudier les conditions de possibilités de l’adoption de ce positionnement en études civilisationnelles dans un contexte français où la « race » est par définition absente du débat public ou « impensée » (Mbembe, 2005). Les études anglophones, de par leur sensibilité littéraire et leur fine connaissance de la langue, font sans doute figure de précurseurs de l’intégration du questionnement postcolonial par rapport aux autres SHS en France. C’est aussi pourquoi elles sont également un terrain de chasse rêvé pour les études décoloniales. Au sein de l’anglistique, les études civilisationnelles recèlent un potentiel pour mener un dialogue interdisciplinaire fructueux entre les études anglophones – les domaines de spécialité qui les composent – et les SHS. La publication récente en 2023 dans la Revue de civilisation américaine d’un numéro intitulé « Dire et traduire l’identité noire en France et aux États-Unis » abonde en ce sens. Enfin, cette réflexion comparée sur la réception du postcolonialisme ouvre ainsi des pistes de rééquilibrage Nord-Sud qui se dessinent à l’intersection des études africaines et de la civilisation du Commonwealth. Je postule notamment que la réception des postcolonial studies par les historiens africains apporte une des clés pour rééquilibrer le rapport asymétrique que les SHS françaises entretiennent avec la recherche en et avec l’Afrique.