Un ensemble berlinois A Berliner Ensemble
L’exposition collective « Les voi·es·x de la carte. Tonkörper Berlin », basée sur des projets en sciences humaines et sociales menés par les chercheur·e·s du Centre Marc Bloch Berlin, met en relation des travaux cartographiques sur la ville de Berlin et des créations sonores composées d’interviews, de textes littéraires et de bruits urbains. Présentant des modèles d’une ville qui invitent à une considération de différents projets de société, elle donne ici lieu à une réflexion sur l’équilibre au sein d’un « ensemble ».
The collective exhibition « Les voi·es·x de la carte. Tonkörper Berlin » is based on projects in the humanities and social sciences conducted by researchers from the Centre Marc Bloch (Berlin). It brings together a cartography of the city of Berlin with sound made up of interviews, literary texts and urban noise. It presents models of a city that encourage different societal projects and reflects on the question of balance within an “ensemble”.
Introduction
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Il s’agit de Julio Velasco, Étienne Jollet et Boris Grésillon. Le Centre Marc Bloch est un centre franco-allemand de recherches interdisciplinaires en sciences sociales et humaines.
1Le groupe « art et recherche » existe depuis 2020. Fondé par trois chercheurs au Centre Marc Bloch à Berlin1, et co-animé par Julio Velasco et moi-même depuis 2021, le groupe mène une enquête continue sur les multiples formes que la relation entre art et recherche en sciences humaines et sociales peut revêtir. La « recherche artistique » ne peut pas être un acquis pour notre groupe à l’heure des polémiques autour de ce concept (Henke et al., 2020). Nous la considérons comme une constellation précaire de théories et pratiques qui n’a de cesse de chercher son équilibre. Après plusieurs séries d’ateliers et séminaires avec des invité·e·s, nous nous sommes lancé·e·s dans un projet d’exposition, « Les voi·es·x de la carte. Tonkörper Berlin » pour la galerie Alice Guy de la Maison de France à Berlin (10 janvier-22 février 2023). L’ambition de cette exposition collective d’œuvres cartographiques et sonores était moins de servir de vitrine à des recherches en lien avec la ville de Berlin que d’expérimenter des degrés de participation. Parmi les questions sous-jacentes de notre projet se trouvaient celles-ci : quelle est la part des « objets » de la recherche dans le processus de celle-ci ? Comment le lieu de l’exposition participe-t-il à la conception et la mise en place des œuvres ? Quelle place faudrait-il donner à des formes très hétérogènes de pratiques scientifiques et artistiques ? – Cette dernière question débouche sur une autre, que je considère comme la plus importante : comment créer une unité à partir des entités disparates, tout en articulant cette unité comme le résultat de forces diverses, voire contraires ?
1. Une image de l’équilibre
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Le principe de l’« équilibre des puissances » est mentionné explicitement dans le traité d’Utrecht de 1713, inspiré par les philosophies politiques de Bodin et de Grotius. Au XVIIIe siècle, Hume publie son « Essay on the Balance of Power » (1752). Pour l’histoire de la théorie de l’équilibre des puissances, voir par exemple Gruner (1989) ou Knopper (2009).
2C’est à ce point, où la question de l’« ensemble » se pose, que l’équilibre apparaît comme fil directeur des réflexions menées par le groupe pour préparer l’exposition. Le groupe se compose majoritairement de chercheur·e·s en sciences sociales engagé·e·s par rapport aux problématiques de justice sociale et écologique, ce qui constitue une motivation supplémentaire pour s’intéresser au concept d’équilibre, au sens figuré, mais également, comme nous allons le voir, au premier degré. En consultant un dictionnaire, on trouve surtout des indications selon lesquelles ce terme et ses ramifications remontent au principe physique, donc à la nature – ou si l’on veut, aux sciences dites « dures ». Mais dans tout ce qui touche à l’humain et au social, l’équilibre déploie également une large gamme de significations. Je pense évidemment à la philosophie politique et à la notion de « l’équilibre des puissances » formulée explicitement dans le processus de la dissolution du Saint-Empire2 ; ou bien au principe de la séparation des pouvoirs (dont l’aspect « équilibre » sort plus nettement en anglais : « checks and balances ») dans des démocraties représentatives, qui consiste à garder l’équilibre, non seulement entre les trois pouvoirs comme chez Montesquieu, mais également entre l’État et la société civile, et entre les instances étatiques et les médias. Si l’on pense au domaine judiciaire, il se représente même par un symbole simple et efficace de l’équilibre : la balance. Elle rappelle le principe de justice au cœur du pouvoir judiciaire – du moins dans l’idéal –, qui se veut une pesée équitable du bien et du mal, du pour et du contre, des intérêts des faibles et des intérêts des puissants. L’image de la balance fait partie du patrimoine iconographique au moins depuis l’Égypte antique. On peut même dire que le devenir-visible de l’équilibre sous la forme de la balance précède de loin la compréhension scientifique des lois physiques qui le gouvernent. Je souhaite donc me tourner vers le rôle de l’esthétique, comme expérience du principe physique dans ce qui s’ouvre à la perception, aux sens et au langage.
