La corruption et son antidote dans les œuvres de Tijan M. Sallah, Tanure Ojaide et Tunde Omobawale Corruption and its antidote in the works of Tijan M. Sallah, Tanure Ojaide and Tunde Omobawale
Le présent travail a pour objectif d’analyser combien la corruption, ses causes et ses effets imprègnent l’espace ouest-africain en particulier et l’Afrique en général. Le thème de la corruption n’est certes pas une nouveauté, mais son ampleur se ressent aujourd’hui dans tous les secteurs, et ce jusqu’à nourrir en profondeur la littérature. Nous nous appuierons sur des œuvres de Tijan M. Sallah, Tanure Ojaide et Tunde Omobawale qui condamnent non seulement les États, mais qui prônent aussi implicitement un retour aux valeurs traditionnelles africaines. C’est pourquoi nous considérons ces auteurs comme autant de griots qui explorent leur terre natale et la perçoivent dans ses liens avec les autres territoires. Tunde Omobawale va d’ailleurs plus loin en nous montrant comment la bonne gouvernance pourrait être un antidote à la corruption.
The objective of this work is to analyze how much corruption, its causes and its effects permeate the West African space in particular and Africa in general. The theme of corruption is certainly not new, but its magnitude can be felt today in all sectors, and as a result, important developments in literature have taken place. This paper will rely on excerpts from works by Tijan M. Sallah, Tanure Ojaide and Tunde Omobawale who not only condemn states, but also implicitly appeal to a return to traditional African values. Consequently these authors can be regarded as griots who explore their native lands and who see them in relation to other lands. Tunde Omobawale goes further by showing us how good governance could be an antidote to corruption
Introduction
1Définir la corruption selon Judith Houedjissin (2008, p. 103) n’est pas chose facile. C’est un phénomène sur lequel chacun de nous a sa propre idée. Pour certains, la corruption est une opération impliquant le secteur politique, voire public, et le secteur socio-économique. Ainsi, la corruption peut être définie comme un échange clandestin entre deux marchés, le marché politique et/ou administratif et le marché économique et social (Porta et al., 1999, p. 12). Cet échange est occulte, car il viole des normes publiques, juridiques et éthiques et sacrifie l’intérêt général à des intérêts privés (personnels, corporatistes, partisans, etc.). Enfin, cette transaction qui permet à des acteurs privés d’avoir accès à des ressources publiques (contrats, financements, décisions… de manière privilégiée et biaisée (absence de transparence, de concurrence) procure aux acteurs publics corrompus des bénéfices matériels présents ou futurs pour eux-mêmes ou pour l’organisation dont ils sont membres. Cette injustice présente au quotidien dans l’ouest africain incite Tijan M. Sallah, Tanure Ojaide et Tunde Omobawale à rompre le silence et à mener le combat contre la corruption, et ce à travers leurs œuvres littéraires. L’un des rôles de l’écrivain dans l’Afrique contemporaine serait-il alors d’aider à la construction d’une société plus juste et plus humaine ?
2Il importe tout d’abord de présenter brièvement ces écrivains.
3Tijan M. Sallah est né à Serrekunda (Gambie) en 1958. Après un brillant parcours au Lycée St. Augustin de Banjul, il part aux États-Unis pour ses études supérieures. Il obtient un doctorat en économie à Virginia Polytechnic Institute. Il enseigne d’abord dans plusieurs universités aux États-Unis avant de travailler à la Banque Mondiale. Poète, écrivain et économiste, Tijan M. Sallah reçoit en 1984 le titre de docteur honoris causa en littérature de l’Académie Mondiale des Arts et de la Culture à Taipei (Taiwan). Précisons que Tijan M. Sallah est le deuxième écrivain gambien le plus connu après Lenrie Peters. Il a publié plusieurs livres, mais pour l’analyse de la thématique abordée, nous nous limiterons à un recueil de nouvelles : Before The New Earth et à deux recueils de poèmes : When Africa Was a Young Woman et Dream Kingdom : Selected Poems.
