Retour d’expérience : le rôle des nouveaux films chinois dans l’enseignement de la civilisation chinoise Experience Feedback: The Role of New Chinese Films in Teaching Chinese Civilization
Ce texte décrit un retour d’expérience sur l’utilisation de supports cinématographiques dans l’enseignement de la civilisation chinoise à l’université, dans le cadre d’une réflexion sur l’évolution du public étudiant inscrit dans les formations où sont dispensés les cours en civilisation chinoise.
This text describes experience feedback on the use of cinematographical materials to teach Chinese civilization at university, as part of a larger discussion on the evolution of the profile of students enrolled in programs in which Chinese civilization is taught.
Introduction
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La génération Z est celle des personnes nées entre 1996 et 2010. Elle est précédée de la génération Y qui est celle des personnes nées entre 1984 et 1996.
1Ce retour d’expérience s’appuie le cycle de journées d’études « Civilisation chinoise, nouvelles perspectives » que nous organisons depuis plusieurs années avec Joël Bellassen, Inspecteur Général honoraire de chinois. Ce projet est le fruit d’un double constat : d’un côté, en tant qu’enseignants-chercheurs, nous avons accès à un nombre grandissant d’archives filmiques, de documentaires, d’œuvres littéraires et artistiques et de films réalisés par les nouvelles générations de réalisateurs chinois et occidentaux, qui nous permettent de mieux saisir une société chinoise en pleine mutation ; de l’autre, les générations actuelles d’étudiants en civilisation chinoise sont nettement différentes des générations précédentes. La formation et le socle culturel de la génération Z1 dépendent aujourd’hui largement d’un environnement numérique, tandis que la part consacrée au livre traditionnel s’est amenuisée. Nous cherchons à comprendre comment nous adapter à ce public et trouver des moyens nouveaux pour motiver les étudiants en passant notamment par la diversification des sources utilisées.
1. Les premiers pas vers la fiction
2À l’Université de La Rochelle, notre collègue angliciste Frédéric Cathala fait travailler les étudiants sur des émissions de la BBC consacrées aux objets en relation avec l’Asie-Pacifique du British Museum, démarche inspirée de l’ancien conservateur du British Museum, Neil MacGregor. Dans nos cours de civilisation chinoise, il nous arrive également d’apporter des objets comme des pipes à opium, des souliers pour pieds bandés, ou bien de montrer des photographies qui présentent le conditionnement du thé au départ de Canton et l’état de ce thé noir à l’arrivée à Londres, ainsi que des photos des entrepôts où sont rangées les boules noires d’opium. Grâce à cette histoire culturelle à travers les objets, les étudiants peuvent davantage comprendre et presque « toucher » l’histoire (Singaravelou et Venayere, 2020). Petit à petit, nous avons « osé » la fiction (Briand et Pinson, 2008, p. 60). Nous avons franchi le pas, le « Rubicon », d’autant plus facilement que depuis dix ans nous organisons un festival du film chinois. Dans ce cadre, nous associons nos étudiants à différents ateliers, débats et rencontres avec des réalisateurs chinois et des traducteurs. Nos étudiants ont pu ainsi rencontrer en 2021, Dai Sijie, l’auteur de Balzac et la petite tailleuse chinoise, qui est aussi réalisateur. La formule plaît.
3Pour cette génération, qui va quotidiennement sur les plateformes, notamment pour regarder des dramas, le cours classique organisé autour de grands événements et de dates historiques ne fait plus recette. Il nous est alors apparu que l’utilisation de sources de fiction comme les films nous permet de voir comment les réalisateurs chinois mettent en scène une certaine réalité historique avec des personnages vraisemblables et créent une « micro-histoire en mouvement » (Sylvie Lindeperg citée dans Briand et Pinson, 2008, p. 28). Est-il donc pertinent de dédier tout un chapitre de cours à une œuvre ou plusieurs œuvres cinématographiques ? Quelles approches privilégier pour éviter de rencontrer avec les images les mêmes difficultés que celles auxquelles se heurtent les élèves avec les textes littéraires ? Tout d’abord, il est utile de rappeler la particularité de la langue chinoise face à la question de la transmission de l’art et de la culture. Comme l’a écrit Léon Vandermeersch, en Chine :
[…] y a été inventée, à la fin du XIIe siècle, avant notre ère par les spécialistes de la divination […] non pas une logographie, simple écriture de la langue parlée naturelle, mais une idéographie conçue à l’instar des graphismes divinatoires pour composer par écrit des formules d’équation manticologiques exprimant quasi scientifiquement les tenants et aboutissants de ce dont ces graphismes étaient interprétés comme les figures. Ainsi est née en Chine, au lieu d’une simple écriture de la langue parlée, une langue graphique spécifiquement conceptuelle, fonctionnant au-dessus de la communication, au service de la spéculation cognitive (Vandermeersch, 2022, p. 11).
