Entretien. Pour une Europe politique – et un fédéralisme équilibré For a Political Europe – and a Balanced Federalism

Avec Céline LAGEOT 

Céline Lageot est spécialiste de droits de l’Homme et de droit comparé. Elle a étudié dans les Universités de Poitiers, Montréal, Bristol et Cambridge et est titulaire d’un doctorat en droit. Ses travaux portent principalement sur les droits et libertés fondamentaux, le droit fondamental à disposer de sa mort, les discours de la laïcité, les rapports entre cultures et libertés. Elle co-dirige le Centre d’Études sur la COopération Juridique Interdisciplinaire (CECOJI) depuis 2017.

Entretien réalisé par Élodie Gallet 
et Lucie GENAY 

Les différentes crises rencontrées par l’Europe récemment – sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne, pandémie de la Covid 19, agression de l’Ukraine par la Russie, défi environnemental – sont l’occasion de réaffirmer l’urgence à réformer sa construction politique. Alors que la Communauté politique européenne (CPE) vient d’émerger, cette dernière est-elle en train de révolutionner le paysage architectural, ou faudra-t-il enfin oser franchir le pas d’une Europe fédérale, inscrite de longue date dans tous les esprits de ceux qui ont compté jusqu’ici pour l’Europe ?

Europe’s recent crises – Brexit, the Covid 19 pandemic, Russia’s aggression against Ukraine, the environmental challenge – have revealed the urgent need to reform its political structures. As the idea of a European Political Community (EPC) is just emerging, can it be considered as a revolution in the European integration process? Is it not the right moment to dare cross the Rubicon towards a federal Europe, a project long-defended by many of those who have built Europe?

Texte
Note de bas de page 1 :

Cette contribution s’inscrit dans le cadre d’un projet de recherche intitulé « FE2C-Équilibre des pouvoirs » qui a bénéficié du soutien financier d’UP-SQUARED, projet France 2030, PIA4 « Excellences sous toutes ses formes » (ANR-21-EXES-0013).

Quel impact le Brexit a-t-il eu sur l’équilibre au sein de l’Union européenne1 ?

1La sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne le 31 janvier 2020 a constitué un tournant historique. « Pour l’Europe, le Brexit est un moment comparable à la réunification allemande. Comme elle, il bouleverse radicalement le paysage européen » (Malingre, 2022), a jugé un diplomate à cette époque. Si l’on peut s’attrister de la fin d’un mariage de raison (Martin-Genier, 2020) – et pas uniquement dans le domaine de la défense (Bellay, 2020, p. 73), cette reconfiguration historique a donné l’occasion d’une relance de l’Europe politique. Le projet européen n’a jamais eu le même sens pour le Royaume-Uni, l’Allemagne et la France. Le Royaume-Uni a même tout fait pour l’affaiblir : il n’a jamais voulu participer à l’euro ; il a refusé d’adhérer aux accords de Schengen ; il a multiplié les dérogations en matière de justice et d’affaires intérieures. Le Royaume-Uni s’étant toujours opposé en outre à la mise en place d’un État fédéral européen, ce verrou aujourd’hui n’est plus.

2Lorsque l’on replonge dans les écrits ou déclarations fondatrices de la construction européenne, il n’en est pas un qui n’oublie d’évoquer l’idée d’une fédération européenne. L’Europe s’étant toujours faite dans les crises, ainsi que Jean Monnet l’avait annoncé, au-delà de la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne, la pandémie de la Covid 19, le conflit ukrainien et l’urgence environnementale montrent qu’il n’y a pas d’autre possibilité aujourd’hui que de renforcer la légitimité et l’action de l’Union (van Middelaar, 2021). Or, l’Union européenne ne parviendra à relever ces défis, nous semble-t-il, qu’en y étant aidée par la force d’un fédéralisme repensé. C’est en termes de rééquilibrage des pouvoirs que l’Europe politique doit être consolidée. Si les États membres – considérés comme de potentiels États fédérés – se voient reconnaître des compétences importantes dans des domaines relevant de leur singularité nationale, ils accepteront d’autant mieux la structurale fédérale de l’Union européenne. Une initiative diplomatique récente est à relever concernant le renforcement de l’Europe politique – la Communauté politique européenne – , mais sans qu’on puisse s’y tromper. Si le nom laisse à penser qu’il s’agit d’une nouvelle institution politique, cette Communauté est d’abord et avant tout un grand forum de discussion diplomatique qui dépasse la seule Union européenne. Sous l’effet des différentes crises, la restructuration politique substantielle est pourtant à mettre en œuvre au sein même de l’Union européenne, et ce pour la renforcer, la garantir et la rééquilibrer. Le temps est opportun. Les crises l’exigent. Les réflexions critiques sont à disposition. Les Hommes politiques européens doivent s’en emparer.