4Tanure Ojaide (né en 1948) est un poète et universitaire nigérian. Il enseigne à l’Université de Caroline du Nord. En tant qu’écrivain, il est connu pour son style d’écriture. Poète engagé pour la justice sociale, Tanure Ojaide utilise métaphores, ironie et humour pour ses critiques intenses de l’impérialisme et du poids de la religion, entre autres. Il a publié plusieurs ouvrages et pour les besoins de cet article nous retiendrons : The New African Poetry, une anthologie de poèmes écrite conjointement avec Tijan M. Sallah ; association qui souligne d’emblée la reconnaissance chez ces deux auteurs issus de pays différents de problématiques communes.
5Tunde Omobowale est aussi un écrivain nigérian diplômé de l’université d’Ibadan en 1989. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont The Melting Pot and other stories, un recueil de quatre nouvelles auquel nous nous intéresserons dans le cadre du présent article. Les derniers travaux de Tunde questionnent les relations interculturelles complexes du Nigéria postcolonial.
6Notre travail qui se fonde à la fois sur des textes en prose et en vers, et ce afin de montrer combien la corruption envahit tous les genres, s’articule autour de trois parties. Il s’agira tout d’abord d’analyser le traitement du thème de la corruption et la mise en exergue du règne de l’impunité dans l’œuvre de Tijan M. Sallah, puis le réveil du peuple proposé par Tanure Ojaide et enfin le modèle de bonne gouvernance souhaité par Tunde Omobowale.
1. La corruption ou le règne de l’impunité : un constat retranscrit dans la littérature
7La plupart des États africains sont minés par le phénomène de la corruption. La corruption met en péril les valeurs mêmes du système tant la démocratie est frappée en son cœur. Le citoyen lambda n’est plus en mesure d’exiger l’obtention du droit que la loi lui garantit a priori et qui constitue une compétence attendue chez tout fonctionnaire. Le patriotisme et le spirituel ne signifient plus rien face aux jeux et enjeux d’intérêts. Cette situation omniprésente pousse des écrivains ou poètes comme Tijan M. Sallah, Tanure Ojaide et Tunde Omobowale à mener de véritables campagnes de dénonciation dans leurs écrits.
8Cet abus d’autorité ou de confiance publique motivé par la recherche du profit individuel amène en effet Tijan M Sallah (2007, p. 172-173) à compatir face à la misère de son peuple. Il remet alors en cause le rôle de l’État vis-à-vis de ses compatriotes. La plupart des leaders africains ne sont pas dès lors présentés comme des hommes de parole, mais comme des personnes qui prononcent de beaux discours, lesquels entrent ensuite en contradiction avec la réalité, l’intérêt particulier primant sur le collectif. Tijan nous montre que ces leaders sont au pouvoir simplement pour s’enrichir et non par conviction politique et patriotique. Tout se décide en fonction du pouvoir de l’argent. Les dirigeants s’appuient aussi sur la force de frappe de leurs hommes de main, prêts à dissuader le peuple par intimidation. Tijan déplore dès lors la décadence des valeurs en critiquant notamment l’attitude des hommes religieux qui préfèrent le silence à la vérité. Il compare alors ces dirigeants à d’avides hyènes, vautours et crocodiles impitoyables :
They say, the hyenas shared the oil.
And the dirty rural boys and girls
Drank the poverty.
Then mosquitoes came and quickened their departure;
And vultures came and ravaged their intestines.
The republic was a nest of lies;
Woodpeckers sucked at its sap.
Now what happened to the Great Peace?
Ignorance preyed on the young for generation.
Disease sapped the energy of their mothers.
The Imams consecrated the rubbish;
And the bishops forged the platform.
They gave sermons of praise
To crocodiles and hyenas.
Ordinary folk bowed in awe;
Innocent folk dared lift no voice.
So the republic became a basket of spoil.
