Changements socio-culturels et formes de sexuation dans la société « coutumière » boni de la Guyane française au tournant du XXe siècle Socio-cultural changes and forms of sexuation in the “customary” Boni society of French Guiana at the turn of the 20th century
L’article propose une étude sur la manière dont les changements sociaux, économiques, politiques, voire culturels intervenus dans les dernières décennies du XXe siècle au sein de la société Boni ont contribué à modifier en profondeur les relations hommes/femmes, en particulier les pratiques et les représentations de la sexualité. À partir d’une méthodologie fondée sur l’enquête ethnographique, l’article tente de mettre en évidence les changements, mais aussi les continuités souterraines qui affectent les rapports sexués.
The article offers a study on how the social, economic, political and even cultural changes that took place in the last decades of the twentieth century within Boni society have contributed to in-depth modification of the relations between men and women, in particular the practices and representations of sexuality. Using a methodology based on ethnographic research, the article attempts to highlight the changes but also the underlying continuities that affect sexual relations.
Introduction
1L’exploitation aurifère (mawdonenge ten) et forestière pratiquée entre 1880 et 1960 a généré l’activité du canotage (kulaboto ten) chez les Businenge (litt. Nègres des bois) de la vallée du Maroni-Lawa (Boni-Aluku, Dyuka, Pamaka) en Guyane française, c’est-à-dire chez les descendants d’esclaves marrons du Surinam du XVIIIe siècle. Elle a entraîné ces sociétés dans un processus de changement matériel (par l’acquisition d’objets provenant du monde colonial de jadis ou de la société de consommation aujourd’hui), de changement socio-économique (avec l’avènement du travail salarié), politique (par l’émergence du pouvoir représentatif à partir de 1969) et culturel (avec le changement des pratiques alimentaires, vestimentaires, capillaires), voire esthétique. Cette exploitation a révélé également une certaine mobilité spatiale des populations riveraines, facteur de recomposition de l’espace villageois et de modification de la perception du territoire coutumier d’hier. L’intégration des éléments du monde colonial a engendré une mutation et un bouleversement des manières de vivre de ces groupes socio-culturels qui avaient construit leur histoire, élaboré leur identité et leur imaginaire autour du marronnage et à partir de ce qui restait dans leur souvenir des traces de l’expérience esclavagiste et des savoirs hérités de leur origine africaine.
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Nous remercions pour leurs remarques et suggestions les 15 Boni (6 hommes et 9 femmes) qui ont relu cet article.
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Traduit littéralement : « histoire dessous les vêtements, histoire de chambre », c’est-à-dire la vie intime.
2Ainsi, parmi les transformations observées, le présent article1 entend examiner la manière dont le « uman nanga man toli » (histoire de la femme et de l’homme), le « koosi ini toli, le kamba toli »2, l’« usage des plaisirs » (Foucault, 1984), la définition de l’appartenance sexuée et les responsabilités assignées à chacun des sexes peuvent constituer une grille de lecture pour témoigner d’une évolution des mœurs dans la société boni de la vallée du Maroni-Lawa, au tournant du XXe siècle. La thématique, au cœur de notre analyse, recouvre des aspects socio-culturels structurés non seulement par l’éducation, mais également par l’histoire des Boni (esclavage, marronnage au XVIIIe siècle, exploitation aurifère durant la fin du XIXe siècle et la première moitié du XXe) ainsi que par les conditions socio-économiques et politiques (comme la municipalisation de l’axe fluvial Maroni-Lawa, l’acquisition de la citoyenneté hollandaise et française au cours des années 1960), voire environnementales (ruralité et urbanité). Elle se situe à la croisée de plusieurs disciplines que sont la psychologie, la sociologie, l’anthropologie et l’histoire. Ce sujet sensible permet, d’une part, de poser la question du rapport entre « le sexe féminin et masculin » et « l’expression de l’intime » dans l’espace public, d’en observer les représentations et les pratiques. D’autre part, en entrant dans l’intimité même de la société boni (rites de passage, fiançailles, mariage, polygamie, viduité, rapport entre homme et femme, institution familiale, parentalité, répartition des rôles au sein du groupe ou du couple…), le sujet est susceptible de nourrir davantage la réflexion relative aux dynamiques de changement social que connaît ce groupe socio-culturel de la Guyane française. Soulignons que l’espace d’un article n’est pas suffisant pour circonscrire un thème aussi vaste et complexe. Ainsi, limiterons-nous notre observation sur les conditions préalables requises pour approcher la question des identités sexuées ; sur les facteurs qui ont engendré les (dis)continuités dans les représentations et les pratiques de la sexualité, à travers des exemples précis ; et enfin sur les tensions que ces mutations ont générées dans la relation homme-femme et dans la famille-groupe, au sein de cette société coutumière boni en transition.
3L’étude s’appuie sur une méthodologie fondée sur une enquête ethnographique auprès des femmes et des hommes de la société boni, mais aussi sur une exploitation des données de la littérature ethnographique de la seconde moitié du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle nous permettant de nous renseigner sur les mœurs de cette société afin d’y observer et analyser les ruptures et les continuités qui affectent les rapports sexués. Elle convoque aussi, en toile de fond, les contributions des chercheurs qui ont travaillé sur genre et sexualité aussi bien dans les Amériques qu’en Europe. Il s’agit, entre autres, de Robert Stoller (1968), de Margaret Mead (2001), de Joan Wallach Scott (1988), de María Lugones (2019) ou encore de Michelle Perrot (2009) et de Françoise Héritier (1996) dont les travaux et réflexions théoriques nous éclairent, dans le cadre de notre objet d’étude, sur l’employabilité ou non du concept de genre ainsi que sur les glissements sémantiques opérés. Elle s’appuie, enfin, sur les travaux de chercheurs qui nous ont précédé comme Jean Hurault (1961 ; 1970a ; 1970b ; 1998), Diane Vernon (1989 ; 1992) ou encore Marie-José Jolivet (2007).
1. Considérations conceptuelle et méthodologique
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Personnage central du groupe, dépositaire des connaissances, des savoirs et des savoir-faire des Anciens.
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Traduction littérale : « travail de femme, travail d’homme ».
4La façon dont s’agencent les relations entre l’homme et la femme dans la société boni (ce qui est aussi valable chez les autres Businenge du Maroni-Lawa) montre que la question de la domination ou de l’égalité entre les deux sexes ne se pose ni ne s’entend de la même manière que dans les sociétés occidentales. L’analyse du témoignage des sabiuman3 et des sabiman (masculin de sabiuman) nous montre qu’il n’existait pas d’asymétrie entre les rôles dévolus à chacun des sexes (uman wooko/manenge wooko)4, en termes d’obligations sociale et rituelle, mais de complémentarité. Jadis, cette répartition ne donnait droit à aucun pouvoir de supériorité d’un sexe sur l’autre. Autrement dit, la distinction sociale entre l’homme et la femme n’était pas synonyme d’inégalité de traitement de l’un au détriment de l’autre sexe. Jusqu’à une époque récente, dans la société boni ou chez les Dyuka et les Pamaka, l’homme n’était pas perçu comme supérieur à la femme, ni inversement du reste. L’un et l’autre jouissaient d’une totale indépendance jalousement défendue (Hurault, 1961, p. 158). Faudrait-il y voir un attachement aux principes hérités de l’histoire du marronnage, quand les ancêtres luttaient pour recouvrer leur statut d’homme libre ? Principes qui contrastent avec les comportements de domination observés durant le passage dans les plantations de la Guyane hollandaise. La femme et l’homme possédaient chacun sa propre maison avec des ustensiles de cuisine, son propre canot, dans leur village respectif. Toutefois, celui ou celle qui manquait à ses obligations familiales et conjugales était vite rappelé à l’ordre dans l’espace public (pendant une réunion publique) comme dans l’espace privé (au sein de la cellule familiale ou conjugale). La distribution des tâches et des responsabilités assignées à l’homme et la femme boni, résultat d’une construction (bien évidemment) sociale et historique, ne s’est pas élaborée au détriment de l’un ou de l’autre sexe, mais autour d’un certain équilibre, au regard des conditions de vie qu’imposait leur nouvel environnement.
5Notons toutefois que la question se pose de manière différente aujourd’hui avec l’arrivée, au sein de l’ancien mode de vie des Boni, d’éléments extérieurs à leur société. Ces mutations engendrent (non sans heurts) un remodelage et une redéfinition, à la fois des fonctions respectives assignées jusque-là à l’homme et à la femme au sein du couple, de la famille et du groupe, mais aussi de la manière des Boni de penser la relation homme-femme et de dire la sexualité. On soulignera le rôle joué par l’urbanisation, l’exode rural ; le niveau d’instruction de la femme et de l’homme, l’itinéraire de chacun ; le milieu social dans lequel il ou elle évolue ; la christianisation des mœurs et l’impact des médias numériques.
6Dans cette société boni, l’individu est déterminé selon un ensemble de critères. Parmi les critères relevés, nous n’en retiendrons ici que quatre. D’abord, par rapport au sexe biologique reconnu au moment de naissance (n° 1). On est une femme si on possède un vagin, un cycle menstruel allant des premières règles jusqu’à la ménopause et du fait aussi que l’on donne la vie. On est un homme si on dispose d’un pénis. L’incomplétude constitutive des deux sexes fait qu’il n’y a pas de descendance possible sans une rencontre des deux. En conséquence, cette incomplétude met la femme et l’homme, selon le témoignage des sabiuman et des sabiman, sous une forme de dialogue constant et les oblige à être complémentaires, dans une logique de don contre-don, au risque de périr.
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Géraldine Renault, conversion, Saint-Laurent-du-Maroni, 04/04/17.
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Louis Topo (sabiman-obiaman boni), Loka, 12 mars 2012.
7Les Boni appliquent cette distinction de sexe (mâle et femelle) à la faune et à la flore de leur environnement ainsi qu’aux divinités qui régissent leur monde. Au critère biologique, ils adjoignent une dimension physiologique (n° 2). À ces deux critères, s’ajoutent (n° 3) les codes de comportements sociaux, sexuels et affectifs qui leur sont assignés respectivement. Citons parmi les codes sociaux, le port du vêtement coutumier d’usage jusqu’aux années 1980, moment de la démocratisation de l’habit européen. Ainsi, la femme a porté une feuille de palmier tressée ou de bananier autour des reins, depuis le marronnage jusqu’aux années 1880. Elle l’a alors abandonnée au profit du pagne (pangi) puis, progressivement, au profit du vêtement européen. De son côté, l’homme avait recours à l’écorce de bois pour cacher son sexe, puis à un morceau de tissu (kamisa) qui passait entre ses jambes avant de s’approprier définitivement le vêtement européen. (n° 4) Un individu pouvait perdre l’identité de son sexe biologique de naissance s’il n’adoptait pas les codes qui y étaient associés. Ainsi, une femme d’allure masculine est qualifiée, de façon péjorative, par l’expression « manenge uman sondee taka » (un homme-femme sans testicules : une hommasse). Pour un homme qui a une allure féminine, des périphrases qui sont également dépréciatives sont utilisées pour le désigner : « gelisi uman, du enke uman » (cesse de faire les choses comme une femme). Par rapport à d’autres sociétés, une autre distinction s’opère au niveau du sexe biologique d’une personne. Chez les Boni interfère, dans l’identité sexuelle d’une personne, le système des croyances : croyance en la réincarnation (nenseki), croyance en la présence et au pouvoir de l’âme (akaa/yeye) et en la « divinité du lieu d’où l’enfant vient » (bun gadu) qui sont autant d’éléments de foi susceptibles5 de déterminer, selon les obiaman6 une orientation sexuelle (aspect sur lequel nous reviendrons ultérieurement).