Quel est selon vous l’élément déclencheur ayant conduit à l’instauration de cette Communauté politique européenne ?

3Les dirigeants du vieux continent se sont réunis à Prague le 6 octobre 2022, sans la Russie, pour parler de sécurité, d’énergie, de cyber-protection et de prospérité. Il faut rappeler que la Russie a été exclue du Conseil de l’Europe en mars 2022. Nombreuses et imposantes ont été les organisations internationales à avoir en effet condamné l’invasion de l’Ukraine au regard des règles du droit international. Les plus hauts représentants de ces organisations ont été unanimes : l’attaque contre la souveraineté de l’Ukraine a été faite en violation des principes gouvernant le droit international, le droit international des droits de l’homme et le droit européen des droits de l’homme. Parmi ces organisations internationales à s’être insurgées contre les violations du droit international a figuré le Conseil de l’Europe.

4On rappellera que cette grande organisation pan-européenne a été créée le 5 mai 1949 par le statut de Londres afin de consacrer et défendre les valeurs de la démocratie libérale et pour contrer l’idéologie communiste qui était en germe à l’époque à l’Est. Elle fut rejointe par la Russie en 1996. De dix au départ (Italie, France, Danemark, Norvège, Suède, Royaume-Uni, Irlande, Luxembourg, Pays-Bas et Belgique), nous sommes passés à quarante-sept (quarante-six depuis mars 2022) après que l’effondrement du mur de Berlin permit l’arrivée massive de pays d’Europe centrale et orientale dans les années 1990. Ces anciens satellites s’étant libérés du joug de l’ex-URSS, ils goûtaient enfin à l’indépendance et à la liberté.

Le Conseil de l’Europe est-il un des garants de l’équilibre au sein de l’Europe ? De quels outils dispose-t-il, notamment par rapport à la position de la Russie ?

5L’ADN du Conseil de l’Europe, mentionnée à l’article 3 de son statut, consiste à reconnaître « le principe de la prééminence du droit ». Rappelons – mais ce rappel est essentiel – que l’objectif commun aux deux Europes (Le Conseil de l’Europe des droits de l’Homme d’un côté et l’Union européenne de l’intégration économique de l’autre), est d’assurer la Paix. Pour y parvenir, il s’est agi au sein du Conseil de l’Europe de protéger les droits de l’Homme, eux-mêmes consubstantiels à, indissociables de la démocratie et de l’État de droit. Et c’est précisément ce qui est visé par la « prééminence du droit ». Or, tout État membre qui « enfreint gravement » cette disposition de l’article 3 « peut être suspendu de son droit de représentation » et peut être « invité par le Comité des Ministres à se retirer » du Conseil de l’Europe (article 8).

Note de bas de page 2 :

Une première, car en 2014, après l’annexion de la Crimée, la Russie ne fut pas suspendue.

6Dans sa décision adoptée le 25 février 2022 (CM/Del/Dec(2022)1426ter/2.3), le Comité des ministres du Conseil de l’Europe décida de « suspendre » immédiatement la Russie de ses droits de représentation, tant en son sein2 qu’au sein de l’Assemblée parlementaire. Si l’avertissement était clair, il n’en a pas moins été réfléchi et mesuré car la Russie est restée, au départ, membre du Conseil de l’Europe et partie à toutes les conventions adoptées sous son égide, notamment la Convention européenne des droits de l’Homme. La Russie et l’Arménie ont voté contre cette décision. La Turquie s’est abstenue. Comme le déclare Mustapha Afroukh : « Le coup de semonce a été tiré par le Comité des ministres qui a décidé le 25 février 2022 de suspendre la Russie, membre depuis 1996, de ses droits de représentation en son sein et à l’Assemblée parlementaire » (Afroukh, 2022).