Greedy hands sponged its core. (Sallah, 2007, p. 172-173)
9Dans « We let tourists », Tijan M. Sallah (1980, p. 30) s’indigne de la dégradation des mœurs dans son pays. Il remet en cause l’État qui s’intéresse seulement au profit. L’État qui devrait donner confiance à son peuple est présenté comme ayant failli à sa mission, laissant les citoyens en proie à tous les dangers. Les dirigeants sont ainsi décrits comme les présidents généraux d’une société de profiteurs où l’immoralité rivalise avec la corruption et conduit à la prostitution des plus faibles :
We let tourists
Come over to our country
Every year
Like swarm of bees
[…] And government says
Tourism makes the country rich
But is richness
How much gold you possess
Or how your people live?
[…] my niece is now a prostitute
(tourists pin her on the bed for 10 kronor)
My little brother
Has dropped out of high school
(he guides tourists for few dalasis). (Sallah, 1980, p. 30)
10Les détournements de fonds en Afrique d’une manière générale sont aussi évoqués par Tijan M. Sallah (1988, p. 39), qui en tant que cadre de la banque mondiale, semble fort bien informé et recourt à un vocabulaire très précis. Il utilise ainsi un langage cru (1988, p. 39) pour parler de ces dirigeants qui se permettent toutes les parties de plaisir. Pour mettre en relief leur insensibilité et leur immoralité, en somme la priorité de l’intérêt personnel ainsi que le manque de patriotisme, Tijan M. Sallah les compare dans le poème ci-dessous à des cochons, soit une animalisation dégradante pour transcrire l’image de valeurs bafouées, salies.
11Le budget de l’économie nationale est aujourd’hui alimenté par des prêts et des dons. Ces prêts sont toujours conditionnels, que cela soit au niveau des relations bilatérales avec l’ancienne puissance colonisatrice, ou en lien avec la banque mondiale. La méfiance des groupes financiers occidentaux s’explique par leur souci de ne prendre aucun risque. Aussi exigent-ils une stabilité politique et un climat social serein qu’il est impossible d’obtenir si l’on tient compte de la situation réelle fort dégradée où la population globale africaine se voit plongée et qui se caractérise par une corruption, véritable spirale de violences.
12Les chefs d’État eux-mêmes ou les délégations gouvernementales sont ainsi obligés de se rendre dans les anciennes métropoles ou ailleurs à la recherche de capitaux. Le poème suivant souligne ce point tout en évoquant plus particulièrement les relations bilatérales de la défunte Sénégambie et, de façon générale, la nécessité d’une politique de transparence chez les dirigeants africains :
…a pig is just a pig
if he cannot keep himself clean
how can he keep a state house?
I saw him…
he said he was going to meet
his cabinet
about trade negotiations
with neighbouring dogs
but you know dogs
hate pigs
they are not going to tolerate nonsense
either the pig
cleans his house
or the dogs will say
“no deal” (Sallah, 1988, p. 32)
13À tous les niveaux et dans tous les domaines, les relations sont personnalisées au point de constituer un obstacle aux relations impersonnelles et anonymes. Ce qui se passe dans les services publics retient alors l’attention des auteurs de notre corpus. Pour obtenir une prestation de service, ils rappellent qu’il faut corrompre les animateurs des structures concernées… Certains fonctionnaires tiennent implicitement ou explicitement des propos qui attirent l’attention quant à leurs réelles motivations. Ainsi, pour n’importe quel dossier administratif, le citoyen est obligé de passer par ce qu’on appelle en Gambie « faire quelque chose » ou « se serrer la main » c’est-à-dire donner de l’argent afin que sa situation ou son dossier soit traité(e) convenablement. Pour ces raisons de lenteur ou de mauvais fonctionnement de l’administration, l’ayant droit ne peut obtenir satisfaction. Le citoyen est alors obligé de faire appel, en marge des circuits prévus à cet effet, soit à l’aide d’une relation, soit à celle d’un homme politique pour que ceux-ci exercent leur influence et pour que le citoyen obtienne ce qui lui était dû.
14Dans cette caravane de la corruption, ressort alors la médiocrité des appareils de l’État. Tout est relatif. L’inefficacité administrative permet en outre de réduire les contrôles réels. « The poor delivery », soit la médiocre capacité dont fait preuve le personnel technique de l’administration pour élaborer des projets, conduit par conséquent à l’utilisation de compétences extérieures ou à l’improvisation, autant d’éléments qui engendrent de nouvelles corruptions.