8L’écriture de cet article s’appuie d’une part, sur notre propre expérience en tant que descendant de Marron et sur une longue enquête ethnographique que nous avons effectuée dans le cadre de notre thèse de doctorat (Moomou, 2009). Le travail a été poursuivi en vue de la rédaction du présent article. Cette enquête consistait à interroger des femmes et des hommes sur la question du genre. Pour obtenir des informations relatives à notre sujet, nous avons d’abord adopté la méthode de l’entretien semi-directif, en posant à nos interlocutrices et à nos interlocuteurs des questions ouvertes en les laissant parler librement, de manière à ne pas les interrompre. À titre d’exemple, on retiendra les interrogations suivantes : « Madame un tel, parlez-nous du rapport entre l’homme et femme depuis votre adolescence jusqu’à aujourd’hui ? », « Pouvez-vous nous raconter votre vie ? ». Les mêmes questions ont également été posées à l’homme. La méthode de l’observation directe et indirecte sur le terrain ainsi que l’observation participante et multiple ont aussi été sollicitées. L’objectif était de mieux appréhender les dires des personnes questionnées. Ainsi, une centaine de personnes ont été interrogées. Nous avons pris en compte les classes d’âges, compris entre les plus de 18 ans et les plus de soixante-ans, de manière à donner une représentation de leur expérience de vie. Ont été pris en compte également les espaces (villages et villes) où se sont déroulés nos entretiens, les circonstances au cours desquelles se sont effectuées nos observations (fêtes coutumières, fêtes patronales dans les communes du fleuve Maroni-Lawa, lessive au bord du fleuve, activités agricoles, nettoyage des lieux de culte par des femmes, parties de chasse et de pêche entre hommes, situations conflictuelles dans les couples et les familles, etc.). Autant d’éléments susceptibles de nous renseigner sur la nature des réponses données. Intervenant en tant que chercheur (et non pas en tant qu’homme qui porte un regard sur la femme), nous avons dans cet article condensé le point de vue des femmes et des hommes dans la considération de nos analyses.
9Nous aurions pu faire une étude en nous fondant uniquement sur le point de vue des hommes sur la femme ou sur celui des femmes sur l’homme. Nous avons choisi plutôt de centrer notre analyse sur les deux protagonistes, de manière à avoir une lecture la plus complète possible sur l’évolution des mœurs à l’intérieur de la société boni, d’une part. D’autre part, nous avons sollicité les littératures ethnographiques de la seconde moitié du XIXe siècle (Crevaux, 1877 ; Brunetti, 1886 ; Coudreau, 1893) et de la première moitié du XXe siècle (Tripot, 1910). Cette lecture nous renseigne sur les mœurs des Boni et nous permet d’en observer les ruptures et les continuités. L’étude s’appuie, enfin, sur l’apport des travaux et réflexions des auteurs qui nous ont précédé. Parmi eux, l’ingénieur-géographe Jean Hurault, dans ses contributions (Hurault 1961, p. 121-158 ; Hurault, 1970a et 1970b), a traité des rapports entre l’homme et la femme dans la société boni des années 1950 et 1960. Il en va de même des anthropologues, comme Diane Vernon (1992) sur la répartition des rôles entre l’homme et la femme en société dyuka, de Marie-José Jolivet (2007) sur la question du genre chez les Dyuka, à travers la polygamie. A l’instar des Arts des Marrons (Price, 2005, p. 31-49), le couple Price (Richard et Sally) ont traité, dans leurs multiples travaux, cette question du genre, chez les Saamaka, des exemples de femmes marronnes (Kaala et Panza) aux côtés des hommes saamaka durant le marronnage (Price, 1994, p. 119-123 et p. 211-218). Il en est de même du couple Thoden van Velzen et W. van Wetering (Thoden et Wetering, 1982 ; 2004). Divers aspects ont été étudiés par ces chercheurs : la répartition des rôles entre l’homme et la femme au sein du groupe, la polygamie, le mariage, le divorce, l’éducation des filles et celle des garçons, la parenté, etc. Toutefois, notre étude ne consiste pas à faire un compte rendu critique des travaux de tous ces chercheurs, ni de commenter ce qu’ils ont écrit, pour ensuite parler de notre propre analyse. En convoquant des données à la fois anthropologiques et sociologiques, l’article a pour objectif de poursuivre leur réflexion en mobilisant à la fois les écrits ainsi que les sources orales pour analyser, dans une perspective historique, un aspect qui a été malgré tout peu approché, à savoir la construction des identités sexuées, la question de l’intimité et les changements opérés au cours du temps.
10Nous nous intéressons à la question de la construction des identités sexuées au sein de ce groupe, dans la mesure où nous avons noté, à travers les témoignages des sabiuman et sabiman, en comparaison avec la jeune génération, qu’un remodelage s’est opéré dans le rapport homme-femme ainsi que dans la nature de l’expression du « plaisir charnel ». Cette mutation a été perceptible dès les années 1960 et 1970. En effet, à partir de cette époque, les transformations de la société boni ont semblé s’accompagner d’un nouveau regard porté sur leur sexualité, mais aussi sur les rapports homme-femme, dans la relation conjugale, dans la répartition et dans la complémentarité des rôles qui prévalaient jadis, par exemple. Une transformation qu’il faudrait mettre en parallèle avec ce qui s’est passé au niveau de l’émancipation de la femme, en France et dans le monde. Autrement dit, la déstabilisation des certitudes s’y est opérée au cours des années 1920 et 1930 et s’est concrétisée durant les années 1960. Cette mutation qui a eu lieu en France hexagonale s’est diffusée dans le département de la Guyane française. Cela eut lieu sur le littoral guyanais et dans la vallée du Maroni-Lawa, par le biais du contact soutenu entre les habitants des villes du littoral guyanais et surinamien (Créoles) et les Boni des villages, influencés par cette pensée. Le rapport au désir, la recherche du plaisir et les pratiques sexuelles ont connu une évolution importante, durant la seconde moitié du XXe siècle. On a assisté à la libération de la parole autour de la sexualité et à l’émergence d’une certaine exhibition de soi, ce qui n’a pas été sans conséquence dans le mode de vie et de penser de cette société coutumière en transition.
11Comment percer les mystères et les idées reçues qui entourent la sexualité de nos aînés ? Comment pensaient-ils l’amour, la sexualité, la conjugalité et la parentalité ? Comment concevaient-ils les rapports liés au sexe ? Comment faisaient-ils l’amour ? Faisaient-ils des câlins ? S’embrassaient-ils ? En lien avec la pudeur dans laquelle ils étaient élevés, y avait-il une inhibition de la femme comme de l’homme pendant l’acte sexuel ? Autant de questions que la génération d’âge moyen (entre trente et quarante ans) se pose quant aux pratiques sexuelles des générations précédentes, sans pour autant aller les leur poser directement. Y a-t-il continuité ou transformation entre la sexualité des aînés, des rapports homme-femme des trente-quarante ans et des jeunes générations ? Si modification il y a, à partir de quand s’est-elle opérée ? Évoquer oralement la sexualité ou les relations homme-femme est plus aisé que d’accomplir sa mise en écriture, car il s’agit d’un sujet très sensible où sont abordés les secrets de famille, la vie privée des femmes et des hommes qui ont une moyenne de soixante-dix ans et qui ne veulent pas forcément dévoiler leur intimité. À ce propos, certains nous ont demandé : pourquoi allons-nous dokoo (fouiner/creuser) dans leur vie privée ? Quelles sont nos motivations ? Des interrogations légitimes auxquelles nous avons dû répondre pour établir la confiance. Les questions que nous leur posons les embarrassent, autant que nous-même, puisque le sujet renvoie à la pudeur. Notre attitude doit découler du respect que nous leur devons.
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« Ami (e), laisse-moi avec tes paroles ! ».
12Dans cette société, on n’abordait pas la sexualité ni les rapports entre l’homme et la femme devant les parents ni devant les beaux-parents et il est rare d’entendre parler de sexe entre les Boni nés avant les années 1960/1970. Ce comportement diffère de celui des générations nées à partir des années 1970 et des jeunes générations. Pour ces dernières, la sexualité est devenue un sujet de conversation presque banal. S’il arrive que les adultes en parlent entre eux, ils se taisent dès qu’ils se retrouvent face à une personne du sexe opposé ou face à une personne extérieure à leur famille, à leur clan, à leur groupe. Ils se taisent aussi face à un adolescent, à un enfant, estimant que les enfants découvriront les secrets de la sexualité à l’âge adulte en faisant leurs propres expériences. Soulignons le fait que les parents des sabiuman et sabiman que nous interrogeons évoquaient rarement leur vie sentimentale et sexuelle devant leurs enfants ou uniquement pour les rappeler à l’ordre lorsque certains avaient un comportement vulgaire, voire déviant, mais ils refermaient aussitôt la parenthèse. Notre questionnement a d’abord rencontré une certaine méfiance de la part des sabiman et sabiuman, puis a généré une certaine forme de satisfaction puisque nous nous intéressions à eux, et surtout à la connaissance qu’ils avaient du « plaisir charnel », à la vision qu’ils avaient de l’amour, de la sexualité, des rapports homme-homme ; autant de sujet sur lesquels ils n’avaient pas l’habitude de s’exprimer. En leur posant ces questions, ils ont répondu le plus souvent par des phrases, accompagnées de fous rires, telles que : « mati/bia, fika mi ye anga u taki ! »7. Cette attitude augurait un échange possible et riche en anecdotes.
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Homme qui saignait l’arbre balata (arbre de la famille des sapotaceae, originaire de l’Amérique tropicale, plateau des Guyanes) pour en tirer le latex.
13Pour contourner les obstacles, pendant des entretiens, nous avons emprunté plusieurs voies. Cela permit, sans que les sabiman et sabiuman ne s’en rendent compte, de nous plonger dans leur vie intime. Notre première stratégie a été de passer par la question de la polygamie et de son rôle dans la société boni d’avant les années 1960. La polygamie touchait alors la fierté des hommes boni. Cela consistait, d’une certaine manière, à la prise en charge matérielle des femmes, par exemple par un homme canotier, balatatiste8 ou magasinier, qu’il soit déjà lié à une autre femme ou non. Elles jouissaient ainsi d’une certaine liberté, puisque l’homme n’était pas constamment présent au domicile.
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Respectivement : matin/midi/après le dîner ou soir/nuit.