3Dans les arts, y compris la littérature, l’équilibre n’apparaît pas forcément comme principe directeur affiché, à la différence des domaines de la politique internationale, de l’État et de la société. Certes, ce que la justice et la paix sont pour ces domaines, c’est l’harmonie pour l’esthétique classique. Elle se caractérise non seulement par l’équilibre des formes entre elles, mais également par l’équilibre entre fond et forme. Mais nous savons aussi que cet « état » classique est tout sauf statique et figé ; comme un État en tant qu’entité politique, il se nourrit de la recherche d’un équilibre plutôt que d’en être l’expression parfaite. L’équilibre dans les arts est donc l’objet et le moteur d’interrogations, et c’est à ce titre qu’il peut entrer en contact avec les notions d’équilibre en cours dans les domaines politique et social. Le rejet ostentatoire de l’équilibre prend donc des allures politiques : le déséquilibre sous la forme de provocation est essentiel pour les avant-gardes du modernisme et de l’art contemporain, de Marcel Duchamp à Banksy, en passant par le Dadaïsme et l’Affichisme, pour ne citer que quelques exemples plus ou moins aléatoires, où l’espace public et le contexte de l’« exposition » jouent un rôle prépondérant. La capacité de l’esthétique à insérer des césures, des arrêts, des chocs dans notre perception d’une prétendue réalité sociale et politique se trouve au premier plan de l’effort pour interpeller le public et solliciter son attention, si ce n’est sa participation.
4Comme je participe à l’exposition à double titre – en tant que commissaire et membre du groupe exposant –, dans mes réflexions sur ma propre contribution, j’ai accordé une grande importance à la fois à la place de l’œuvre dans l’ensemble de l’exposition, et au rôle de l’équilibre dans le fonctionnement de celle-ci en tant qu’ensemble. Pour retracer cette double articulation, je procéderai en trois étapes.
5Premièrement, je donnerai un aperçu de l’exposition. Elle opère plusieurs médiations qui sont intimement liées à la question de l’équilibre : entre les cartes exposées et la sculpture sonore qui les lie entre elles ; entre plusieurs cultures et langues, entre l’art et la recherche, entre le monde scientifique et la société civile. Deuxièmement, notre approche cartographique sera présentée. Elle s’inscrit dans le courant de la cartographie critique. Troisièmement, il sera question des réflexions qui ont accompagné la création d’un objet poétique et cartographique pour cette exposition, et qui introduisent également la notion de la mémoire et de la temporalité pour l’équilibre. L’image de la balance a été décisive pour la forme sensible que cette œuvre a prise. Je reviendrai donc à une conception de l’équilibre qui s’inspire de la philosophie de la vie, et qui me paraît particulièrement apte à résumer les enjeux de l’exposition qui ne souhaite pas « représenter » mais « proposer ».
2. Sur l’exposition
6L’installation-exposition « Les voi·es·x de la carte. Tonkörper Berlin », dont le catalogue en ligne peut être consulté librement (Picker et Velasco, 2023), rassemble quatorze œuvres constituées de travaux cartographiques accompagnés d’enregistrements sonores. Chacune de ces œuvres évoque un aspect particulier de la ville de Berlin. Elles sont créées par des chercheurs en sciences sociales qui sont parfois également des artistes. Leur rôle n’est pas celui de simples fournisseurs d’objets à exposer : nous fonctionnons en groupe depuis maintenant plus d’un an, et nos échanges et le processus du travail font partie du projet. Les membres du groupe viennent d’horizons très divers – l’histoire, l’anthropologie, la philosophie, la sociologie, l’architecture, l’informatique, et bien sûr l’art. Bon nombre d’entre nous ne sont ni allemand·e·s ni français·e·s, mais nous sommes tou·te·s passé·e·s par Berlin, où se trouve le Centre Marc Bloch, un institut franco-allemand de recherches en sciences sociales, où est née l’idée de créer une expression sensible et collective de ce qui reste normalement dans l’abstraction de la production scientifique.