Note de bas de page 3 :

Comme l’avait fait en son temps la Grèce des Colonels en 1969. Cette possibilité de retrait est offerte par l’article 7 du statut du Conseil de l’Europe.

7La question qui s’est ensuite posée était de savoir si le Conseil de l’Europe – au regard de l’accélération et de l’intensification des exactions russes en territoire ukrainien – allait décider de procéder à l’ultime sanction en « invitant » la Russie à se « retirer » (article 8) ; ou si le Conseil de l’Europe allait privilégier le maintien de l’ouverture de « canaux de communication » ? Les Européanistes étaient divisés. C’est au départ la diplomatie qui a été privilégiée par le Conseil de l’Europe, jusqu’à ce que la Russie prenne l’initiative de sortir de l’organisation pan-européenne3. La Russie a en effet annoncé le 10 mars au matin qu’elle « ne participerait plus » au Conseil de l’Europe. Elle l’a fait savoir par l’agence de presse russe TASS, citant le ministère russe des Affaires étrangères (TASS, 2022). La Russie s’est donc retirée de tous les organes du Conseil de l’Europe, y compris de la Cour européenne des droits de l’homme, a précisé le porte-parole du Kremlin Dmitri Peskov.

8Puis, l’Assemblée parlementaire s’est prononcée le 15 mars 2022 en faveur d’une exclusion, laquelle prit effet le 16 mars (Assemblée parlementaire, 2022). Et, comme le rappelle Mustapha Afroukh :

L’avertissement ayant été totalement ignoré par la Russie malgré les nombreux appels au cessez-le-feu, la seconde séquence de l’article 8 a logiquement été activée. Saisi pour avis par le Comité des ministres, l’Assemblée parlementaire se prononçait clairement le 15 mars en faveur d’une exclusion. Ce fut chose faite le 16 mars (Afroukh, 2022).

9Et Mustapha Afroukh d’ajouter : « Inéluctable, la décision du Comité des ministres en date du 16 mars 2022 excluant la Russie du Conseil de l’Europe l’était assurément » (Afroukh, 2022).

10Le juge russe (Mikael Lobov) a cessé de siéger au sein de la Cour européenne, tandis que les requêtes contre la Russie ont continué d’être examinées, en urgence, jusqu’au 16 septembre 2022. C’est en effet à ce jour que la Russie aura cessé d’être une haute partie contractante à la Convention européenne des droits de l’Homme. Les mesures provisoires indiquées au 1er mars 2022 par la Cour européenne afin que la Russie cesse de bombarder hôpitaux, écoles, bâtiments civils en Ukraine, ne seront évidemment plus – si tant est qu’elles l’aient été – prises en considération par le gouvernement de V. Poutine. Des millions de Russes ne seront plus protégés par la Cour européenne, sauf lorsqu’ils seront ressortissants placés sous la juridiction d’un État membre du Conseil de l’Europe. La Cour de Strasbourg s’est pourtant imposée comme l’ultime recours des citoyens russes, victimes de l’arbitraire d’une justice qui reste pieds et poings liés au Kremlin.

11La guerre en Ukraine aura entraîné un renforcement et une consolidation aussi inédits qu’inattendus du sentiment européen, de la notion de citoyenneté européenne et du concept de souveraineté européenne. Une unification européenne est observable autour de sa raison d’être – la paix, et à travers ses valeurs fondamentales – l’État de droit, la démocratie et les droits de l’Homme – et elle s’est concrétisée à travers la mise en place de la Communauté politique européenne.

Quel est le rôle de la Communauté politique européenne ? Ne bouleverse-t-elle pas l’équilibre des institutions et de leurs pouvoirs au sein de l’Union européenne ?

12Une nouvelle structure diplomatique dite CPE s’est mise en place, à côté de l’Union européenne et du Conseil de l’Europe, pour renforcer la sécurité en Europe. Quarante-sept États membres composent aujourd’hui la CPE, depuis qu’elle a tenu sa seconde réunion le 1er juin 2023 en Moldavie, à peu de kilomètres seulement de la frontière ukrainienne (Tobelem, 2023).