4Par conséquent, lorsque l’enseignant introduit les étudiants aux caractères chinois, il commence inévitablement par l’explication de leur origine, qui, du reste, coïncide avec les origines mêmes de la civilisation chinoise. De ce fait, l’initiation à la langue passe par une initiation préalable à la culture et à la civilisation. En deuxième lieu, la dimension d’abord pictographique et ensuite idéographique du caractère réunit trois arts d’emblée – la calligraphie, la peinture et la poésie – en donnant ainsi priorité à l’élément esthétique, visuel de surcroît. Les arts, faisant appel à la perception et au vécu de chacun, ainsi qu’à des connaissances culturelles acquises, demandent une réflexion et une mise à distance qui amènent l’étudiant à observer l’Autre. Le cinéma trouve ainsi tout à fait sa place dans cette démarche et donc dans l’enseignement de la civilisation chinoise.
2. Le contexte d’expérience
5Pour mieux cerner le contexte culturel de nos étudiants et leurs attentes de l’utilisation de films dans le cadre du cours de civilisation, nous avons lancé une enquête intitulée « Civilisation chinoise et cinéma » (Prudentino et Raibaud, 2022-2023). Cette enquête a été réalisée en deux temps, en octobre 2022 et en octobre 2023 à La Rochelle Université. 63 étudiants, dont 33 mastérants en Master Langues, Culture et Affaires Internationales et Master Langue et Commerce International et 30 étudiants en deuxième année de Licence Langues Étrangères Appliquées anglais-chinois, ont été sollicités pour répondre à un questionnaire semi-directif en cours de chinois. À part trois d’entre eux, ils appartiennent bien à la génération dite Z. Dans leur majorité, ils ont commencé à étudier le chinois à l’université, soit en première année, soit en Master. Les plus avancés totalisent cinq ans de chinois. Mais certains ont découvert cette langue bien plus tôt, dès le collège pour quatre d’entre eux et le lycée pour huit d’entre eux. Une étudiante est d’origine chinoise. Ces étudiants sinisants précoces sont clairement privilégiés par rapport à leurs camarades dans la découverte de la culture chinoise.
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Toutes les citations qui suivent sont d’étudiants anonymes ayant participé à l’enquête « Civilisation chinoise et cinéma ».
6Pour une majorité d’étudiants interrogés, la question chinoise est peu abordée au lycée, à tel point que sept d’entre eux répondent « Rien » à la question de savoir ce qu’ils ont appris au lycée sur la Chine. Une étudiante résume la situation : « Je n’ai pas beaucoup appris sur la Chine au lycée. Je savais juste qu’il y avait des dynasties, que c’était la deuxième puissance mondiale et qu’il (sic) faisait partie des BRICS » (Prudentino et Raibaud, 2022-2023)2. Certains points semblent avoir été abordés : la rivalité entre la Chine et le Japon pendant la Deuxième Guerre mondiale, la révolution de 1949 et le communisme, les ethnies chinoises, la Route de la Soie et le cyberespace. La Chine étudiée en histoire est celle de Mao, qui est évoquée au moment d’aborder la question des régimes totalitaires, tandis qu’en géographie elle incarne l’émergence d’une puissance économique mondiale ayant un rôle géopolitique incontournable. L’étude de Confucius n’est citée qu’une seule fois, malgré le droit de cité que le confucianisme devrait sans doute avoir dans le cours de philosophie de Terminale. En dépit des avancées de ces dernières années, la marge de progression en civilisation chinoise reste donc très grande.