14En les laissant librement raconter ainsi leur histoire, les femmes comme les hommes, contemporains de l’époque que nous étudions, nous ont laissé accéder à une partie intime de leur vie. Profitant de cette opportunité, nous les avons amenés progressivement à nous parler des relations entre l’homme et la femme, mais aussi de la place de chacun d’eux dans la société. Il était également question des obligations de l’homme envers ses beaux-parents et sa femme, puis inversement. Les obligations concernaient aussi la question de l’éducation des garçons, des filles comme « ferment des personnalités » (Mead, 2001) ainsi que de leur place dans la société. Autant de sujet qui diffèrent sensiblement de ce que nous observons de nos jours. Nous nous sommes intéressé à la manière dont les couples se sont formés : à quel moment de la journée (maman ten/mindi dey/baka dina/neti)9, à quel endroit (abattis, bord ou milieu de la rivière), dans quel contexte (fêtes coutumières, entraide). Citons un élément qui permettait une rencontre entre jeunes adultes, à savoir : des jeux terriens (kukukuulu : « jeu de cache-cache ») et aquatiques (yampa). Insistons sur ce dernier point. Contrairement à ce qui se produit de nos jours, les jeux aquatiques étaient très développés chez les Boni jusqu’au début des années 1990. Le jeu yampa a été introduit dans les années 1950 en pays boni par l’école hollandaise. Le récit relaté avant le jeu renvoie aux couleurs du drapeau hollandais, à la famille royale (Orange de Nassau) et au poisson qu’elle consomme, la morue (bakiyawn). Le yampa est un jeu aquatique très dynamique qui offre une double possibilité aux garçons de se rapprocher des filles ou inversement, et de prendre rendez-vous. N’ayant pas l’occasion de se rapprocher d’elles dans le village à cause de la surveillance des parents, certains jeunes adultes garçons profitent de cette occasion pour disparaître derrière les pirogues stationnées au débarcadère avec les filles pour réapparaître quelques minutes plus tard. Il existe un ancêtre de ce jeu, le faa. Il se jouait le plus souvent avec deux, voire davantage de participants. Le faa était moins dynamique que le yampa, mais il fallait tout de même être un bon nageur pour ne pas se laisser attraper avant d’avoir atteint le lieu de repos.
15Nous nous sommes également intéressé à leurs jeux de séduction (poolo gi uman/poolo gi man), à leur manière de se comporter en société. Quelle stratégie de conquête mettaient-ils en place pour s’approcher mutuellement ? Comment la femme ou l’homme réagissaient-ils en cas de refus ? Enfin, nous nous sommes intéressé à l’arrivée du premier enfant, à son lieu de naissance, au choix de son nom, ainsi qu’aux rituels qui accompagnaient la naissance.
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Pour les garçons, la cérémonie s’appelle le tey kamisa/gi kamisa (don du kamisa). Contrairement à celui des femmes, ce rite a complètement disparu chez les Boni. Toutefois, même si le rite de passage ne se pratique plus, les hommes ont néanmoins un kimisa qu’ils peuvent porter lors des grandes occasions.
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« Prendre soin de son corps pour se sentir bien ».
- Note de bas de page 12 :
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« I no man de bun, na leti enke na yu nian nian ».
16La deuxième stratégie que nous avons retenue a été le recours à deux objets de culte que l’homme et la femme boni utilisent. Même si nous connaissons leur fonction, nous avons préféré laisser les personnes interrogées nous en dévoiler elles-mêmes l’usage, car parler de ces deux objets revient au final à discourir sur la sexualité et sur les rapports homme-femme. Il s’agit du bokekete/kelinki (bouilloire/pot de chambre) et du mannenge-bata (la potion qui te fait homme). La jeune femme reçoit le premier objet à la fin de sa puberté (vers 17 et 18 ans), lors de la cérémonie du « gi pangi/dumbi pangi »10 (don du pagne). À cette étape de sa vie, le cercle des femmes lui apprend ses droits et ses obligations ainsi que ceux des hommes. Elle a droit par exemple aux relations sexuelles, mais discrètes, de manière à ne pas ternir sa réputation avant son mariage. A partir de ce jour-là, jusqu’à sa vieillesse, elle a recours à l’utilisation du bokekete. Elle y dépose plusieurs variétés de feuilles qu’elle laisse infuser dans de l’eau chaude. Puis elle verse le liquide dans un kelinki/doodo (pot de chambre) pour faire sa toilette intime et permettre ainsi une bonne hygiène. Cette préparation, dont les femmes connaissent les vertus, permet d’éviter les infections (mycoses vaginales, maux de ventre, pertes, refroidissements). Elle est très utilisée lors d’un accouchement. Il s’agit d’un rituel incontournable pour la femme boni et businenge en général, des villages mais aussi des villes d’aujourd’hui, pour certaines d’entre elles. Cette bouilloire accompagne la femme partout où elle se rend. Elle permet de « seeka yu seefi fi yu de bun »11 évoque une sabiuman boni. En oubliant de l’emporter lors d’un long ou lointain déplacement, « tu ne peux pas être à l’aise, c’est comme s’il représentait ta nourriture »12 déclarent certaines d’entre elles. Cette décoction présente un autre intérêt, car elle a le pouvoir de rétrécir la partie intime du corps de la femme. Le deuxième objet, mannenge bata (la bouteille qui te rend homme/bouteille de l’homme), appelé aussi pipi bata (la bouteille du pénis) contient une préparation à base de feuilles et de racines mélangées à de l’alcool que l’homme, le plus souvent âgé de cinquante ans, prépare lui-même et boit avant d’entreprendre un acte sexuel. L’objectif de cette potion est de garder le phallus en érection plus durablement. L’impuissance sexuelle étant très mal perçue, l’homme boni peut devenir la risée des femmes qui en parlent entre elles lorsqu’elles font la lessive ou la vaisselle au bord de la rivière. À cause de ce problème, un homme peut rester célibataire toute sa vie.
- Note de bas de page 13 :
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Histoire d’Anansi et de sa femme sa Wenon. Pour de plus amples renseignements, voir (Anelli, 1994).
- Note de bas de page 14 :
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Pour l’étude de l’art timbe chez les Boni, voir (Hurault, 1970a) et (Abonnenc, 1972). Voir aussi (Price, 2005 ; 2015).
17Notre troisième stratégie nous a fait passer par les mato (contes en soirée ou lors des rites funéraires), comme celui de baa Anansi anga sa Wenon toli13, par les symboles de l’art timbe14 (figure géométrique sur un support en bois) qui mettent souvent en scène, de façon ironique ou détournée, la sexualité. En guise d’illustration, le tableau de Sawani Pinas (figure c) représente une scène d’amour.
Figure 1 : Figures représentant le corps sexué
a/b) : Abonnenc, 1971-1972 : 62-63 ; c) Sawanie Pinas, tableau « A pasi fu lobi » (Le chemin de l’amour), 2005.
- Note de bas de page 15 :
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« Kibi du, kumba sa soli » (jeune fille, tu peux te cacher pour faire l’amour, mais ton nombril va te trahir), « san fu kii rawmma nee gi en bee » (ce qui devait tuer la vieille dame l’a mise enceinte), « tapu a wali na ini foo-kuukuu ini » (enfermer un pian dans un poulailler).
- Note de bas de page 16 :
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« I be go na waka esi de » (j’étais en promenade hier soir), « i be go na wan olo » (j’étais dans un « trou »), « i be pasa a pe » (j’étais passé par là), « a baya de be feni mi/a baya de be go na mi » (cet homme-là m’avait eu/cet homme-là était entré en moi).
18Nous avons eu recours aussi à l’interprétation de rêves érotiques, aux odo15 (adages), nango16 (paraboles) et énigmes qui émanent de la dynamique discursive des Boni. Ont été également convoquées les figures de style (périphrase, ellipse, analogie, métaphore, métonymie, euphémisme) et autres expressions. Citons quelques exemples : siibi nanga yu/didon nanga yu (passer la nuit/coucher avec quelqu’un) ; waka-waka napi pour parler d’un coureur de jupon ; faya ede et pania ede pour désigner une femme frivole ; booko kini (plier les genoux en parlant de la femme pour signifier son premier rapport sexuel trois mois après son accouchement) ; luku bee (regarder le ventre c’est-à-dire faire l’amour à sa femme pendant la grossesse). La pratique du luku bee, d’après le récit d’une sabiuman boni, faisait partie des obligations de l’homme boni. Il lui était interdit d’abandonner sa femme durant une grossesse.
- Note de bas de page 17 :
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Il s’agit de chants parodiés exécutés lors des fêtes funéraires, mais aussi lors du jour de l’an. Pour de plus amples renseignements, voir (Anakesa, 2008).
- Note de bas de page 18 :
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Voir (Hurault, 1998).
- Note de bas de page 19 :
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Chef de village.
19La dernière méthode consistait à visiter le répertoire des chansons coutumières (awasa singi, songe singi, mato singi, awawa17), d’hier et d’aujourd’hui. Parmi les thématiques abordées dans ces chants, la pauvreté, la richesse, la souffrance, la joie de vivre, l’échec, la réussite sociale, la vie en société, l’amour, le partage, la sexualité, les relations conjugales sont omniprésents. En guise d’illustration, les documents sonores18 de Jean Hurault entre 1957 et 1965, sources ethnographiques très intéressantes, nous plongent dans l’univers des Boni de cette époque par l’intermédiaire de chanteurs boni, comme papa Eféa, papa Apawlobi, papa Nétoyé et la chanteuse ma-Tikisi. À cette source sonore, nous ajoutons les cassettes audio datant des années 1980 et 1990 dans lesquelles des femmes envoient des messages d’amour à leur mari et inversement ou de kapiten19 d’un village à un autre en vue de régler des conflits fragilisant un couple. Notons qu’il est possible d’accéder aussi à l’intimité de la vie des hommes et des femmes lors des conflits entre prétendants ou entre conjoints, lors de disputes entre rivales lorsqu’elles font la lessive ou la vaisselle au débarcadère (lanpeesi). En effet, à travers les joutes verbales transparaissent des informations relatives aux pratiques sexuelles et des rapports homme-femme. D’autres circonstances favorisent la discussion autour de la sexualité et des rapports homme-femme. Il s’agit par exemple du moment où les femmes épluchent et râpent le manioc pour préparer le couac ; lorsque la récolte du riz ou de l’arachide commence ou bien lorsqu’elles intègrent le munu-osu. Le munu-osu (maison de la lune) est une cabane située loin des espaces cultuels dans laquelle la femme vit pendant la durée des menstruations. Chez les hommes, la discussion est propice lors d’une partie de chasse, de pêche ou encore durant le halage d’un canot, du défrichage d’un champ agricole.
20Afin d’appréhender tous ces éléments, nous avons demandé aux personnes interrogées de s’exprimer librement, en prenant soin de ne pas les interrompre. Quand cela a été nécessaire, nous avons demandé à nos proches de mener leur propre enquête auprès des personnes de leur cellule familiale ou de leurs amis, après leur avoir mentionné les classes d’âges qui nous intéressaient. Nous avons alors confronté et analysé ensemble les résultats obtenus.