15La corruption apparaît assurément comme un élément central du fonctionnement de l’État. Pour les dirigeants africains qui ont besoin de stabilité en vue de se maintenir au pouvoir, la lutte contre la corruption serait suicidaire. Nous pouvons prendre comme exemple le cas du professeur Lumumba qui a tenté de combattre la corruption à la lettre :
We live in our times. I have the privilege of serving as the director of Kenyan anti-corruption Commission. But it would appear that I do not understand my brief well. Upon being appointed, I assumed that my mandate was to go out there and fight the corrupt but the truth was that I was not supposed to fight corruption. I was supposed to appear to be fighting corruption. Immediately me and my team tried to fight corruption, the parliamentarians in their wisdom and in my own view in their lack of wisdom used the occasion of the amendment of the law to disband the organization and to send myself and my four directors out of office. The history of anti-corruption crusaders in Africa is one and the same. (Lumumba, 2015)
16En somme, les auteurs de notre corpus font écho au quotidien de leurs compatriotes en soulignant combien la corruption et l’impunité règnent en Afrique, et ce jusqu’à constituer une chaîne difficile à briser tant de nombreux acteurs sont directement concernés. En d’autres termes, l’impunité est encouragée au quotidien par les instances chargées normalement de sévir. Cela constitue un facteur important de dissuasion quant à l’application normale des règlements. Comment sanctionner en effet celui qui, en général, ne fait que reprendre les agissements de toute une série d’autres personnes de son réseau ? Sanctionner un individu menacerait tout un système nous rappellent les ouvrages de notre corpus... C’est pourquoi l’impunité est en fin de compte la règle, et la sanction… l’exception. C’est ainsi que la corruption (pour ne pas dire le vol…) se voit pérennisée. En Gambie, par exemple, le projet de loi de lutte contre la corruption soumis au Parlement depuis des années n’a pas encore été adopté.
17La caravane de la corruption n’épargne pas le milieu de la justice. Tout fonctionne au rythme de l’argent, qui lorsqu’on le met dans une balance à côté d’une décision finit par entraîner à lui le raisonnement, si bien que le preneur de décisions devient incapable de raisonner sainement. Autrement dit, ce que nous dit Horace (Naudé, 1993 [1639], p. 357) à propos de l’or qui peut passer au travers des corps des gardes et même briser les rochers plus violemment que le tonnerre est plus que jamais une question d’actualité dans de nombreuses sociétés africaines.
18Tijan M. Sallah aborde pour sa part dans « Innocent Terror » (Sallah, 1988, p. 35-40) une réalité, à savoir celle de l’influence des Libanais dans tous les secteurs de l’État en Afrique. Ces Libanais sont en effet au carrefour des pouvoirs économique et politique et leur réussite dans l’un de ces champs est liée à leur influence dans l’autre. Tijan, à travers la nouvelle « Innocent Terror », nous invite à découvrir l’issue d’un procès qui s’achève en faveur d’un jeune Libanais qui a pourtant délibérément tué son cuisinier. L’émotion est vive dans le pays, mais le pouvoir de l’argent l’emporte :
His father was notoriously rich. And gold afforded the luxury of killing […] Gold, that yellowish necessary devil. And how it can make inadequate into gods. Gold, king Midas died for it. Solomon did not plead for it; wise Solomon, he chose the path of sagacity. Gold, that god that can lure away reason and bribe emotions on the path of tantrums. Gold, especially effortless gold, the genie that can elevate amateur hunters on to the stage of life so that they can treat bloody life as a pantomime. (Sallah, 1988, p. 35-36)
19La corruption, le règne de l’impunité et les abus de pouvoir pourraient finir néanmoins par réveiller le peuple et générer diverses formes de lutte.