7Lors de la conception de cette exposition nous nous trouvons face à plusieurs défis qui pourraient se décrire comme des problèmes d’équilibre. Au lieu de les identifier comme des problèmes d’ordre purement pratique, nous avons décidé de les intégrer dans la conception du projet même. À commencer par la dimension franco-allemande et la question des langues. Nous travaillons avec des établissements qui ont pour mission les échanges culturels ou scientifiques bilatéraux. Mais, dans les faits, l’étiquette « franco-allemand » au sens institutionnel d’un simple bilatéralisme correspond mal à la réalité, car notre groupe et la gamme des problématiques présentées sont très bigarrés – à l’image de la ville de Berlin et de ce qui se passe dans le travail quotidien de ces institutions, où il s’agit tous les jours d’inventer et réinventer un ensemble à partir d’éléments disparates, un ensemble sous forme d’équipes qui parlent le français et l’allemand avec beaucoup d’accents différents.
8De manière comparable, dans les multiples médiations culturelles, linguistiques, conceptuelles, scientifiques que nous entreprenons – entre art et recherche, entre la société civile (ses centres et ses marges) et les institutions, entre concepts et matérialité perceptible –, dans toutes ces médiations, nous nous voyons contraints d’accepter des déséquilibres, des obstacles. Prenons l’exemple du lieu de l’exposition. Cela peut paraître paradoxal, car il s’agit d’une galerie, et de surcroît d’une galerie magnifique à beaucoup d’égards. En tant que lieu, elle fonctionne telle une institution, avec des attentes spécifiques de la part des responsables et du public, ce qui pourrait freiner une médiation qui cherche à s’ouvrir à un public au-delà des habitué·e·s. Mais aucune des œuvres présentées n’a le statut d’objet précieux ou auratique ; tout peut facilement être remplacé, modifié ou déménagé vers un autre lieu. En nous projetant vers une autre temporalité que la durée officielle indiquée sur le calendrier des institutions, nous nous rapprochons d’un modèle d’exposition dont le rôle n’est pas de représenter la ville de Berlin, sa réalité ou encore moins sa vérité. L’ensemble que nous proposons n’a rien d’une totalité : c’est juste « un » ensemble, une configuration plus ou moins éphémère d’éléments dans un espace.
3. La part de la cartographie critique
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« Fondamentalement politiques, les cartes sont souvent guidées par le souci d’avoir prise sur l’espace et trahissent donc régulièrement des rapports de pouvoir », comme on peut lire sur la quatrième de couverture de Politiques de la carte (Debarbieux et Hirt, 2022). Sur l’histoire de réception de l’essai « déclencheur » de Harley (1989), « Deconstructing the Map », voir Edney (2015).
9Cela tient surtout à notre utilisation et création de cartes et plans de la ville – qui, depuis la loi de « Groß-Berlin » de 1920, s’étend jusqu’aux forêts de pins qui l’entourent (Hirsch, 1920) –, ainsi qu’à la sculpture sonore qui est composée à partir des enregistrements faits pour les œuvres individuelles. Notre approche est en phase avec ce que l’on pourrait appeler « cartographie critique », où il s’agit de tenir compte, de manière explicite, du caractère politique des cartes, au lieu de les utiliser tacitement comme instrument d’une emprise sur l’espace3. La cartographie critique est apparentée à la contre-cartographie, un terme qui a été d’abord été utilisé tel quel aux États-Unis (Peluso, 1995), mais qui devient aussi plus courant en France (Bracco et Genay, 2021, p. 9), ainsi qu’à la cartographie radicale (Zwer et Rekacewicz, 2021, p. 9-23). Ces courants cartographiques cherchent également à encourager une éducation généralisée voire populaire en matière de cartographie, pour que des groupes sociaux ne soient pas seulement repérés sur et gérés par une carte officielle, mais capables de dresser des cartes différentes et différemment. Cela est particulièrement important quand il s’agit de faire des plans d’urbanisme ou de prendre en compte les droits des peuples indigènes. Si nous entendons dans « contre » de la « contre-cartographie » non seulement l’affrontement, comme dans le mot d’ordre activiste « it’s map or be mapped » (Wood, 2003, p. 7), mais également un appel à créer un équilibre aux pratiques institutionnalisées et gouvernementales, cela décrit bien notre recherche commune d’un contrepoids à une cartographie qui se veut la représentation d’un réel statique et manipulable. Mais dans les faits, il y a plus qu’une seule manière de pratiquer la contre-cartographie, et les contributions à l’exposition en témoignent. Il y a par exemple des participant·e·s qui fabriquent les cartes eux-mêmes, mais également d’autres qui utilisent des cartes existantes, tout en les « travaillant ».