2. Dans l’archéologie de la « fabrique » de la relation homme /femme
- Note de bas de page 20 :
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Soulignons qu’à défaut de culotte, la femme adulte portait, en dessous du pagne, un petit kamisa (à ne pas confondre avec celui porté par les hommes) qui faisait office de sous-vêtements. Mais l’usage était rare. Ce petit kamisa était très utilisé lors des menstruations ou suite à l’accouchement.
21Invitées à parcourir leur « égo-histoire » (histoire personnelle, vie maritale, expérience de la polygamie) ou à analyser elles-mêmes certains contes, certains mythes, certains symboles du timbe, adages et énigmes, les personnes interrogées ont abordé le thème qui nous intéresse ici. L’examen de leur dynamique discursive révèle la nature des « violences » conjugales et la manière dont se réglaient les conflits à l’intérieur du couple. Par exemple, la coutume autorisait l’homme trompé à faire usage de la violence physique pour réhabiliter son honneur, lorsqu’un autre homme courtisait sa femme. À l’époque du loweten (marronnage) et jusqu’aux années 1960-1970, un certain nombre d’hommes boni, en l’absence de ciseaux certes, mais surtout pour des raisons esthétiques, portaient différents types de coiffures tressées. Ils se faisaient coiffer par leurs sœurs, cousines ou amies. Les problèmes commençaient quand ils se faisaient coiffer par la femme d’autrui. Assis sur un banc, le visage se trouvant proche de l’espace intime de la femme qui le coiffait, l’homme pouvait ainsi profiter de cette occasion pour la séduire (begi a uman). D’autant plus qu’avant les années 1960-1970, les femmes portaient des pagnes certes, mais pas de sous-vêtements, le plus souvent20. Le conjoint considérait que l’homme coiffé l’avait « toobi » (avait troublé sa vie). L’incriminé pouvait ainsi recevoir une correction sévère de la part du conjoint ou du frère de ce dernier. Il pouvait subir la correction ou choisir de s’échapper, mais il pouvait aussi riposter s’il avait été accusé à tort. On comprend maintenant pourquoi les mères recommandaient à leurs filles adolescentes ou adultes de faire attention au statut des hommes qu’elles coiffaient. Une femme dont le mari était courtisé avait également le droit d’infliger une correction physique à la prétendante, sans pour autant verser son sang ou proférer des paroles acerbes à son encontre. Si cette dernière était fautive, elle ne réagissait pas. Dans le cas contraire, les bagarres éclataient et des insultes étaient proférées.
- Note de bas de page 21 :
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Ce terme provient probablement d’une déformation de l’expression « violer une femme » en néerlandais, « wrouw schenden ».
- Note de bas de page 22 :
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L’adultère est interdit à la femme, mais toléré chez l’homme.
- Note de bas de page 23 :
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Plat à vanner, banc, peigne, mortier, table, pagaie, planche à laver, battoir à linge, spatule.
- Note de bas de page 24 :
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Bruno Apouyou, entretien par téléphone, Paris, 08/09/12.
22Les différents récits mettent également en évidence le fuusuku uman21/ suwa anga uman (la lutte avec la femme, c’est-à-dire le viol), les du ogi na man osu » (adultères)22, les fii a uman (attouchements) et leurs conséquences. Des accompagnements psychologiques existaient pour aider la femme qui avait subi des exactions et des punitions sévères étaient prononcées à l’encontre de l’incriminé. Les récits révèlent aussi les stratégies adoptées par la femme ou l’homme pour se rencontrer, comme le recours à des adages, à des chansonnettes dont les paroles détournaient l’attention des personnes susceptibles de les comprendre. Des femmes avaient recours à un ensemble de codes pour donner rendez-vous à un homme : la forme du nœud donné au torchon qui couvrait le repas qu’elle envoyait à un homme, par exemple. La femme qui n’éprouvait plus de désir pour son conjoint, et qui avait du mal à le lui avouer, pouvait utiliser un code de communication : disposition particulière de la cuillère sur la table ; lui servir de l’eau tiède à la place d’eau fraîche à boire, etc. Ayant reçu l’instruction par l’intermédiaire de ses oncles maternels ou de son père éventuellement, durant son adolescence, l’homme était capable d’interpréter ces signes. Un homme qui désirait une femme lui offrait un objet artisanal (tee, bangi, kankan, mata, tafa, pali, guluma, koja, paytiki…)23 sur lequel il avait inscrit un message d’amour. Dans le cas de l’officialisation d’une relation, il existait un contrat de mariage24 qui consistait à échanger un bien précieux, entre l’homme et la femme. Ce bien pouvait être un hamac, un pagne brodé, un kamisa brodé, un bijou, etc. En cas de rupture, l’un devait absolument remettre ce bien à l’autre ou à un membre de la famille qui pouvait l’accepter ou le refuser. La séparation ne pouvait pas avoir lieu si un des conjoints refusait de reprendre l’objet témoin de l’engagement.
23Ce contrat symbolique engageait l’homme à bien s’occuper de sa femme, à la protéger, à la nourrir, à bien s’occuper des enfants (même s’ils n’étaient pas les siens), à construire une maison à sa femme dans le village de celle-ci, à lui couper un abattis, à lui offrir un canot à pagaie, à respecter ses beaux-parents et sa famille d’accueil qu’il devait considérer comme sienne, à porter le deuil en cas de décès. Il devait aider ses beaux-parents dans les activités agricoles. Ce contrat l’engageait aussi à ne pas battre sa femme et à ne pas la faire souffrir. S’il ne voulait plus d’elle, il devait la ramener à son village d’origine. De son côté, la femme devait s’occuper de son mari, lui préparer à manger, avoir un comportement respectueux à son égard et lui être fidèle, s’occuper des enfants, respecter ses beaux-parents, les aider dans les travaux agricoles. En cas de décès de son mari, elle devait porter le deuil. Malgré ces règles strictes, on note une certaine « liberté » dans le couple où ni l’homme ni la femme boni ne devaient se sentir prisonniers l’un de l’autre (Hurault, 1961, p. 149-150). L’homme ou la femme pouvaient rompre le mariage sans autorisation. Toutefois, dans la réalité, l’homme comme la femme étaient rappelés à l’ordre par la famille, en cas de manquement aux obligations. Le couple était considéré comme un enjeu entre deux familles qui s’étaient liées par alliance ; la forme de « privatisation » qu’on observe depuis les années 1990 n’existait pas et le consentement des parents pouvait prendre le pas sur les désirs du couple. La « confiscation » du couple par les deux conjoints n’était alors pas tolérée. Selon les sabiuman et les sabiman des années 1960, le bonheur comme le malheur devaient être partagés entre les trois composantes (les deux familles et le couple), car les deux familles voulaient contrôler la situation et protéger celui ou celle qui appartenait à sa lignée.
- Note de bas de page 25 :
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Expression signifiant « donner à la jeune fille le statut de femme ».
- Note de bas de page 26 :
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« Il m’a cherchée, il m’a demandé la main, il m’a eue, il m’a laissée » (Méli, 2008).
24De leurs témoignages ressort également l’importance de la virginité de la femme avant le mariage ; une condition primordiale que l’on retrouve dans d’autres sociétés, notamment en Afrique de l’Ouest ou dans les sociétés des religions du Livre. Au sein de cette société matrilinéaire, à tendance patriarcale polygamique, jusqu’aux années 1980 environ, la femme boni devait être vierge avant de se mettre en ménage avec un homme. Perdre sa virginité avant le mariage constituait un déshonneur aussi bien pour la femme que pour sa mère ou sa famille. Cela était considéré comme un manque d’éducation et prouvait que la femme n’avait pas réussi à contenir ses pulsions. Cette perte de virginité démontrait l’absence d’estime pour elle-même, l’absence de respect pour son corps, pour son ancêtre réincarné en elle, pour son âme et pour son bun gadu. L’homme fautif devait payer le prix de cette virginité en offrant à la jeune femme un objet de valeur (tissu, bijou ou objet usuel : chaîne en or, marmite ou assiette). Cependant, il n’était pas question de lui donner de l’argent. Elle devait le refuser, par crainte d’être perçue comme une « wey uman/lampuweli » (prostituée). Soulignons que la jeune femme déflorée (gaansama en)25 devait dénoncer, auprès de sa tante ou éventuellement auprès de sa mère et de ses oncles maternels, l’homme responsable de l’acte qui n’en aurait pas assumé les conséquences et ne se serait pas mis en ménage avec elle. Les hommes de la famille n’hésitaient pas à donner une correction publique au malhonnête. Il s’agissait d’épargner à la jeune femme la souffrance psychologique, la honte, et il s’agissait de la faire sortir de la logique du : « […] suku mi, [du] begi mi, [du] feni mi, [et du], fika mi […] »26. Depuis l’émancipation progressive de la femme et la libération au niveau de sa sexualité au cours des années 1970, qui restait tout de même timide à cette époque, ce culte de la virginité a complètement disparu, sauf parmi des familles boni, dyuka, pamaka converties au christianisme, dans la branche des « mouvements alternatifs » surtout, depuis les années 1990. De plus, une fois les filles parties poursuivre leurs études hors de l’espace de vie des parents (village/ville), la question ne se pose plus pour la plupart d’entre elles.
- Note de bas de page 27 :
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Il s’agit d’une femme porte-parole du cercle féminin.