2. Le réveil possible du peuple
20Toujours dans « Innocent terror », le jeune Tambedou, fils du défunt cuisinier, compte mener une guerre contre l’oppresseur soutenu par une politique corrompue. La guerre du bien et du mal semble dès lors inévitable. Quand le peu d’humanité que se reconnaît l’esclave est à fond de cale, c’est un homme libre, paré de sa dignité, qui se dresse, au prix de sa vie, devant le maître. Tijan M. Sallah (1988, p. 39) nous montre ainsi la détermination du fils du défunt à combattre pour la justice au nom de feu son père, et ce malgré sa pauvreté :
The younger Tambedou had no money, and therefore was up for a scorpion-fight. He had decided to fight for a New Earth and did not care about the repercussions. Hurricanes may strike, he thought to himself. Even hack the branches on which soothsayers hold. But the vision of the New Earth is more than the fears of the moment. (Sallah, 1988, p. 39)
21Le peuple soumis à un système néo-colonialiste continue de baigner dans la misère. Il finit tout de même, sous la plume des auteurs de ce corpus, par prendre conscience de la trahison de ses dirigeants et à trouver de ce fait une certaine forme de résistance.
22L’enrichissement illégal ou encore la corruption est ainsi mise en exergue par Tanure Ojaide. Il situe ce phénomène de corruption dans la société dans laquelle il vit, même si ce mal est général dans la société africaine. La corruption est tellement organisée qu’elle en devient un cercle vicieux, une véritable spirale sans fin. Elle se développe du haut vers le bas et vice-versa. Les dirigeants corrompus offrent leurs services au moment du choix des hommes à placer dans les partis et dans l’administration publique. Et leur préférence se porte, naturellement, vers ceux qui, par pragmatisme ou par manque total de scrupules, ne présentent aucun risque pour ce système qui fonctionne sous haute corruption. La corruption se reproduit du bas vers le haut : une fois mise en place, la corruption tend à se développer vers le haut à travers un jeu de multiples complicités. L’ampleur du phénomène atténue le sentiment de culpabilité, d’autant que comme le dit le proverbe : « Qui se ressemble s’assemble »… Et c’est bien cette vision d’un mal généralisé que retranscrivent tant les œuvres de Tijan M. Sallah que de Tanure Ojaide et de Tunde Omobawale.
23Il ressort aussi dans ces ouvrages combien le conformisme est absolument requis pour que perdure la corruption. Ceux qui par prise de conscience ne veulent pas salir leurs mains sont vite limogés. Combien de hauts fonctionnaires, de ministres intègres en ont payé le prix en Afrique comme Lumumba ? Dans une situation pareille, le silence devient alors la règle d’or pour toute victime qui veut encore pouvoir vivre, survivre, sous le joug de régimes répressifs. Quand les administrateurs honnêtes font défaut, il ne reste d’autre solution pour les entrepreneurs que de payer des pots-de-vin. La corruption devient ainsi systématique au point de voir l’illicite devenir légal et constituer la norme. La corruption est à ce point réglementée et institutionnalisée que ceux qui agissent dans l’illégalité pénalisent chaque fois plus ceux qui reconnaissent les « vieilles » normes. Cette perception est mise en exergue chez Tanure Ojaide qui choisit dans sa poésie de décrire des classes politiques présentées comme des associations de profiteurs qui s’arrachent des billets de banque au détriment d’un pays misérable. Le pouvoir est pour eux un moyen d’enrichissement illicite. Les passe-droits se multiplient, la corruption triomphe. Les pourboires décident de l’octroi des contrats. Certains se révèlent dans l’art de l’opportunisme. Tanure Ojaide qualifie ces dirigeants corrompus de voyous. En recourant à l’image des « montagnes avalées », Tanure nous montre l’énormité des détournements de deniers publics réalisés par ces dirigeants. À travers une métaphore filée, il les compare aux effets naturels dévastateurs de l’ouragan et de la tornade qui ne laissent que misère, ruines et désolation suite à leur passage. Le refus de l’injustice, de la misère et du coût d’une corruption uniquement à la charge des pauvres induit (de façon utopique ?) dans la poésie de Tanure Ojaide révolte de la population, instabilité politique et emprisonnement des dirigeants corrompus.
O Aridon, bring back my wealth
from rogue-vaults;
legendary witness to comings and goings,
memory god, my mentor,
blaze an ash-trail to the hands
that buried mountains in their bowels,
lifted crates of cash into their closets.