Figure 1 : Plan de Berlin 3D dynamique
Crédit : Nicolas Pannetier et Marion Picker
Figure 2 : Sébastien Vannier, « “Berlin Laboratoire d’Innovations” : les avenirs du passé »
Crédit : Marion Picker
10Pour donner un autre exemple d’un travail avec une carte existante, Camila de Caux, Eric Macedo et Moritz Gansen se sont servi·e·s d’un plan de la Grande Exposition Industrielle berlinoise de 1896 pour une installation interactive, « An Ash (10/271) / Eine Esche (10/271) / Un Frêne (10/271) ». Exposé dans une vitrine horizontale, le plan s’est transformé en palimpseste. Il était couvert de deux films de la même taille : un premier, transparent, qui comportait des annotations et commentaires des trois artistes en rouge sur le plan de l’exposition de 1896, et un autre, également transparent mais rouge. Ce deuxième film a donc baigné le plan de l’exposition dans un rouge suggestif de violence, tout en rendant les annotations invisibles. Il fallait le soulever afin de pouvoir percevoir le déchiffrement de l’exposition de 1896 comme vitrine du colonialisme.
Figure 3 : Camila de Caux, Eric Macedo et Moritz Gansen, « An Ash (10/271) / Eine Esche (10/271) / Un Frêne (10/271) »
Crédits : Camila de Caux, Eric Macedo et Moritz Gansen
11Beaucoup des travaux exposés présentent des cartes et cartogrammes classiques, élaborés avec des logiciels courants, mais en introduisant un élément subjectif à la fois dans la recherche et la cartographie qui l’accompagne. Ici, il s’agit d’une cartographie de parcours à la recherche du terrain idéal pour documenter la transformation des quartiers périphériques.
Figure 4 : Anati Méjanès, « Les quartiers “péricentraux” à Berlin, le devenir-métropole », plan central d’une série de 3
Crédits : Anati Méjànès
12D’autres cartes et plans développés pour l’exposition servent à s’interroger sur les paramètres de la cartographie même, en abordant la problématique de l’échelle en lien avec la question de l’incommensurabilité de la perception des réalités sociales. Dans le cadre d’une recherche sur l’égalité de traitement concernant le droit aux minima sociaux allemands (« Grundsicherung ») pour des ressortissantes d’autres pays européens, Nikola Tietze a mis en cartes un litige entre la famille Alimanovic et le Jobcenter Berlin Neukölln, un litige qui a connu plusieurs appels, jusqu’à la Cour de justice de l’Union européenne au Luxembourg. L’espace conflictuel de ces interactions est reconstruit sous forme de trois grandes cartes sur un support transparent qui est suspendu au plafond. De cette manière, les trajets des individus dans leurs luttes quotidiennes à Berlin, représentés à grande échelle, contrastent avec le circuit abstrait de la dimension juridique et administrative au niveau national et supra-national, qui est représentée à petite échelle.
Figure 5 : Raluca Enescu, Antonis Anissegos et Andreas Karaoulanis, « L’Ombre d’un Doute : Sciences forensiques et erreurs judiciaires », arrêt sur image
Crédits : Raluca Enescu, Antonis Anissegos, Andreas Karaoulanis
13Certain·e·s abandonnent le modèle de la carte topographique, ou presque. Raluca Enescu, Antonis Anissegos et Andreas Karaoulanis ont créé une vidéo à sonorité immersive, au sujet des erreurs judiciaires et des archives lacunaires de la section de criminalistique de l’Université Humboldt de Berlin, section à forte connotation idéologique qui a connu deux époques politiques. À partir de bruits qui peuvent être associés au système pénitentiaire et de surveillance ainsi qu’au monde des archives, se produit une mise en scène qui, certes, comporte aussi des plans schématiques de Berlin, mais ces plans sont plutôt intégrés à la cartographie plus compréhensive du paysage sonore.