25D’autres comportements apparaissent dans les témoignages. Il s’agit du plaisir solitaire de l’homme ou de la femme boni et de l’homosexualité. Le plaisir solitaire existe, même si personne n’ose en parler. Les expressions naki gitali (jouer de la guitare) pour parler de la masturbation féminine et naki tetey (tirer ou battre la corde) pour l’homme attestent l’existence de cette pratique. Concernant l’homosexualité, selon les personnes interrogées, il semble impensable d’imaginer un homme boni s’adonner à cette pratique qu’ils qualifient de molusu sani (chose impropre), de vice, de pratique contraire aux normes sociales établies par les ancêtres marrons qui valorisent le culte de l’homme fort, habile, agile, excellent guerrier qui domestique ses peurs, ses émotions : manenge nee kee (un homme ne pleure pas). Si un homme ou une femme s’adonne à cette sexualité, les anciens la justifient par une explication d’ordre religieux. Il s’agit d’une pratique qui proviendrait, selon eux, de l’âme, du bun gadu de l’individu en question ou de son nenseki (Vernon, 1992, p. 27-31). Considérant ces différentes entités capables de nuire, voire de pervertir la sexualité d’un homme ou d’une femme, de les empêcher de procréer, de les maintenir dans le célibat, il faut prier pour eux. Il s’agit par exemple, d’exécuter le rite de séparation (paati nenseki/paati bun gadu) et de l’élévation du nom (opo nen) pour que la personne retrouve une sexualité conforme aux normes sociales établies par le groupe. L’objectif de ces rites est d’effacer l’écart qui peut exister entre le sexe biologique de naissance et le sentiment d’être un garçon ou une fille. D’un autre côté, les Boni des années d’avant 1960, comme une partie de ceux d’aujourd’hui, attribuent cette sexualité aux mœurs des habitants de la ville. Si des hommes ou des femmes boni la pratiquent, c’est qu’ils l’ont importée de la ville. Ils justifient cette origine en prenant comme argument le lexique, par exemple. La sodomie est désignée par les Boni, bulu (du néerlandais boer). Le pratiquant est appelé bulel (du néerlandais, boerer) ou buluman. Le rapport sexuel entre femmes est appelé giiti. Ce terme vient du néerlandais glijden et signifie « glisser », dans le sens de rapprochement de sexes féminins. Du côté français, les Boni parlent de makumé (ma commère), selon un lexique provenant des orpailleurs créoles du Maroni-Lawa utilisé au début du XXe siècle. Un certain nombre de sabiman-kapiten et sabiuman-basia27 boni évoquent d’ailleurs l’existence de deux orpailleurs qui vivaient en couple en aval du village de Wacapou durant les années 1960 et 1970. Un boni soupçonné d’une telle relation pouvait subir un traitement humiliant. Si un parent surprenait des enfants de même sexe de moins de 10 ans en train d’accomplir cet acte, il pouvait penser qu’il s’agissait d’une découverte des corps, et que ce jeu cesserait à l’adolescence. Un homme un peu efféminé, dont la façon d’être et d’exécuter une tâche domestique rappelait le comportement féminin, était vite rappelé à l’ordre par les autres hommes. Ces derniers n’hésitant pas à lui dire : « kaba fu du enke uman/kaba fu gelisi uman » (cesse de faire les choses comme une femme/cesse d’imiter la femme). Toutefois, cette réprimande ne prouve pas que l’homosexualité n’ait jamais existé dans la société boni. Il suffit de prêter attention au lexique, aux expressions auxquelles les sabiman et les sabiuman font appel, pour parler de cette pratique sexuelle. Il en est de même de l’attitude adoptée par les Boni pour rabaisser un homme à l’apparence ou aux manières efféminées. Cela permet de rendre compte que cette pratique existait, et ce malgré le déni apparent du fait homosexuel. C’est ce que corrobore la démonstration faite par Bronislaw Malinowski (1989) et Charles Gueboguo (2006), notamment concernant des civilisations où les cultures condamnent pareillement ces faits. Comme dans la plupart des sociétés coutumières organisées et structurées, le travail des hommes (manenge-wooko) se différenciait de celui des femmes (uman-wooko).
- Note de bas de page 28 :
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Ce comportement était courant lorsqu’une femme décidait de quitter son époux.
- Note de bas de page 29 :
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Traduction littérale : « travail de femme, travail d’homme ».
- Note de bas de page 30 :
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À titre d’exemple, entre 1950 et 1990, nous pouvons citer des femmes âgées de 45 à 60 ans comme ma-Mamaya (durant les années 1950). Durant les années 1970 et 1990, on signalera ma-Kukulu (Mangoto), ma-Tantan (ou ma-Buï : village Loka), ma-Noya, ma-Millie, ma-Akowman du clan kawina (Papaïchton), ma-Amaye du village d’Assici (djunenge). Elles allaient même à la chasse ou utilisaient leur fusil quand elles allaient dans leur jardin agricole (abattis). Certaines d’entre elles se servaient même d’arcs et de flèches pour la pêche et pour la chasse aussi (iguane, perdrix, etc.).
26Ainsi, la répartition des tâches et des activités n’échappait pas à la société boni. Cette distribution des responsabilités s’explique par l’histoire de l’esclavage (attribution sexuée des activités dans les plantations du XVIIIe siècle), du marronnage (homme au combat, femme qui protège les enfants durant la fuite) ainsi que par leur nouvel espace d’expérience que sont le fleuve et la forêt. Un homme qui faisait le travail domestique de sa femme, au lieu de vaquer à des tâches considérées masculines, était traité de gobisa28. Ce qui ne signifiait pas qu’un homme ne pouvait pas aider sa femme, et inversement. Toutefois, à travers l’analyse du témoignage des sabiuman et des sabiman, il n’y avait pas, dans la conception boni et des autres businenge, d’asymétrie dans le rôle dévolu à chacun des sexes (uman wooko/manenge wooko)29, comme on peut l’observer dans le discours de certains, de nos jours, mais il y avait une complémentarité. Cette répartition ne donnait cependant droit à aucun pouvoir de supériorité d’un sexe sur l’autre. Autrement dit, la distinction sociale (masculin et féminin) n’est pas synonyme d’inégalité de traitement de l’un au détriment de l’autre sexe. A titre d’exemple, même si le fusil était réservé à l’homme, des femmes30 en possédaient également. Il était soit offert par leur mari, soit elles l’achetaient par leurs propres moyens. Ainsi, jusqu’à une époque récente, dans la société boni, comme c’est aussi le cas chez les Dyuka et les Pamaka, l’homme n’était pas perçu comme supérieur à la femme, et inversement. L’un et l’autre jouissaient d’une totale indépendance jalousement défendue (Hurault, 1961, p. 158). La femme, comme l’homme, avait, chacun dans son village respectif sa propre maison, ses propres ustensiles de cuisine, sa nourriture, son canot. Toutefois, gare à celui ou celle qui manquerait à ses obligations familiale et conjugale. Il ou elle était vite rappelé (e) à l’ordre dans l’espace public (réunion publique) comme dans la sphère privée (cellule familiale, conjugale).
27Nonobstant, jadis comme encore de nos jours, la société boni ne voit pas d’un bon œil un homme s’adonnant à la broderie, et une femme exécutant par exemple le timbe. L’homme aux attitudes jugées féminines les refoulait, sous peine d’être pointé du doigt. De même qu’il existait une « culture masculine », il y avait aussi une « culture féminine ». Comme nous l’avons déjà évoqué, une femme aux postures masculines était qualifiée de manenge-uman sandee taka (femme sans testicules) parce qu’elle apparaissait, aux yeux des deux sexes, comme celle qui refusait son identité liée à son sexe biologique de naissance. Il en va de même pour un homme qui adopte des attitudes jugées féminines par les deux sexes. C’est par exemple un homme qui urine en adoptant la posture accroupie (tsotsootso) au lieu d’être debout. Soulignons toutefois que le regard des deux sexes à propos d’une personne androgyne n’était pas un sujet de moquerie, comme on peut le voir de temps en temps de nos jours. Ce qui ne signifie pas qu’il n’y en avait pas jadis. Mais l’androgynie était le plus souvent perçue comme quelque chose qui émanait de Dieu : « na gadu meki en so » (Dieu l’avait fait ainsi) disent avec sagesse les Anciens. Au cours des années 2000, deux expressions nouvelles ont fait leur entrée chez les Boni, mais aussi chez les Dyuka et les Pamaka. Il s’agit de uman toobi manenge (une femme qui récupère la femme d’un homme) et de manenge toobi uman (un homme qui récupère le mari d’une femme). Des expressions qu’illustrent deux faits divers qui ont défrayé la chronique : l’un dans la vallée du Maroni, l’autre sur le littoral. Notons cependant que ces qualificatifs et ces expressions ne vont pas jusqu’à exclure l’individu ni à le déconsidérer. C’est à lui d’assumer son comportement, malgré les regards parfois négatifs portés sur lui. D’autres pratiques étaient également proscrites selon les obiman et obiauman. Il s’agit, entre autres, de la fellation et du cunnilingus. Leur proscription s’explique en partie par le fait que la plupart des hommes et des femmes pratiquaient le culte de possession (très bien décrit par Jean Hurault dans ses travaux) et prenaient le bain de l’invulnérabilité (manenge-obia). Certains communiaient en buvant le sweli (boisson de la divinité tutrice du groupe). Certains exercices sexuels étaient considérés comme antinomiques quant au principe du sacré, capable d’affaiblir l’esprit (obia) de la femme ou de l’homme. D’ailleurs, lors de la prise de certains bains de rituels ou lors de certaines cérémonies, les relations sexuelles étaient interdites pendant la durée du rite. De nos jours, ce principe est de moins en moins respecté et tend à disparaître.
3. Du non-dit au dévoilement de l’intimité dans l’espace public : des facteurs multiples
28La sexualité était, avant les années 1960 et 1970, un sujet délicat, voire « tabou ». Les discussions quotidiennes s’articulaient autour des travaux agricoles et du rendement, des activités artisanales, des exploits des chasseurs ou des pêcheurs. Les sujets de prédilection touchaient aussi à la sorcellerie, à la jalousie, à la gestion du partage des héritages, à la dévolution du pouvoir coutumier, le savoir-vivre et savoir-faire en société, aux conflits entre famille, aux différends entre clans et à la manière de les régler pour garantir la concorde. Arrivaient en dernière position l’obsession de trouver un emploi salarié dans l’administration, en raison de la fin de l’activité aurifère et du canotage et les préoccupations politiques, liées à la municipalisation du territoire (1969).
- Note de bas de page 31 :
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Traduction respective : « baiser une femme ou un homme, prendre une femme ou un homme, coudre une femme, vagin, pénis… ». Notons que la plupart des jeunes aujourd’hui utilisent ces mots plus facilement que les adultes. On assiste à une certaine « banalisation » de ces termes et des pratiques sexuelles par les jeunes actuellement.
- Note de bas de page 32 :
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Traduction respective : « dormir avec …, je suis entré chez elle, ma partie mâle, ma partie féminine, ma chose, mon bas… ». Ces mots ou expressions sont le vocabulaire qu’utilisent les adultes pour ne pas paraître irrespectueux.
29Les sabiuman et les sabiman d’aujourd’hui racontent que les Anciens ne parlaient de sexualité que très rarement. Quand ils y faisaient référence, ils s’exprimaient avec pudeur et sobriété. Une attitude qui contraste avec celle de la jeune génération. Le champ lexical de la sexualité était évacué de l’espace public. Ce qui ne signifie pas qu’ils n’en parlaient pas dans la sphère privée, entre hommes ou entre femmes, et rarement entre sexes opposés. En effet, dans l’espace public, les Anciens dialoguaient entre eux par rébus ou adages pour ne pas choquer les sensibilités et paraître trop vulgaires ; une attitude que nous observons encore de nos jours chez certaines personnes âgées des villages. À titre d’exemple, dans leur dynamique discursive, les mots (soki, teki, nay, bombo, pipi…)31 considérés comme vulgaires, sont bannis au profit d’expressions ou de termes difficilement perceptibles par les enfants ou par les adolescents. Par le biais d’expressions32 comme siibi anga, go neen, man peesi, uman peesi, takuu peesi, mi sani, mi ondo, il s’agit de ménager les sensibilités en euphémisant leur discours. De même, on ne dit pas mi uman (ma femme), mais mi ma-sama (mon épouse), mi boliuman (celle qui cuisine pour moi) pour parler de sa femme en public. Pour le conjoint, on ne dit pas mi man (mon homme), mais mi da-sama (mon époux). Les Anciens veillaient à ne pas corrompre les « bonnes mœurs » ; ils surveillaient et réprimandaient ceux qui enfreignaient les règles. Jusqu’aux années 1970 et 1980, on pouvait parler de sacralisation du corps et du sexe, considéré comme l’organe qui donne la vie. Dès l’enfance, lorsqu’un garçon osait toucher la partie intime d’une fille, les parents lui disaient yu o dede fi yu oli en moo (tu vas mourir si tu oses encore une fois). Prenant peur, les enfants évitaient de se toucher jusqu’à l’adolescence, au moment où ils prenaient conscience que les parents leur avaient menti ! Cette mise en garde n’aurait plus d’impact de nos jours.