I would not follow the hurricane,
nor would I the whirlwind
in their brazen sweep-away;
they leave misery in their wake;
I would not spread my ward’s wealth in the open
and stir the assembly to stampede;
I, would not smear my staff with the scorn of impotence
You can tell
when one believes freedom is a windfall
and fans himself with flamboyance.
The chief and his council, a flock of flukes
gambolling in the veins of fortunes.
Range chickens, they consume and scatter…
They ran for a pocket-lift
In the corridors of power
and shared contracts at cabals
the record produce and sales
fuelled the adolescent bonfire of fathers.
Shamgari, Shankari, shun garri
staple of the people
and toast champagne;
Alexius, architect of wind-razed mansions,
a mountain of capital.
Abuja has its dream!
O Aridon, bring back my wealth
from rogue-vault;
they had all their free days,
let today be mine.
Cut back pictures of shame
for I know why
the gasping eagle, shorn of proud feathers
sand-ridden, mumbles its own dirge
gazing at the iroko
it can no longer ascend…
Pity the fate of flash millionaires.
If they are not hurled into jail, they live
in the prison houses of their crimes and wives
and when they die, of course, only their kind
shower praises on vultures. (2000, p. 196)
24Éradiquer la corruption n’est assurément pas aisé, mais le retour aux valeurs et à la bonne gouvernance pourrait, selon Tanure Ojaide, atténuer cette violence quotidienne.
3. Le modèle de bonne gouvernance : antidote purement littéraire ou réaliste ?
25La corruption est donc devenue un mal endémique, retranscrit tant dans les vers que dans la prose de Tijan M. Sallah, Tanure Ojaide et Tunde Omobawale. Outre le fait de mettre en valeur les tragiques éléments-clés de ce diagnostic, la « solution » littéraire considérée comme adéquate est une bonne gouvernance. Il s’agit d’une bonne gouvernance non simulée, réalisée dans la pratique.
26S’y ajoute la proposition d’un retour aux valeurs morales et spirituelles d’une Afrique d’antan. La nécessité d’être humble est observée par tous les personnages qui s’engagent sur le chemin de la droiture. « Le moine, disaient les Pères du désert d’Égypte, doit se proposer d’acquérir l’humilité avant toute autre vertu, et aussi L’Homme a besoin de l’humilité et la crainte de Dieu comme le souffle qui sort de sa narine » comme le notent Darricau et al. (1988, p. 88).
27Une autre manière de contribuer au bonheur de l’humanité est la capacité de chacun à réfréner ses envies, à faire preuve donc de retenue. Stéphanie Dorwick (2002, p. 148) nous rappelle que la retenue est une vertu qui, au premier coup d’œil, peut paraître mineure. Il n’empêche que la retenue n’est pas une habitude. Elle est, chaque fois qu’elle survient, un nouvel acte de volonté, une expression de notre liberté à décider pour nous-même. Elle est l’expression de notre choix de loyauté vis-à-vis de ce qui nous paraît important ou pas, notre choix réfléchi concernant le bien social. En nous intéressant à ce qui intéresse les autres, en exprimant notre gratitude, en nous passant de ce qui est acquis aux dépens des autres, une autre voie est présentée comme possible.
28Combattre la corruption est en somme une responsabilité commune, mais pour réussir dans cette croisade, tout doit commencer du sommet vers le bas, nous rappellent Tijan M. Sallah, Tanure Ojaide et Tunde Omobawale. Les chefs d’État africains doivent ouvrir la marche afin que le reste de la troupe puisse suivre leur cadence. Le Président John Magufuli de la Tanzanie, surnommé « Bulldozer » à cause de sa guerre contre la corruption, est un exemple à suivre si l’Afrique est prête à embrasser la voie de la justice, du développement et de la cohésion sociale. C’est dans cette perspective que Tunde Omobowale nous propose la bonne gouvernance comme une possibilité d’amélioration. Dans sa nouvelle intitulée The Adventures of Mungu (2004, p. 136), il nous présente un jeune prince qui vient d’être couronné et qui est soumis à une épreuve d’évaluation de sagesse. Selon la coutume, il doit faire son baptême du feu à la Cour, c’est-à-dire juger pour la première fois un différend qui oppose deux sujets, Dakubi et Oraku. Deux chèvres du plaintif Dakubi se sont égarées et firent des dégâts dans le champ d’ignames de l’accusé, Oraku. Ce dernier, avec ses enfants, tue les chèvres trop gourmandes. Non content de la situation, Dakubi porte plainte et veut réparation. Après avoir écouté Dakubi, le prince lui demande le montant qu’il souhaite recevoir en guise de compensation. Dakubi répond en exigeant vingt sacs de cauris, ce qui est en fait dix fois plus élevé que le prix de deux chèvres. Pour Dakubi, l’occasion qui se présente lui semble favorable pour s’enrichir.