14Dans tous les cas, chaque travail cartographique est accompagné par, ou parfois confronté à sa bande sonore. Comme le titre de l’exposition « Les voi·es·x de la carte :Tonkörper Berlin » l’indique, la relation entre cartographie et son est fondamentale pour la conception des œuvres. Ce qui peut paraître unifié sur une carte de Berlin est parfois nuancé, parfois contredit par les voix que l’on peut entendre, par leurs langues diverses et leurs accents multiples. Il y a donc des micro-trottoirs et des interviews classiques, mais aussi des prises de son ambiant. Le projet de l’anthropologue et artiste Petra Beck, intitulé « Was die Toten hören » (« Ce que les morts entendent »), cherche à faire entendre la voix de la ville même, en présentant des enregistrements faits sur les tombes d’une série de Berlinois célèbres, tombes dont la localisation cartographique correspond au trou au centre des étiquettes de disque qui représentent la ville à la façon d’un plan Nolli. Les disques sont mis à la disposition du public dans une installation qui se sert d’une table de DJ. En les écoutant, on entend des bribes de conversation, des oiseaux, le bruit de la circulation au loin, le vent.
Figure 6 : Petra Beck, étiquette du vinyle « WDTH Hegel », plan du bâti en noir et blanc, du type Nolli
Crédits : Petra Beck
15Le rôle du son est ainsi double : d’un côté, il participe à la cartographique critique que nous souhaitons créer de la ville de Berlin ; de l’autre côté, il sert à créer une cohésion, un ensemble à partir d’éléments disparates et contradictoires. Les bandes sonores des projets individuels ne seront consultables qu’en utilisant des casques. Ce que l’on entend dans l’espace de la galerie, c’est une composition créée à partir d’un algorithme qui sélectionne des extraits courts des pistes-son. Sans casques, le public n’entend donc que la bande son d’un seul projet à la fois, et cela passe toujours par les haut-parleurs correspondants, qui se trouvent à côté de l’œuvre concernée. À l’intérieur de l’espace de la galerie, le va-et-vient du son permet donc d’identifier le projet qui est associé aux enregistrements que l’on entend à un moment donné. La fonction du son est donc d’orienter sans diriger. Cela résume à peu près notre idée de la didactique : en visitant l’exposition, il est sans doute possible d’apprendre, au sens classique, diverses informations sur la géographie, l’histoire et la démographie de la ville de Berlin. Mais son intérêt n’est pas là. Il consiste plutôt en une interrogation ouverte et continue qui se joint aux recherches qui sont représentées dans l’exposition ou menées à travers les œuvres exposées. Les voies de la carte sont également des pistes proposées aux visiteurs/euses (que l’on peut suivre).
4. « Berliner Ensemble », ou l’un des projets pour l’exposition
16Le titre de ma propre participation à l’exposition, « Un ensemble berlinois », rappelle le nom du fameux théâtre à Berlin. Cependant, il ne s’agit pas d’une référence directe à la compagnie de Bertolt Brecht ; elle prend le détour d’un recueil de poésie publié depuis peu, Berliner Ensemble (2023). Le titre met également en relief l’un des enjeux principaux de l’exposition, à la fois pour sa conception et sa recherche d’une articulation d’« ensemble » sur le plan social : comment composer à partir d’éléments disparates et de forces contraires ?
17L’auteur des poèmes, Denis Thouard, et moi-même avons décidé de travailler ensemble pour une contribution à l’exposition. Dans ses poèmes, Denis Thouard évoque des pérégrinations et des promenades berlinoises. Mais on l’imagine moins continuer la tradition des grands promeneurs de l’histoire de la philosophie tels que Rousseau. Ce sont plutôt les dandys et les surréalistes qui se dessinent comme modèles, ainsi que leurs successeurs autour de Franz Hessel qui ont exploré le Berlin des années vingt.
18Denis Thouard m’a laissé ses poèmes, qui se rattachent en grande majorité à des endroits précis à Berlin ou autour de Berlin, pour que j’en mette une douzaine en cartes. Voici l’un d’entre eux :
Plötzensee
Lac bien caché
Près du canal
Immense halle
Les abattoirs
Entre les murs
De la prison
Soudain
Les petites briques du martyr
07.11.20
(Thouard, 2023, p. 52).