13Alors que la France présidait le Conseil de l’Union européenne (janvier-juin 2022), Emmanuel Macron a soumis cette idée au Parlement européen de Strasbourg le 9 mai 2022, soit le jour de la Fête de l’Europe et, cette année-là, de la fin de la Conférence sur l’avenir de l’Europe. Comme le précise Boran Tobelem,

la proposition s’adressait notamment à l’Ukraine qui, au lendemain de l’agression russe entamée le 24 février, s’était portée candidate pour intégrer l’UE « dans un avenir proche », selon les mots de son président Volodymyr Zelensky. Si Kiev a obtenu le statut de candidat à l’Union européenne un mois et demi plus tard dans un délai particulièrement rapide, l’adhésion finale de l’Ukraine devrait en revanche prendre au moins plusieurs années, tout comme celle d’autres pays candidats (Tobelem, 2023).

14Puisque l’Union ne pouvait offrir dès aujourd’hui à l’Ukraine cet ancrage vital, il fallait inventer une autre communauté, plus large, et à effet immédiat. Fin août, le chancelier allemand s’est rallié à ce projet lors de son discours à l’université Charles de Prague (Scholz, 2022).

À l’est de l’Europe, y compris en Ukraine, l’annonce du projet de CPE avait suscité au départ des craintes de voir naître une antichambre perpétuelle de l’Union européenne pour les pays candidats à l’adhésion. La CPE leur permet en effet une première forme d’intégration européenne, par le prisme politique et le biais d’actions communes dans des domaines variés (Tobelem, 2023).

15Il faut en effet que les candidats aient une économie suffisamment robuste pour faire partie de l’Union et qu’ils aient transposé l’ensemble de son droit dans leur législation nationale (l’acquis communautaire). La CPE ne devrait cependant pas :

avoir vocation à être une […] consolation pour les États n’ayant pas encore pu adhérer à l’Union européenne. Europe politique élargie, la CPE doit au contraire compléter l’[Union européenne] par une communauté de valeurs créant les conditions de coopérations accrues. La présence de pays tels que le Royaume-Uni, sorti de l’Union en 2020, et la Suisse, qui ne veut pas en faire partie, en est par ailleurs une illustration (Tobelem, 2023).

16Cette idée vient de loin : Jacques Delors avait déjà parlé d’Europe à géométrie variable dans les années 1980. François Mitterrand, quant à lui, avait échoué en lançant les Assises de la confédération européenne en 1991 pour intégrer les pays fraîchement libérés du joug soviétique. Ce souvenir d’un projet de confédération à la suite du grand choc continental de 1989, peu apprécié en Europe centrale et orientale, planait encore (van Middelaar, 2022). Le quotidien économique Les échos déclare :

Emmanuel Macron les a détrompés : son objectif est au contraire de leur permettre de participer à certains programmes de l’Union (échanges d’étudiants, de professeurs, de chercheurs) avant leur adhésion. Voire de participer à des Conseils des ministres de l’UE qui les concernent, par exemple dans le domaine de l’énergie (De Meyer, 2022).

17Comme le précise encore Boran Tobelem :

Cette organisation vise à renforcer les liens entre l’Union européenne et ceux qui partagent ses valeurs sans en être membre. C’est donc, comme son nom l’indique, une communauté politique à l’échelle européenne. À travers ses réunions, le but est de permettre la coopération entre ses membres sur des thématiques aussi variées que l’énergie, la sécurité, les transports ou encore l’enseignement (Tobelem, 2023).

Note de bas de page 4 :

Le détail de la réunion est disponible ici : https://www.consilium.europa.eu/fr/meetings/international-summit/2022/10/06/

18Ce sont d’ailleurs ces deux premiers thèmes, plus précisément « Paix et sécurité » et « Énergie, climat et la situation économique », qui étaient à l’ordre du jour de la première rencontre de la CPE4.