- Note de bas de page 33 :
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Bruno Apouyou, entretien par téléphone, Paris, 08/09/12. Nous l’avons réinterrogé à Saint-Laurent-du-Maroni, le 25 juillet 2015.
- Note de bas de page 34 :
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« Papa X, tu as fait un cunnilingus n’est-ce pas ! Espèce de sale bouche ! ».
30La sexualité et certaines pratiques qui lui sont liées étaient également des sujets « tabous ». Toutefois, un fait33 va les rendre publiques et elles sont reconnues comme nouvelles. Il s’agit de l’histoire d’un homme du village Tabiki (île de l’Enfant-perdu) et d’une femme d’Assici ede konde qui se déroule au début des années 1960. Un jour, cette femme tombe gravement malade ; malheureusement, les médecins de Maripasoula ne diagnostiquent pas son mal. Lors d’une consultation des divinités, les habitants en découvrent la cause. La divinité tutélaire du groupe dit qu’elle et son mari ont expérimenté au cours de leur relation intime une pratique (cunnilingus) non admise, dans la mesure où ils communiaient avec le sweli (diingi sweli). Par conséquent, ils n’auraient pas dû s’adonner à ce genre de pratique qui a provoqué la maladie de la femme. Devant le faakatiki, les chefs coutumiers, dont le kapiten Kondoku, ont organisé une libation pour expier la faute du couple, en lui faisant reconnaître en public d’avoir tenté l’expérience. Certaines personnes proféraient des insultes à l’encontre de l’incriminé : « papa X i tingi mofu ye bia ! I nian a uman toc ! »34. C’est à ce moment-là que cette pratique a été révélée publiquement en pays boni.
- Note de bas de page 35 :
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D’après le témoignage des Boni qui habitaient à Paramaribo, ces films étaient censurés. Il était rare de voir à la télé le corps nu de la femme ou de l’homme. Les scènes de baisers étaient également censurées. La fin de la censure date des années 1980, mais les films érotiques étaient interdits aux moins de 18 ans.
- Note de bas de page 36 :
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Antoine Bayonne, entretien, Cayenne, 18/09/12.
31Un certain nombre de facteurs ont contribué à lever le voile sur la sexualité aussi bien dans la vie de la femme que de l’homme. Ces facteurs sont, d’une part, l’exode vers les villes du littoral guyanais et surinamien (1950-1960), l’urbanisation et la municipalisation qui se sont opéré à l’intérieur de leur espace de vie, à partir de 1969. Cette évolution provient aussi de leur mise en relation avec les habitants des villes du littoral guyanais et surinamien mais également avec les Créoles qui habitaient dans leur espace de vie. En effet, les Boni qui avaient vécu des expériences ou discuté avec les habitants des villes transposaient à leur tour les rituels amoureux du monde urbain dans leur monde et les mettaient en pratique avec leur partenaire. Chez les Boni qui habitaient en ville durant les années 1960 et surtout entre 1980 et 1990, la télévision en noir et blanc à travers ses feuilletons et ses scènes35 d’amour, le cinéma, le théâtre, l’accès aux livres érotiques, ont entraîné de nouvelles sensibilités et de nouvelles conceptions de la relation sentimentale. D’autre part, l’accès à l’instruction peut être également considéré comme un élément déclencheur. A ce propos, l’avènement de l’école en pays boni (son plein essor du côté hollandais entre 1950 et 1970, suivi du démarrage côté français entre 1962 et 1970) y contribue fortement, par une meilleure connaissance du corps qu’ont apporté les cours de biologie36 (découverte des fonctions du corps humain, de l’anatomie…). Les enfants scolarisés abordaient plus facilement ce thème avec les parents mis alors en confiance, qui commençaient de ce fait à s’exprimer. Toutefois, la communication restait difficile dans certaines familles, en raison du respect que l’on devait aux parents, et les adolescents parlaient plus facilement avec leurs oncles et tantes. La maîtrise de la lecture a permis également à la génération d’enfants nés à la fin des années 1950 d’accéder aux livres traitant du thème de la sexualité. Ainsi, certains de ces jeunes qui poursuivaient leurs études à Cayenne, à Saint-Laurent-du-Maroni, à Paramaribo ou encore à Albina pouvaient développer de nouvelles expériences.
- Note de bas de page 37 :
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Idem.
- Note de bas de page 38 :
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Idem.
32L’introduction d’une tendance musicale inédite, aleke, constitue le troisième facteur ayant favorisé l’évolution des mœurs. L’entrée de la musique loonsey en pays boni au début des années 1960 (Planchet et Gana 2002, p. 128), a été initiée, selon le récit des sabiuman et sabiman (boni et dyuka), par les Kottica-liba sama, c’est-à-dire les habitants de la Cotticarivier dans la région de Moengo (site de l’exploitation de la bauxite), au Surinam. En contact avec la population créole du littoral surinamien, à Moengo notamment, les habitants de la Cotticarivier (Kottica-liba sama) ont interprété à leur manière la musique créole surinamienne et créé un nouveau rythme en pays businenge. Le loonsey ou mongo poku (musique de Moengo) – appelé plus tard aleke, du nom du chanteur qui l’a rendu populaire – s’est diffusé le long du Maroni-Lawa et sur le Tapanahoni. Au cours des années 1960, ont atteint également l’espace de vie boni les musiques et danses de Paramaribo (bigi poku/kaseko) et du bassin caribéen37 (meringué des îles hispaniques, de la République Dominicaine notamment, et le slow du Guyana). Ces styles musicaux ont été introduits en pays Boni pour la première fois par Saïfa Welemu et son père Galimot Saïfa (canotier, magasinier et balatatiste). Dans le magasin de son père, situé sur l’îlet Lawatabiki, Welemu organisait, entre 1964 et 1968, des soirées dansantes qui attiraient non seulement les orpailleurs antillais, friands des sons qui rappelaient leur pays d’origine (Dominique, Sainte-Lucie, Guadeloupe, Martinique), mais également les Boni qui les découvraient. Entre la fin des années 1970 et le début des années 1980, sont arrivées les mélodies (cadence-lypso) de la chanteuse de l’île de la Dominique, Ophélia Marie, très appréciée par les Boni. À titre d’exemple, papa Basika (habitant d’Assici), mari de ma-Buki (Papaïchton), mettait souvent dans son appareil radiocassette les morceaux chantés par Ophélia durant les années 1980. La radio38 jouait aussi un rôle important dans la diffusion des musiques de la ville de Paramaribo. Ainsi, par l’achat de postes de radio, les Boni restés au village avaient accès aux variétés musicales de la ville.
33Ces styles musicaux ont la particularité de se danser seul (comme dans le cas du loonsey) ou souvent à deux (un cavalier et une cavalière), facilitant ainsi le contact physique et le rapprochement, contrairement aux musiques (awawa) et danses (awasa, songe, susa, tuka) boni où hommes et femmes dansent séparément. En 1960, ce rapprochement corporel était très mal perçu par les aînés ; d’après eux, l’aspect sensuel de ces musiques a été à l’origine de conflits dans les couples. Les contemporains de cette époque racontent que des hommes séparaient souvent leur femme de leur cavalier. Certains interdisaient à leur femme de valser avec un autre qu’eux. Parmi les genres musicaux qui ont pénétré les villages boni, seul le loonsey et l’aleke ont été pris au sérieux par le pouvoir coutumier, au regard de l’engouement qu’ils avaient suscité de la part de la jeunesse boni des années 1960. D’autres genres musicaux étaient seulement écoutés mais pas reproduits, car les Boni n’avaient pas les moyens financiers pour acheter les instruments appropriés (guitare, piano, batterie, flûte, cymbales…), contrairement aux instruments utilisés dans le loonsey qu’ils pouvaient confectionner eux-mêmes et qu’ils utilisaient déjà pour jouer les musiques coutumières (les tambours mis à part car ils devaient être plus longs). L’aleke avait tendance à prendre le pas sur les musiques et danses coutumières. Qualifié de baka sikeyni (nouveau style de danse), il fut interdit sous peine de punition par le gaanman Difou (1937-1965) au début des années 1960, puis réintroduit au cours des années 1970 par le gaanman Tolinga, pour devenir la musique la plus populaire de la société boni. Le même engouement a touché les autres sociétés businenge du Maroni-Lawa et du Tapanahoni. Parmi les thèmes traités, on rencontrait les problèmes de société, ceux de la sexualité et surtout l’amour. Autant de thématiques qui existent aussi dans le répertoire des musiques coutumières boni, mais qui étaient chantées lors d’occasions précises (jour de l’an, fiançailles, mariage, rites funéraires), et qui captivaient l’attention des femmes et des hommes, les interpelaient en corrigeant parfois le cours de leurs relations sentimentales. Durant les années 1970 et 1980, les groupes les plus connus au niveau du littoral surinamien et sur le fleuve Maroni-Lawa-Tapanahoni étaient Tsotso Pokina, Klemensia, Labi boy (Bley), Sapatia.
- Note de bas de page 39 :
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Antoine Bayonne, entretien, Cayenne, 09/03/2017.
- Note de bas de page 40 :
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Antoine Apouyou (kapiten), entretien, Kourou, 10/03/17.
34Le zouk a fait son entrée durant la fin des années 1980. Une introduction des mélodies du littoral guyanais qui s’est effectuée par le biais des emprunts aux Créoles de Maripasoula et des jeunes boni partis poursuivre leur scolarité à Saint-Laurent-du-Maroni et à Cayenne. En dehors des musiques sensuelles, un autre genre musical a également été introduit en pays Boni par le biais de Welemu (Wempi), entre 1965 et 1966. Il s’agit de la musique jamaïcaine39, le Ska (ancêtre du reggae), que les Boni nommaient Jamaika poku (musique de la Jamaïque). Le reggae de Bob Marley, apparu vers le début des années 1970, a fait des émules sur le fleuve Maroni-Lawa et a connu son apogée durant les années 1980. Ainsi, les premiers pamaka-boni à avoir adopté en ville (Saint-Laurent-du-Maroni) le mouvement Rasta de la Jamaïque sont deux40 frères, baa-Manu et baa-Dewini, de mère pamaka et de père boni. Les Boni des villages du Lawa ont pu découvrir le style rasta des deux frères, lors d’un séjour en pays boni, à deux reprises entre 1974 et 1975, ensuite entre 1978-1979. Les deux ont adopté le mode de vie rasta (utilisation d’herbe, régime alimentaire précis, style vestimentaire, canne, musique reggae). Plus tard, au cours des années 1980, le mouvement a connu un essor fulgurant.
- Note de bas de page 41 :
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A titre d’exemple, Ma-Anini a eu son premier lit en 1978, offert par son mari d’origine dyuka, Baïnon Midaye.