19« Plötzensee » est le nom d’un ancien faubourg de Berlin non loin des canaux du port industriel au nord de la ville. Mais l’endroit est surtout connu à cause de sa prison, qui a été le lieu de 1 574 exécutions d’opposants politiques sous le National-Socialisme (White, 2009, p. 38). Le poème dédié à cet endroit parle d’une expérience particulière, propre aux lieux de commémoration. Un changement brusque entre un manque de visibilité et un trop de reconnaissance nous prend d’assaut. Il y a donc un ébranlement sous-jacent malgré la sobriété de l’expression. Par ailleurs, cette perturbation qui fait irruption dans le poème est déjà annoncée dans son titre : le caractère « soudain » de la découverte des restes du lieu d’exécution fait écho au nom du lieu « Plötzensee », proche du mot allemand « plötzlich ». Ainsi, le poème résulte également d’un travail de traduction intrinsèque.
20Il livre ainsi un témoignage à plusieurs temporalités qui se rejoignent dans un point ou plutôt un contrepoint qui est celui d’un équilibre fugitif : une expérience actuelle de recherche et de reconnaissance soudaine ; et le devenir-présent d’un témoin – les briques – de celles et ceux qui ne peuvent pas témoigner – le martyr, en rappelant le double sens du mot : victime et témoin. De ce fait, le poème s’ouvre, bien qu’il reste discret là-dessus, sur une perspective historique vertigineuse.
21Comme le poème le signale explicitement et par sa parcimonie, la charge historique de Plötzensee est elle-même en retrait, même s’il s’agit d’un lieu de commémoration officielle. Malgré les apparences, trouver une cartographie qui pourrait entrer en dialogue avec ce poème n’a pas été difficile, car le poème lui-même évoque déjà l’orchestration des regards qui se confirme en consultant des cartes de la zone à différentes échelles.
Figure 7 : Le faubourg berlinois de Plötzensee
Crédits : Open Street Maps
Figure 8 : Zoom sur la zone du monument aux victimes du National-Socialisme à Plötzensee
Crédits : Open Street Maps
22Cette juxtaposition de deux cartes montre bien que le sens du lieu change en fonction de l’échelle et du cadrage : premièrement, il y a un basculement du toponyme anodin « Plötzensee » vers un chiffre faisant écho à la terreur exercée par le National-Socialisme ; deuxièmement, on constate que la zone de commémoration se trouve toujours à l’intérieur de la prison. À côté d’un tel poème et de sa charge historique, le semblant de légèreté d’autres peut surprendre, par exemple « Le lieu où lire », qui parle d’un moment de calme parfait, quoique empreint de mélancolie. Mais là aussi, un tel choix de la part du poète, d’alterner entre sujets « lourds » de sens historique et « légers », se comprend mieux si l’on regarde encore une fois la carte de l’illustration 7 : même un toponyme comme « Plötzensee » peut se trouver attaché à un mot comme « Strandbad », « plage de baignade ». L’histoire urbaine semble procéder selon un principe de juxtaposition. Mais ce cloisonnement de l’expérience, typique des villes, est à la fois conservé et contrecarré par les poèmes, qui, par les mouvements erratiques dont ils parlent, ou par les références qui peuvent s’établir entre eux, créent ce que j’hésite à appeler une cohérence. Il s’agit plutôt d’une constellation – justement l’« ensemble » du titre du recueil. Sur ce point, Denis Thouard dit :
L’ensemble est celui de poèmes cherchant sur la durée à accrocher une part de la ville turbulente. Les coordonnées de l’année répétitive en ses métamorphoses aident à stabiliser le regard sur un espace incessamment défait et recomposé. Il n’y a pas là une concession à la faveur écologique de l’heure, mais l’expérience d’une ville ayant connu plusieurs retours à la nature, dont l’expansion incroyable engloutit forêts et lacs, que l’histoire bloqua net en ses avancées. Elle abrite une sauvagerie indisciplinée au centre même de sa grande machinerie. On y salue les lieux les plus communs avec fraternité, dessine quelques itinéraires à travers les époques et les strates urbaines, ou bien l’on se contente parfois de la pluie qui tombe ou de la simple neige.
Le vers traverse les saisons, les quartiers de la ville, les échos de son histoire. En fouillant dans la terre il reconnaît des traces, qu’il cherche à joindre en un chant. Il traverse, pour les coudre, les mettre ensemble, ces fragments historiques revêches à se fondre dans la pâte du présent.