19Quarante-quatre nations européennes ont été invitées à la première rencontre du 6 octobre 2022 à Prague. Boran Tobolem déclare encore à cet égard que « Le symbole était fort puisque c’est là que Moscou avait envoyé ses chars au printemps 1968 » et que Milan Kundera s’en était emparé pour dénoncer l’oppression russe dans L’insoutenable légèreté de l’être notamment. La liste de ces quarante-quatre participants comprend l’ensemble des pays européens, à l’exception de la Russie, signe de la rupture politique avec l’Union européenne depuis l’invasion de l’Ukraine, et à l’exception de la Biélorussie, proche alliée du régime de Vladimir Poutine (Tobelem, 2023).

Comment cette CPE s’inscrit-elle par rapport aux projets de Constitution européenne et de Fédération européenne ?

20Comme sa vocation première sera de donner une direction et une incarnation au nouvel ordre géopolitique sur le continent, la Communauté politique européenne ne pourra que renforcer et rééquilibrer l’ensemble des forces au sein de l’Union européenne. Des forces centripètes pour renforcer la force centrifuge. Elle pourra en outre compléter une Fédération européenne équilibrée pour l’Union européenne, car l’impératif des peuples européens demeure : avancer hardiment dans la voie d’une union politique plus étroite.

21Des enseignements peuvent être tirés de l’échec du projet de Constitution européenne en 2005 pour en comprendre les raisons. Ce ne sont peut-être pas tant les notions de Constitution (expressément utilisée) ou de fédération (sous-jacente) qui ont fait avorter ce projet, que le renforcement du libéralisme et quelques-unes de ses dérives en Europe (dénonciation en 2005 des logiques de dumping et de concurrence généralisée). La fédération est d’autant plus urgente désormais qu’elle est inscrite dans le passé européen. Elle pourrait en outre rééquilibrer les pouvoirs entre l’Union européenne et ses États-membres, certains pouvoirs devant être renforcés au profit de l’Union comme le suggèrent les différentes crises, l’environnement, la sécurité, la santé.

22L’histoire de la construction européenne est extrêmement instructive : pas un discours n’omet d’évoquer la perspective d’une Europe politique fédérale, ou d’un État fédéral européen. Comme l’indiquent Laurie Beaudonnet et Frédéric Mérand, en faisant référence au travail de Pierre Bourdieu (2012) et de Philipp Genschel et Markus Jachenfuchs (2016),

Depuis 1951, les bâtisseurs de l’Europe ont voulu lui donner les attributs d’un État : une ambition fédérale dès le traité de Paris, un parlement (1962), un drapeau (1986), une citoyenneté (1992) et, il s’en fallut de peu en 2005, une constitution (Foret, 2008). Encore aujourd’hui, les partisans de l’Europe souhaitent lui confier des compétences budgétaires accrues, le pouvoir d’imposition et une armée européenne : tout ce qui donne à l’État son caractère « régalien », c’est-à-dire l’intégration des pouvoirs économique, juridique, militaire et symbolique qui forcent la loyauté des citoyens et des citoyennes (Beaudonnet et Mérand, 2019, p. 7-8).

23Dès 1814, dans son ouvrage De la réorganisation de la société européenne, Saint Simon proposait déjà la création d’une Europe fédérale reposant sur un parlement européen placé au-dessus des parlements nationaux. En 1849, lors de son discours au Congrès international de la Paix à Paris, Victor Hugo soutenait aussi la création des États-Unis d’Europe pour mettre définitivement fin à la guerre. Il fera un discours similaire en 1871. Richard Coudenhove-Kalergi publia quant à lui Pan-Europe en 1923 où il expose son projet d’Europe politiquement et économiquement unie :

Tout grand événement historique a commencé comme utopie pour finir comme réalité […] l’Europe dans son morcellement politique et économique, peut-elle assurer sa paix et son indépendance face aux puissances mondiales extra-européennes, qui sont en pleine croissance ? Ou bien, sera-t-elle contrainte, pour sauver son existence, de s’organiser en fédération d’États ? Poser la question, c’est y répondre (Coudenhove-Kalergi, 1988, p. 11).