35L’acquisition du lit au cours des années 197041 constitue le quatrième et dernier facteur d’évolution des mœurs. Son arrivée a donné lieu à des changements dans les relations intimes. Il est vrai que le hamac rendait inconfortables les relations intimes et menait quelque fois à la chute : les cordes se rompaient, les nœuds se défaisaient, le hamac se déchirait. Des anecdotes émaillent le récit des sabiuman et sabiman et suscitent le rire général. Malgré tout, la plupart des Boni, nés au village avant les années 1980, ont été conçus dans un hamac. Notons qu’il en existait différentes sortes : le ingi amaka (hamac confectionné par les Amérindiens), le maypa boto amaka (très petit, il avait la forme de la coque du palmier maripas), le goon tapu amaka (hamac de tout le monde/hamac populaire) et le ayundo mi de amaka ou boyzili amaka (hamac produit au Brésil). L’évolution des styles de hamacs avait déjà permis le changement dans les pratiques sexuelles, mais le matelas a apporté le confort et la liberté de mouvement. L’acquisition de ce bien s’est démocratisée au début des années 1990, au moment où la plupart des femmes boni ont commencé à percevoir les allocations familiales. Les années 1960-1980 voient ainsi une transformation progressive du rapport au genre et de la sexualité des Boni. Cette mutation s’explique par un certain nombre de facteurs précédemment évoqués qui lèvent timidement le voile sur un thème jadis difficilement accessible, devenu aujourd’hui un sujet au centre des échanges, au village comme en ville, parmi les hommes comme parmi les femmes. La parole s’est aussi libérée entre les adolescents et les adultes.
- Note de bas de page 42 :
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Atoman Léo, conteur dyuka.
36Des conteurs et chanteurs ont joué un rôle dans cette libération de la parole et dans la mise à l’honneur dans l’espace public de la femme et de l’homme. Des conteurs42 : Ndaati anga ndaagi notamment (début 1990), des chanteurs d’aleke beni (Saafi-Saafi, As Stystem Tranga Noto, Big Control, Wan Tong Melodi, Tsotso pokina, Sapatia, Bigi ten,) et des gitali beni d’aujourd’hui (Djaiut, Kesekoloko, Mely, Norma, Big-Boss,…) abordent le thème de l’amour, de la sexualité sans tabou. A titre d’exemple, le groupe Wan Ton Melodi avait même créé, en 2004, une chanson qui parlait des relations amoureuses du gaanman boni, Paul Doudou. Il a dû présenter par la suite des excuses auprès du chef. Les chanteurs parlent également de la souffrance aussi bien de la femme que de l’homme dans le but d’en changer les comportements. Par exemple, dans un hymne à la femme (Uman i pina : la femme en souffrance), le chanteur Mely dénonce en 2007, l’attitude de l’homme frivole, celui qui n’est pas sérieux dans sa relation avec la femme. Il se met « dans la peau » d’une femme en imitant sa voix : « di mi o dede mi naw u kon uman mo !, di mi o dede mi naw u kon uman mo ! » (quand je vais mourir, quand je reviendrai à la vie, je ne voudrai pas être une femme). D’autres mettent en évidence, les tromperies mutuelles ainsi que les conflits dans les couples.
37À leurs anciennes marques d’affection ou d’amour, entre autres le baasa (l’accolade) et le signe de protection (un obiaman ou obiauman qui marque avec son front celui de son patient), les Boni, comme les autres Businenge du Maroni-Lawa et du Tapanahoni, ont importé de la ville un nouveau comportement social. Il s’agit de la bise (bosi) avec ses déclinaisons (baiser sur la joue, sur les lèvres…) dont les prémices en pays Boni remontent au milieu des années 1980. Le baiser sur la joue et surtout sur les lèvres était très mal considéré au départ, nous disent les sabiuman et les sabiman : premièrement, il était associé à l’érotisme et à un manque de respect. Deuxièmement, la peau (par le biais de la transpiration), les lèvres (par le biais de ce que l’individu consomme) renvoyaient à des questions d’ordre hygiénique et constituaient des canaux de transmission des microbes. Ces raisons expliquaient le fait que les Boni ne s’embrassaient pas, préférant l’usage de l’accolade et l’échange de paroles affectives.
- Note de bas de page 43 :
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Ma-Toïti, entretien, Loka, 15/04/ 2005.
38La diffusion du mode de vie urbain, par le biais de l’exode rural, de la scolarisation, mais également par le biais de la télé (feuilletons), a banalisé le baiser sur la joue et ôté sa connotation sexuelle. Il est devenu un signe d’affection. Ainsi, une mère peut mal percevoir que ses enfants lui fassent l’accolade plutôt que la bise, quand ils lui rendent visite au village. Notons que le baiser sur la joue du père reste encore occasionnel, l’accolade étant privilégiée. Dans les couples mixtes (une femme boni et un homme créole, une femme boni et un blanc, et inversement), on remarque tout de même que les enfants font la bise au père. Mais il est encore rare de voir deux hommes se faire la bise. En revanche, le baiser sur les lèvres garde une acception sexuelle. Dans les couples boni de nos jours, quelle que soit la classe d’âge, le baiser est le témoignage d’un amour sensuel. Les seins de la femme n’étaient pas convoités en tant qu’objet de plaisir sexuel ; ils servaient à « donner la vie », disent les sabiuman43. Lorsqu’une femme boni était surprise toute nue par un homme, elle se servait de ses mains pour cacher son uman peesi (partie intime), alors que la plupart des femmes créoles ou blanches auraient caché leurs seins et croisé leurs jambes. On note qu’à partir du moment où la femme boni a porté le soutien-gorge, accessoire qui a fait son apparition au cours des années 1960, elle a adopté la gestuelle de la femme du littoral guyanais ou surinamien. Le rapport aux seins a changé lui aussi et a gagné une deuxième fonction, la recherche du plaisir sexuel. Chez certaines femmes boni, dyuka, saamaka, pamaka la fonction nourricière s’est effacée alors au profit de leur mise en valeur. Une mère peut alors refuser d’allaiter son enfant ou peut décider de le sevrer brusquement afin de garder des seins fermes. Dans le sexe, l’acte de jouissance de l’homme comme de la femme se démystifie également à partir des années 1960.
4. Remodelage du lien social : frustrations, heurts et dynamiques nouvelles
39Dans la société boni, l’homme devait financièrement assurer la nourriture, la vêture, les voyages de son épouse, de ses enfants, de ses nièces et neveux. Il devait également édifier pour sa femme une maison dans son village d’origine ainsi qu’un canot à pagaie afin qu’elle puisse se déplacer. Le nettoyage de l’abattis qu’elle allait cultiver incombait à l’homme boni. Depuis les années 1990, la plupart des femmes boni, épouses ou célibataires, perçoivent les aides sociales ou occupent un emploi salarié, ce qui leur permet de faire accomplir ces travaux par des artisans qu’elles rémunèrent. Vivant au village, elles achètent leur canot à moteur qu’elles manœuvrent elles-mêmes. En ville, elles investissent dans une voiture. Face à elles, se trouvent des hommes qui ne possèdent ni maison citadine (Moomou, 2015, p. 27-28), ni canot à moteur, ni voiture. Ce qui n’est pas exempt de frustration de la part de certains. Cette émancipation de la femme, comme de l’homme, par la scolarisation, le travail salarié, l’accès (à partir de la fin des années 1980 pour les femmes) aux droits sociaux (allocations familiales et sécurité sociale) que procure le statut de citoyen français a donné naissance à un nouveau type de relations. Le droit familial français, entrant en contradiction avec le droit coutumier, s’immisce dans la manière dont les Boni concevaient les relations intrafamiliales. Ce qui ne se fait pas sans heurts. En témoigne un extrait de la chanson de l’artiste-compositeur Paul Néman en 1990 : « [...] Nous vivons dans le système babylonien… ; frères et sœurs, venez écouter ; les rastas mans, venez écouter [...] ; le système babylonien a transporté notre façon d’être, notre imaginaire. Les Babyloniens ont acheté les Noirs avec de l’argent. [...] Avec la venue des allocations familiales dans la vie des Noirs, il n’y a plus de respect à l’égard de l’homme à l’intérieur d’une maison. Ainsi, l’homme n’a plus le contrôle de la maison. [...] Une femme doit comprendre que ce n’est pas le fait de percevoir les allocations familiales qu’elle doit être au-dessus de lui. Ce n’est pas bien pour le vivre-ensemble. Tu perdras ton amour, ton mari, ta femme. Tu perdras ton amour, ton mari, ta femme. […] Les allocations détruisent la vie de couple, frères et sœurs, il faut le savoir [...]. Nous les Noirs, nous devons savoir que les allocations familiales ont détruit notre vie [...] ».
40De nouvelles formes de conflits ont fait leur apparition dans les rapports conjugaux et dans le mode de gestion de la vie familiale. Des hommes qui devaient canaliser leur impulsivité sont parfois devenus violents. Il en allait de même pour les femmes. On remarque l’augmentation, depuis les années 2000, du nombre de suicides avec du désherbant ou des tentatives de suicide d’hommes que les femmes décident de quitter. Avant les années 1990, il était fréquent de voir une femme quitter son conjoint car elle le considérait comme fainéant ou stérile, et inversement. Mais les ruptures ne débouchaient pas sur la mise à mort de l’un ou de l’autre par exemple. Notons toutefois que les violences, d’une manière générale, n’atteignent pas la dimension extrême que l’on observe dans les sociétés créoles de la Guyane et des Antilles françaises, à travers les faits divers que la presse locale (France-Guyane et Guyane première notamment) révèle et qui surprend les Boni des villages. La croyance dans l’esprit du défunt qui reviendrait tourmenter la famille dissuade la tentative d’assassinat d’un conjoint ou d’une conjointe. De plus, un homme qui oserait frapper sa femme prendrait le risque de recevoir une correction de la part des frères ou des oncles de sa femme. Dans la mesure où c’est lui qui a été mandaté par la famille pour la demande en mariage, la correction pouvait aussi venir du propre oncle du conjoint. Celui-ci pouvait lui dire : « Puisque tu n’es pas en mesure de bien t’occuper de la femme qu’on t’a confiée, elle repartira chez elle dans son village ». Nonobstant, la « privatisation » de plus en plus fréquente des couples éloigne les frères et les oncles des conflits. Ce qui réduit leur capacité d’intervention.
- Note de bas de page 44 :
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Un regard qui change aujourd’hui.
- Note de bas de page 45 :
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Connaître les savoir-faire de la femme.
- Note de bas de page 46 :
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Habitation temporaire. À ne pas confondre avec un village où se trouvent un faakatiki (Autel des Ancêtres) et un keeosu (maison des morts).