Le parcours du vers est souterrain. L’inattendu de la pure rencontre en déclenche la flèche. L’expédition poétique déborde ici les abords circonscrits par un lieu singulier, sans programme. L’émotion nait aux confins d’une familiarité troublée et d’une forme sans cesse interrogée (Thouard, 2023).
23La capacité de ce « vers » très proche d’un « ver », de se muer en transfuge entre les différents moments historiques de la topographie de Berlin, se manifeste dans plusieurs poèmes, par exemple « Le jour de la mort de John Le Carré », où il est en mesure d’échapper aux rigidités du partage du monde entre systèmes, pendant que l’on procède aux échanges d’espions sur le pont de Glienicke, idéalement situé pour ce genre d’opération de la Guerre Froide.
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Les créations de mobiles les plus connus de Calder sont « Lily of Force » (1945), « Baby Flat Top » (1946), « Red is dominant » (1947) ou « Seven horizontal discs » (1946).
24À travers les poèmes de Denis Thouard, Berlin prend les allures d’une ville-monde, au même titre que toute autre ville dont l’histoire, la taille et l’importance de la diversité des populations justifient le statut de « microcosme ». Comment présenter ces poèmes, les lieux qu’ils évoquent ? J’ai résisté à la tentation de créer un grand plan de la ville en marquant les lieux nommés dessus. L’ensemble de cet espace d’expérience à topographie et chronologie variables ne correspond justement pas à la bi-dimensionnalité d’un seul plan. Pour rendre visible les rapprochements possibles entre deux lieux ou espaces d’expérience, et pour donner une expression à l’idée de l’équilibre à l’intérieur d’un ensemble topographique, j’ai retenu la forme du mobile, tel que ceux créés par Alexander Calder, un artiste états-unien considéré comme celui qui a introduit les mobiles en art moderne – et plus encore, qui a inspiré le terme « mobile » à son ami Marcel Duchamp en 1931 (Simon et Léal, 2009). Mais à la différence des constructions souvent très solides, en bois et en métal de Calder4, l’« Ensemble berlinois » est confectionné à partir de cordes à piano et de pinces. Accrochées à ce mobile, il y a des cartes postales, avec des collages de cartes en miniature d’un côté, et les textes des poèmes de l’autre. Il y a également trois hameçons, rappelant le ver qui apparaît dans quelques-uns des poèmes.
Figures 9, 10, 11 : Denis Thouard et Marion Picker, le mobile « Un ensemble berlinois »
Crédits : Lisa-Oriane Crosland/CESCM Université de Poitiers
25Ce qui caractérise cet objet, « Un ensemble berlinois », c’est sa grande fragilité. Au total, il pèse un peu plus de 100 grammes malgré son envergure d’un mètre environ ; un courant d’air trop fort risque déjà de perturber son équilibre ou d’emmêler les fils. Mais sa grande sensibilité au contexte constitue également l’intérêt de ce mobile dans le cadre de l’exposition. Rien n’interdit de le toucher pour regarder de près les cartes accrochées. Fonctionnant selon le même principe qu’une balance, le mobile rend visible les interactions avec les forces physiques invisibles en tant que telles. De cette manière, il peut servir d’allégorie des forces sociales qui interagissent au sein d’un ensemble donné. Dans un contexte tout autre que celui de notre exposition, à savoir la définition de l’« état classique » de l’art, Henri Focillon évoque une belle image d’une balance en équilibre, qui décrit la condition que je souhaite mettre en avant pour un « ensemble », que celui-ci relève de la société, d’une œuvre individuelle ou d’une installation collective :
Brève minute de pleine possession des formes, il se présente, non comme une lente et monotone application des « règles », mais comme un bonheur rapide, comme l’akmê des Grecs : le fléau de la balance n’oscille plus que faiblement. Ce que j’attends, ce n’est pas de la voir bientôt de nouveau pencher, encore moins le moment de la fixité absolue, mais, dans le miracle de cette immobilité hésitante, le tremblement léger, imperceptible, qui m’indique qu’elle vit (Focillon, 1934).
26L’intérêt de ce passage est que l’équilibre y est loin de représenter un état statique ; il est au contraire inscrit dans une temporalité critique. Nous sommes donc devant l’image d’une précarité précieuse. L’exposition dans son ensemble, ainsi que la contribution qui a l’ensemble pour titre et problématique, s’inscrivent dans le cadre d’une recherche d’une démarche intellectuelle et engagée, à travers la poésie et la cartographie.