24En 1929, Aristide Briand avança pour sa part des propositions détaillées à la Société des Nations lors de son assemblée du 5 septembre, en insistant sur l’action de l’association dans le domaine économique :

Je pense qu’entre des peuples qui sont géographiquement groupés, comme les peuples d’Europe, il doit exister une sorte de lien fédéral […]. Évidemment, l’association agira surtout dans le domaine économique : c’est la nécessité la plus pressante. Je crois qu’on peut en ce domaine, obtenir des succès. Mais je suis sûr aussi qu’au point de vue politique ou au point de vue social, le lien fédéral, sans toucher à la souveraineté d’aucune des nations qui pourraient faire partie d’une telle association, peut être bienfaisant (Briand, 1929).

25En réaction à ces déclarations, un plan français d’Union fédérale européenne est avancé le 1er mai 1930. Mais ce plan n’a pas connu le succès escompté, en raison du changement du contexte international.

26Après les atrocités commises pendant la Seconde Guerre mondiale par le régime nazi (plus de six millions de Juifs ont été exterminés), des mouvements engagés pour la cause européenne organisent le congrès de La Haye. C’est le premier temps fort du fédéralisme européen. Il courra du 6 au10 mai 1948, animé par plus de huit cents délégués européens. Les cinq pères fondateurs et penseurs de l’unité européenne sont présents, Jean Monnet, Konrad Adenauer, Alcide De Gasperi, Paul-Henri Spaak et Winston Churchill qui préside ce congrès. Mais une opposition pointe déjà et survit toujours encore aujourd’hui : l’opposition entre fédéralistes et unionistes (ou confédéralistes). Le Congrès adopte pourtant ce « Message aux Européens » :

Tous ensemble, demain, nous pouvons édifier […] la plus grande formation politique et le plus vaste ensemble économique de notre temps. Jamais l’histoire du monde n’aura connu un si puissant rassemblement d'hommes libres. Jamais la guerre, la peur et la misère n'auront été mises en échec par un plus formidable adversaire (Rougemont, 1948, p. 1).

27Ce congrès débouchera sur deux lumineux projets : le Conseil de l’Europe, fondé par le Traité de Londres le 5 mai 1949 et consacré à la protection exclusive des droits de l’Homme, et les différentes Communautés Européennes dont la vocation est essentiellement économique.

28La déclaration Schuman du 9 mai 1950, prononcée dans le Salon de l’Horloge au Quai d’Orsay, devient alors l’acte fondateur du projet d’intégration européenne. La « Fédération européenne » est présentée à cet égard par Robert Schuman comme un « État fédéral unique européen » et comme le « but » de la construction européenne. Elle est, pour son auteur, indispensable à la paix sur le continent européen. On relèvera que « Fédération » et « État fédéral » se confondent à l’époque.

Quels sont les principaux arguments des partisans de cette Fédération et de leurs opposants ?

29Les partisans de la Fédération européenne considèrent que l’Union de l’Europe n’avait de sens que par l’exercice en commun de la souveraineté au niveau européen (pour les domaines où ce partage de souveraineté était nécessaire) et par la création d’une autorité politique européenne issue d’un processus démocratique. Ils s’opposèrent aux souverainistes qui prônaient – à l’époque déjà – l’affaiblissement, voire la disparition des institutions européennes communes. Les organisations se réclamant du fédéralisme européen ont eu une influence significative entre 1945 et la création des Communautés européennes (1954-1957), mais elles jouèrent un rôle moindre depuis. C’est pourtant ce mouvement qui est à relancer et à parachever aujourd’hui, tant la situation l’exige. Les États fédérés auraient tout à y gagner en termes de souveraineté intérieure et l’État fédéral en termes de souveraineté extérieure. Les mouvements populistes pourraient se voir quelque peu entendus par cela même que leur État fédéré puisse conserver leur pleine souveraineté intérieure sur un certain nombre de sujets consentis et décidés par les États membres eux-mêmes. L’État fédéral européen se verrait lui aussi renforcé dans sa souveraineté extérieure, pouvant désormais davantage peser face aux géants économiques et aux régimes autoritaires.

Quel équilibre, justement, trouver entre une Fédération sociale et humaniste, et la souveraineté de l’État ?