7Nous avons demandé aux étudiants ce que leur apportaient les cours de civilisation chinoise. Sans surprise, beaucoup font le lien entre ce cours et la découverte de la langue et de la culture chinoises, mais pour un tiers d’entre eux (24), ce cours se situe dans le cadre de l’acquisition d’une culture générale, de connaissances et d’un savoir. Il est également vu sous l’angle d’un « enrichissement culturel mais aussi personnel – manière de penser, etc. », ou bien d’une « ouverture d’esprit sur une autre façon de penser ». Nous avons cherché à savoir comment nos étudiants se documentaient. Les résultats ont été synthétisés dans le tableau ci-dessous :
Réseaux sociaux |
Film de fiction |
Dramas |
Documentaires |
Livres |
Articles |
BD |
Autres |
|
L2 |
28 |
17 |
14 |
12 |
9 |
9 |
3 |
2 |
Masters |
23 |
24 |
15 |
25 |
13 |
13 |
4 |
2 |
Total |
51 |
41 |
29 |
37 |
22 |
22 |
7 |
4 |
8On remarque qu’une écrasante majorité consulte les réseaux sociaux. Les films de fiction arrivent en bonne place, suivis des documentaires. Les livres et articles, documents textuels, sont nettement moins sollicités. Les dramas ont leur public. Quand un escargot s’éprend (2016) et Meteor garden (2018) ont rencontré un certain succès chez nos étudiants. Les documentaires, tels Naître ou ne pas naître, de Marjolaine Grappe (2014), Laogai, le goulag chinois, de Tania Rakhmanova (2023), Les âmes mortes, de Wang Bing (2018), sont visionnés sur Youtube et sur Arte TV. Parmi les films de fiction cités, on peut nommer les incontournables Vivre de Zhang Yimou (1994), Épouses et concubines, du même réalisateur (1991), Balzac et la petite tailleuse chinoise, de Dai Sijie (2002), Le roi des Masques, de Wu Tianming (1995), Ip Man, de Wilson Yip (2008), In the Mood for love, de Wong Kar-wai (2000) et Shaonian de ni, de Derk Tsang (2019).
9On ne peut que constater l’importance jouée par les films de ces réalisateurs chinois dans la représentation de la société chinoise chez nos étudiants. Il n’est donc pas étonnant que la quasi-totalité d’entre eux soit convaincue de l’utilité de supports multimédia pour le cours de civilisation et réclame l’utilisation de « vidéos » pour rendre ce cours plus dynamique et interactif. La demande porte essentiellement sur des « films et courtes vidéos », « vidéos historiques », « documentaires et films historiques ». Notons qu’il est fait appel à ces films et documents filmiques dans une perspective d’illustration du cours et non pas en tant que document de nature historique. Citons plusieurs demandes ainsi formulées : « visionner des vidéos pourrait nous aider à visualiser », « (les supports multimédia) permettent d’illustrer, d’imager et de mieux comprendre les propos enseignés », « pour illustrer des parties du cours », « visionner des films ou vidéos, faire des parallèles avec la situation actuelle aujourd’hui (comment l’histoire reste) ».
3. Approche pédagogique et exemple
10Un tel enthousiasme ne doit pas faire perdre de vue la nécessité d’une éducation à l’image pour mener à bien l’utilisation didactique de films de fiction sans perdre l’équilibre épistémologique. Des précautions déontologiques sont à prendre, comme tenir compte de ce que Marc Ferro appelle « le non visible » (le contexte du film, du réalisateur et de la censure) pour mieux comprendre comment certains réalisateurs écrivent une contre-histoire, souvent une histoire tue, silencieuse, post-traumatique, qui n’est pas toujours présente dans les documentaires historiques (1977, p. 41). Il convient d’effectuer tout un travail préparatoire : « La dimension artistique du document, la place de l’artiste dans la société de son époque ne doivent pas être oubliées » (Briand et Pinson, 2008, p. 68). De même, un travail d’analyse doit être réalisé après la diffusion du film. La complémentarité entre un documentaire et une œuvre de fiction peut être démontrée en cours. L’objectif est toujours de « rendre intelligible » l’Histoire (Ferro, 1977, p. 255). C’est d’ailleurs ce que propose Wang Bing dans son œuvre filmique consacrée à la reconstitution de la mémoire.
11La récupération et la reconstruction de la mémoire populaire font partie des besoins les plus importants auxquels la classe intellectuelle chinoise a été confrontée depuis la fin de l’ère maoïste. Dans un contexte autoritaire, où l’historiographie est tournée vers la légitimation du pouvoir, la mémoire populaire apparaît en effet comme la seule alternative possible à l’histoire officielle. Pourtant, le statut historique attribué à ce genre de mémoire suscite de nombreuses critiques en raison des défaillances inhérentes à la mémoire humaine, du contenu subjectif des témoignages, et des enjeux mémoriels tournés vers la construction identitaire. En mettant en parallèle un film de fiction (Le fossé), avec un documentaire (He Fengming, chronique d’une femme chinoise), Wang Bing essaie de démontrer le contraire. Le cinéaste revient sur ce moment occulté par la Révolution Culturelle de 1966 que fut la campagne antidroitière initiée en 1956 et reprise en 1957, ainsi que l’existence des camps de rééducation par le travail, notamment dans le désert de Gobi.