41Une autre transformation sensible a été constatée dans le domaine de la polygamie et du célibat. Selon le récit des sabiuman et sabiman, après la fuite des Marrons Boni des plantations (XVIIIe siècle), les hommes étaient numériquement supérieurs aux femmes (Moomou, 2013, p. 339). Du point de vue de l’équilibre de la société, les femmes comme les hommes ne pouvaient pas demeurer célibataires, par besoin absolu d’assurer une descendance : « quand tu mourras qui te mettra en bière ? » dit l’adage boni. À l’âge de ta vieillesse qui s’occupera de toi ?, dit un autre adage. La situation de l’homme célibataire y compris la femme donnait lieu à des considérations dépréciatives44. N’a-t-on pas observé depuis une vingtaine d’années des mères et des pères réprimander leur fils et filles qui font des études ou travaillent et qui n’ont ni partenaire officiel, ni enfant ? En effet, à l’âge de vingt ans, dans la société boni d’avant les années 1970, un homme devait avoir une femme et des enfants. S’il n’en avait pas, il était perçu comme un homme mauvais (ogiman) et fainéant (lesiman), etc. Il en va de même pour la femme. Jadis, jusqu’aux années 1990, il était inconcevable qu’une jeune femme sans aucun handicap, bien portante (bumbu-uman), charmante (moy-uman), travailleuse (wooko-uman) et ayant reçu une éducation digne (kya-uman) à la sortie de son adolescence (sabi du uman pikin sani)45 soit célibataire, sous peine d’être très mal perçue, voire dénigrée. L’une des préoccupations majeures d’une mère boni, dyuka ou pamaka, à l’instar de ce que nous avons observé dans d’autres sociétés, notamment chez les Créoles de Guyane et des Antilles des années antérieures à 1980, était de marier sa fille et son fils. D’ailleurs, chez les Boni, jusqu’aux années 1970, voire 1980, le choix du ou de la partenaire relevait parfois de la mère, d’une tante, d’un oncle de la lignée maternelle, et rarement du père. Contrairement à nos jours, le consentement des parents prenait le pas, le plus souvent, sur le désir des deux conjoints. En observant une adolescente présentant bien et assez éduquée pour devenir une bonne épouse, une mère n’hésitait pas à aller demander sa main à ses parents pour son fils afin qu’à l’âge adulte ils vivent ensemble. Cette pratique, quasiment disparue de nos jours, était appelée : poti mofu na uman (apposer une parole sur une fille : la promise) ; poti mofu na man (apposer une parole sur un garçon : le promis). Il serait faux d’écrire qu’il n’y avait pas d’amour à la manière de « Roméo et Juliette », au temps du loweten ou du mawdonenge ten. Mais la pratique du poti mofu, dont les raisons étaient multiples, s’avérait très répandue. Stratégie matrimoniale, le poti mofu permettait à une famille qui n’avait pas de connaissance sur un savoir ou un savoir-faire (rites en particulier) de l’acquérir par ce truchement. Il s’agissait aussi d’un moyen par lequel mère et fille, vivant le plus souvent dans une situation d’indigence, pouvaient recevoir de l’aide lors de la coupe des abattis, par exemple. C’était un moyen de recevoir également des produits de la chasse, de la pêche et certains accessoires du monde colonial de la part d’un prétendant. Des conditions de survie difficiles pour la femme, plus vulnérable que l’homme au temps du loweten, la contraignaient à vivre avec un homme, fût-il déjà avec une autre femme. Le mawdonenge ten et le kulabobo ten ont offert aux hommes canotiers boni et dyuka, voire saamaka, une véritable aubaine en renforçant la dépendance matérielle et surtout financière de la femme vis-à-vis de son conjoint. Ainsi, chaque canotier possédait une femme par village ou kampu46 connu de l’époque (1880-1970). Ce qui explique le fait que beaucoup d’hommes et de femmes interrogés ont des demi-frères et demi-sœurs disséminés sur l’axe fluvial Maroni-Lawa et le Tapanahoni. De nos jours, la polygamie connaît un déclin en raison non seulement des maladies sexuellement transmissibles, des changements sociaux qui se sont opérés au sein de la société boni, mais aussi de l’incapacité de l’homme boni, en ville comme au village, à couvrir les besoins et les désirs de ses prétendantes ; en raison de la difficulté à gérer équitablement ses femmes comme l’exigeait la coutume aussi ; en raison enfin de la christianisation progressive des mœurs depuis les années 1990 et 2000. Ainsi, la « fidélité » qui était exigée de la part de femme l’est désormais aussi pour l’homme.
42En s’émancipant de plus en plus du poids de la coutume, la situation de célibataire n’est plus vécue de la même manière du fait des conditions de vie nouvelles auxquelles sont confrontés les individus. En effet, jusqu’aux années 1990, un homme ou une femme ne voyaient pas d’inconvénient à avoir un partenaire non salarié. Le statut social entre désormais parmi les critères de sélection, surtout en ville. Les dynamiques de changement social affectent aussi la famille. La famille-groupe (bee), de plus en plus éclatée, cède la place à la famille-ménage qui s’autonomise de plus en plus.
43Des conséquences en découlent en matière d’éducation des enfants. Dans les villages, un enfant était éduqué par tous les membres d’une famille, mais aussi par l’ensemble des membres du clan (lo). Cette question se pose avec plus d’acuité en ville puisque, de plus en plus souvent, la mère y élève seule ses enfants. Lors d’une séparation, des conflits éclatent au sein du couple pour la garde des enfants dans la mesure où celui ou celle qui en a la charge a droit de percevoir les allocations familiales. L’introduction depuis les années 1990, à l’intérieur de la famille-ménage boni, de la législation familiale française n’a pas été sans conséquence. Un père n’avait pas l’autorité parentale sur ses propres enfants, mais plutôt sur ses neveux et nièces. En cas de décès, ces derniers héritaient de ses biens et pas les enfants, sauf celui ou celle que la mère lui avait donné à éduquer. De nos jours, cette règle est souvent remise en cause. Des familles se déchirent au village comme en ville. Des enfants, par le biais du droit français, revendiquent leur héritage. En introduisant l’autorité du père dans la famille-ménage, le droit parental exercé par le père sur ses enfants l’a rendu de moins en moins responsable des enfants de ses sœurs. En cas de séparation, s’il est salarié et si les enfants portent son nom patronymique (ce qui était rare jusqu’à une époque récente), il doit payer la pension alimentaire. Il en découle une judiciarisation des relations. Ce qui très souvent a pour corolaire une détérioration des relations entre l’homme et la femme séparés.
- Note de bas de page 47 :
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Il faut nuancer, car la femme boni fumait jadis. Les sources orales et écrites datant du XIXe siècle le confirment. Néanmoins, pour les hommes des années 1970-1980, la femme ne devait pas fumer de cigarette car celle-ci la rendait frivole.
- Note de bas de page 48 :
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« Cheveux en plastique ».
44Dans cette approche de l’évolution des mœurs, d’autres éléments peuvent venir s’ajouter, comme par exemple le port du jeans, du bermuda par la femme, au cours des années 1980 et surtout durant les années 1990, ou encore le fait que certaines d’entre elles ont commencé à fumer des cigarettes47. La femme portant un pantalon et fumant des cigarettes était mal perçue jusqu’à récemment par les hommes. Était mal vue aussi la femme qui traitait ses cheveux à l’aide du fer à défriser (1960-1970) ou plus tard à l’aide de produits assouplissants (1990- 2000) ou qui portait une perruque (balata uwii)48. Il lui était reproché de refuser d’accepter le corps offert par la nature. Cette « libéralisation » des rapports et de la gestion du corps féminin a rencontré des critiques de la gent masculine. Il s’agissait d’un comportement nouveau. En effet, l’appropriation et l’intériorisation des mœurs renvoyant aux pratiques urbaines par la femme étaient mal appréciées par les hommes contemporains du changement de la femme. Néanmoins, cette révolution féminine est acceptée et intégrée dans le corps social de la société boni. Cette émancipation a permis à certaines d’entre elles de devenir actrices de leur vie et de s’affranchir de certaines contraintes de la coutume. Il en va de même pour l’homme. On passe en effet, d’une société coutumière où l’individu et le groupe faisaient corps à une autre où l’individu s’en émanciperait et ou les liens de solidarité et d’entraide, à l’instar de ce qu’on observe ailleurs dans le monde, s’institutionnalisent de plus en plus. Toutefois, il est important de souligner qu’en dépit des changements de mœurs, les fêtes coutumières et les activités cultuelles réintroduisent les hommes comme les femmes dans leur fonction coutumière respective.
En guise de conclusion
45Cet article permet d’appréhender les représentations liées à la sexualité, aux rapports homme-femme à l’intérieur de la société boni, au tournant du XXe siècle. Cette étude nous a permis d’accéder à la psychologie de leur comportement et a montré qu’elle peut être une source d’analyse et de compréhension de l’évolution des mœurs. L’approche a aussi révélé que l’utilisation des données relatives à la sexualité, au rapport homme-femme par l’historien, peut se révéler féconde pour l’écriture de l’histoire sociale et culturelle des Boni de la vallée du Maroni-Lawa. Ainsi, au regard de l’expérience boni où chaque sexe a son espace d’intervention âprement défendu, le genre (mot qui n’a pas d’équivalent dans la langue des Boni), tel qu’il est posé dans le débat en Europe, en Amérique du Nord ou en Amérique latine, suffit-il à résumer l’être dans toute sa complexité ? L’apparente difficulté qui en découle s’explique en partie par la multiplicité des approches du genre qui résulte de la rencontre entre la réflexion épistémologique nord-américaine (Scott, 1988 notamment), latino-américaine (Lugones, 2019), africaine (Oyewùmí, 1997) et européenne (entre autres Bourdieu, 1998 ; Bereni et al., 2008 ; Berger, 2013), discordante parfois en raison des idéologies militantes ou opposées qui l’accompagnent, ainsi que des glissements sémantiques qui en découleraient en fonction des lieux et de celui qui parle. À ce sujet, les travaux et réflexions de María Lugones sont éclairants. Le courant féministe, par exemple, l’utilise comme un outil pour déconstruire la domination masculine. Or, chez les Boni, la question de la domination n’est pas posée en ces termes, du moins pour le moment. Ce qui n’exclut pas que cela se produise à l’avenir, avec les changements sociaux et culturels qui s’amorcent.
46N.B. : Dans cet article, l’approche foucaldienne nous aurait sans doute permis de dégager des hypothèses tout à fait pertinentes sur l’articulation entre biopouvoir et sexualité. Elle nous aurait permis de relire, sous un autre angle, la question de l’émancipation, de l’accès à l’instruction (etc.), dans la mesure où les changements constatés ne proviennent pas de l’intérieur de la société, mais bien de l’extérieur. Ce processus engendre une mutabilité des relations homme/femme ainsi que la manière d’être homme et femme boni aujourd’hui. Il nous aurait permis de déceler davantage les jeux et re-jeux du pouvoir qui découlent de ces mutations. En effet, les changements sociaux observés traduisent, dans une certaine mesure, l’émergence ou du moins la consolidation d’une pénétration insidieuse du pouvoir de l’État dans le terreau de la vie des hommes et des femmes boni qui les transforme. Certes, l’articulation entre biopouvoir et sexualité dans mon étude aurait été « féconde ». Néanmoins, au regard de la complexité du concept de « biopouvoir », nous n’avons pas suffisamment d’éléments, pour le moment, nous permettant de l’exploiter davantage.