30La question de la souveraineté peut créer des malentendus. Si l’on s’en tient pourtant à son approche juridique au sein d’une structure fédérale, elle se partage entre celle de l’État fédéral à qui elle est reconnue de façon pleine et entière, et celle des États fédérés amputée de la souveraineté extérieure. Contrairement à certaines idées reçues aussi – le Québec, État fédéré appartenant à la structure fédérale canadienne en est un exemple patent, la Constitution fédérale peut octroyer de larges compétences aux États fédérés et préserver ainsi leurs spécificités culturelles, à commencer par leur patrimoine historique, linguistique et juridique. Si l’Europe optait un jour pour une structure fédérale, rien n’interdirait à sa Constitution d’être généreuse envers les États fédérés, préservant ainsi leurs spécificités culturelles et par ce biais leur souveraineté intérieure. Et si l’Europe franchissait ce pas, elle pourrait tirer les leçons de l’échec rencontré en 2015 à l’occasion de la question posée d’un projet de traité établissant une Constitution pour l’Europe, en s’engageant sur la voie d’une Fédération plus sociale que libérale. Comme l’indique Thomas Piketty à cet égard :

Il est indispensable de repenser la question du fédéralisme, qui doit devenir un outil au service du mieux-disant social, fiscal et environnemental, et non plus un moyen détourné de réduire le pouvoir des États et de promouvoir une logique de dumping et de concurrence généralisée entre territoires […]. La tâche est surmontable, en s’appuyant sur l’Assemblée parlementaire franco-allemande créée en 2019 et en lui confiant de réels pouvoirs, tout en l’ouvrant aux autres pays. Un tel noyau dur formerait l’embryon d’une future Union parlementaire européenne, qui à terme pourrait rassembler les 27 pays de l’UE, ou peut-être même un jour les 43 pays réunis cette semaine pour le lancement de la Communauté politique européenne (CPE) (Piketty, 2022).

Du point de vue juridique, est-ce possible ?

31Nous rejoignons toutes ces idées, même si elles doivent être confrontées à la thèse d’Olivier Beaud sur la nature juridique précise de l’Union européenne. Le constitutionnaliste décrit en effet l’Union comme une fédération européenne, mettant ainsi de côté l’obstacle de l’« État fédéral » à proprement parler, et celui de la « souveraineté » qui en découle. Dans ce type d’organisation étatique – le fédéralisme touche à la forme d’État et s’oppose en principe à la centralisation, l’accent est mis sur la souveraineté de l’État. C’est donc une construction stato-centrée. L’État fédéral est en effet un État composite superposé où celui-ci jouit de la pleine souveraineté – intérieure et extérieure –. Les autres États – les États fédérés – ayant accepté d’entrer dans la Fédération, ils ont par conséquent renoncé à l’exercice de la plénitude de leur souveraineté et ne disposent plus que de la souveraineté interne.

32Nous n’en sommes pas là au sein de l’Union européenne, puisque cet ordre juridique sui generis va bien au-delà de la simple confédération (ce qu’est actuellement la Communauté politique européenne), sans pour autant s’apparenter totalement à un État fédéral. Les États membres de l’Union européenne sont souverains et pleinement souverains (intérieurement et extérieurement). Les dernières crises – sanitaire et sécuritaire – ne l’ont que trop révélé. Les États membres ont en revanche décidé d’allouer à l’Union européenne un certain nombre de compétences fondamentales, dont la monnaie et la politique de change. L’Union européenne s’apparenterait donc, selon Olivier Beaud, à une Fédération – et non à un État fédéral, soit à une « union volontaire et libre d’États ou d’entités politiques » (Ponthoreau, 2021, p. 201), et qui ne détient pas de souveraineté. L’Union européenne n’est compétente dans certains domaines que pour autant que les États l’ont acceptée. Ainsi l’exige le principe d’attribution des compétences. La thèse soutenue par Olivier Beaud est celle « d’une autonomie de la notion de Fédération conçue comme entité politico-juridique » (Beaud, 2007, p. 33). La notion de « fédération » porterait l’accent sur une union d’États et non sur l’unité de l’État.

Quelles sont les perspectives ?