12Les deux films sont complémentaires : tandis que Fengming constitue un témoignage large sur ce que fut la campagne antidroitière au quotidien et ses conséquences à long terme, Le fossé présente, par le biais de la fiction, les trois derniers mois de fonctionnement des camps de rééducation par le travail en 1960. He Fengming, seule protagoniste du documentaire, pendant trois heures, raconte avoir répondu positivement avec son mari Wang Jingchao, à l’invitation faite par Mao au peuple chinois en mai 1957 de collaborer avec les dirigeants à identifier les entraves au développement du communisme. Mais les tensions internes au Parti Communiste conduisent Mao à réinterpréter cette prise de parole comme une critique du régime en place. De ce fait, les propos agissent tel un boomerang sur ceux qui avaient osé s’exprimer. C’est dans cet étau que He Fengming et son mari sont pris. Ils sont alors envoyés dans deux « camps de rééducation par le travail » différents : l’une survivra, l’autre ne reviendra plus. Dans Le fossé, le personnage de la femme, inspiré de He Fengming, arrive au camp pour retrouver son mari et découvre avec stupeur sa mort sans pouvoir obtenir de quiconque l’emplacement exact de sa tombe.
13La tension dramatique présente dans les deux films est palpable. Toutefois la fiction, encore plus que le documentaire, se présente telle une véritable :
métaphore polysémique des camps : le film renvoie tout aussi bien au canal creusé par les travaux collectifs, aux dortoirs souterrains où dorment et meurent à petit feu les détenus, à l’écart croissant entre les détenus et les habitants du reste de la Chine […]et enfin à l’oubli collectif qui recouvre cette période historique dans l’histoire officielle chinoise (Cotelette, 2013).
14Le nom de He Fengming n’est jamais prononcé car, finalement, il importe peu : elle n’est qu’un symbole, une figure à laquelle des milliers de femmes du camp de Jiabiangou ou d’ailleurs se sont identifiées dans la même situation tragique. Wang Bing a utilisé ici les moyens de la fiction pour rendre compte d’un point aveugle de l’Histoire et incarner les témoignages.
15Comme l’explique l’historienne Sylvie Lindeperg, nous observons dans ce film « toute la capacité du cinéma à s’emparer de l’Histoire, à la remettre en forme » jusqu’à se substituer progressivement à l’événement lui-même (Lindeperg, 2018). L’historienne développe ensuite une théorie qui illustre notre positionnement :
Jean Louis Comolli dit à ce propos une phrase très juste : « Le cinéma fabrique le monde, et ensuite il le remplace ». On peut alors affirmer qu’aujourd’hui on est dans cette mutation qui fait que la fiction a pris, par la force de ses moyens, une ampleur considérable. Il est évidemment plus facile de recréer, de reconstituer des événements, voire des batailles, en se plaçant dans les lignes ennemies et amies que de les filmer en direct. Le regard de la fiction finit donc par s’imposer (Lindeperg, 2018).
16Ainsi, la fiction devient autant, voire plus attractive que le documentaire auprès de nos étudiants. Dans la fiction, l’écriture filmique peut se rapprocher de la mise en intrigue par l’historien et dans ce sens, ce dernier rejoint le cinéaste au plan épistémologique. Cette « socio-histoire cinématographique », telle que la définit Marc Ferro, d’après notre expérience, suscite l’intérêt de l’étudiant aussi bien vis-à-vis de l’épisode historique que du langage filmique (1973, p. 109-124).
Conclusion
17Notre expérience indique que l’utilisation de films de fiction auprès des étudiants permet de faire découvrir, entre autres, des contenus historiques et de visualiser le passé. En même temps, le recours à la fiction cinématographique constitue aussi une occasion d’introduire les étudiants au langage propre au cinéma et de les amener à découvrir que l’écriture fictionnelle peut choisir de reproduire fidèlement la réalité ou bien de prendre des libertés par rapport aux sources historiques. Dans les deux cas, elle favorise une prise de conscience, et c’est pourquoi l’utilisation des films de fiction dans l’enseignement de l’histoire et de la civilisation chinoises trouve dans notre étude une réponse positive.