33De deux choses l’une alors. Soit la Fédération européenne, au sens où la précise Olivier Beaud, se maintient, mais des compétences renforcées doivent être allouées à l’Union européenne, en matière sanitaire et sociale (conséquences de la Covid 19), en matière de défense, cyberattaque et cyberdéfense (conséquences de la guerre en Ukraine), en matière environnementale (conséquences du réchauffement climatique), et en matière d’enseignement et de recherche (clés pour lutter contre les résurgences autoritaires, fascistes et xénophobes en Europe). Soit l’Union européenne se mue en État fédéral. Tout d’abord Constance Grewe et Hélène Ruiz-Fabri ont de quoi rassurer lorsqu’elles énoncent, dans leur ouvrage de référence, que « la définition de l’État fédéral couvre une multitude d’aménagements fort variés pour ne pas dire opposés. […] Il n’existe pas en effet un modèle fédéral unique mais plusieurs manières de concevoir la division territoriale » (Grewe et Ruiz-Fabri, 1995, p. 292). Ensuite, afin de renforcer l’Union européenne et d’éviter sa désagrégation que cherchent certains États (la Hongrie, la Pologne, et en son temps aussi, le Royaume-Uni) et certains mouvements politiques (autocratiques, illibéraux et populistes), cette solution ne serait pas à sous-estimer. Comme le rappelle en effet Marie-Claire Ponthoreau, « Historiquement, l’État fédéral a été utilisé pour aider à la formation d’un État-nation (comme l’Allemagne, les États-Unis, l’Inde ou la Suisse), ou bien afin d’éviter son éclatement (exemple, la Belgique) » (Ponthoreau, 2021, p. 199).

34En outre Marie-Claire Ponthoreau explique que :

Note de bas de page 5 :

C’est nous qui ajoutons.

l’Union européenne présente trois caractéristiques essentielles de l’État fédéral. D’abord l’Union comprend un exécutif central (la Commission européenne qui assure la défense de l’intérêt communautaire) contrebalancé par des instances qui représentent l’une, les États membres (le Conseil) et l’autre, l’Union dans son ensemble ou les peuples européens5 (le Parlement élu au suffrage universel direct). Un organe juridictionnel, la Cour européenne de Justice, tranche les conflits notamment interinstitutionnels. Le système institutionnel est complété par le Conseil européen (réunion des chefs d’État et de gouvernement ainsi que du Président de la Commission) qui joue en quelque sorte la fonction de « chef d’État », en donnant l’impulsion à la politique communautaire. Cette organisation permet de retrouver les principes juridiques communs aux États fédéraux et tout particulièrement les principes de superposition et de participation (Ponthoreau, 2021, p. 199-200).

35Concernant le dernier critère ou principe du fédéralisme, l’autonomie est celle de la pénétration du Droit de l’Union européenne dans les ordres internes, sous l’effet, on le rappelle, de la primauté du droit de l’Union et de son effet direct.

36Enfin, comme l’ajoute encore Marie-Claire Ponthoreau (2021, p. 200) :

la Cour de justice n’a pas hésité à présenter le traité de Rome (1957) comme « la charte constitutionnelle de base » (CJCE 23 av 1986 aff. 294/83 Les Verts) ou bien comme la « charte constitutionnelle d’une communauté de base » (avis du 14 décembre 1991 donné sur l’espace économique européen).

37Elle précise que ces qualifications ne sont pas le fruit du hasard :

Note de bas de page 6 :

C’est nous qui ajoutons.

La Cour de justice visait à construire pas à pas un édifice de type constitutionnel de manière à estomper les éléments qui apparentaient la Communauté européenne à un ordre international classique. Néanmoins, contrairement aux affirmations de la Cour, l’Union européenne n’est pas un État fédéral car le fondement de ses pouvoirs réside non pas dans une constitution, comme cela aurait pu être le cas en 20056, mais dans des traités internationaux qu’elle ne peut modifier et qui ne peuvent être révisés que par les États qui les ont ratifiés.

38Elle retient donc que :

L’Union européenne n’est donc pas souveraine : elle n’a pas de compétence pour déterminer sa propre compétence et elle ne peut exercer que les pouvoirs transférés par les États membres. Ce sont eux qui sont souverains. D’où la célèbre formule de la Cour constitutionnelle allemande du 12 octobre 1993 à propos du Traité de Maastricht sur l’Union européenne : « les États membres sont les maîtres des traités ».