29L’accusé et l’assistance sont consternés par la demande de Dakubi. Le prince lui répond que la demande sera accordée. Puis, il se retourne vers l’accusé et lui demande s’il dispose de cette somme, colossale, pour pouvoir payer les dégâts. Celui-ci, fort triste, répond par la négative. Le roi prend alors tout en charge. Il ordonne à l’un de ses valets d’aller dans ses réserves pour lui apporter vingt sacs de cauris. Ainsi, le roi au nom d’Oraku l’accusé, remet les vingt sacs de cauris à Dakubi qui rayonne de joie. Tout le monde s’étonne de la tournure des évènements. Mais, au moment où l’accusé s’apprête à partir, le prince lui demande si son champ n’est pas aussi ravagé par les chèvres. Oraku répondit par l’affirmative. Le prince lui dit alors qu’il est libre de porter plainte contre Dakubi. Oraku, à son tour, soutient qu’il a perdu quarante pieds d’ignames. L’assistance n’y comprend plus rien. C’est la confusion totale. En guise de réparation, le roi lui demande de fixer son montant. Oraku demande une réparation de soixante sacs de cauris. Dakubi est dépassé. Il pleure et demande pardon parce qu’il n’a pas cette somme. Le prince lui répond qu’Oraku n’avait pas non plus la somme qu’il avait demandée en compensation. Le voile tombe enfin et le prince s’adresse à son peuple en ces mots :
My people, I have something to tell you today and I want you to listen carefully. You all know that for many years now, I have been at the mausoleum of my forefathers, praying for the well-being of this nation. Therefore, it was a surprise when I saw one of my brothers this morning with a message to me about this case. He had come to plead the case of Dakubi during the trial with Oraku. He wanted me to favour him and to do this, he brought four bags of cowries… I am appealing to all of you not to bribe me, to favour any case. The money that Dakubi offered me shall be given to the state, while the prince, who offered it on his behalf, is already being escorted out the capital right now. He is posted to one of the barren regions of the empire as governor. (Omobowale, 2004, p. 136)
30Voilà quelqu’un au sommet comme John Magufuli, feu Président de la Tanzanie, qui dit non à la corruption et au règne de l’impunité tout en mettant en garde son gouvernement et son peuple. Le prince de la parabole/parole de griot à portée politique de Omobawale exhorte son peuple au civisme, à la justice, à l’incorruptibilité, à la sérénité et à la tempérance. Tempérance versus appétits de l’homme. La tempérance a quelque chose de moins dynamique, mais elle constitue une régulation indispensable en soumettant à la raison tous nos désirs. Le cultivateur, tout comme le fonctionnaire, peut retrouver par conséquent sa sérénité et son intégrité si nos États mettent en pratique les principes de bonne gouvernance, en œuvrant pour la stabilité dans toutes ses formes, la démocratie et le respect des droits de l’homme. Wolfgang Seibel (Porta et Meny, 1999, p. 93) nous dit que grâce à la formation de son personnel qui garantit de hauts niveaux professionnels, l’administration est tout à fait au service de l’idée du Rechsstaat et qu’elle est ainsi, par son efficacité, précieuse aux Allemands. Le fonctionnaire allemand n’est pas très bien payé, mais il détient, à la différence de l’homme politique, un poste stable, et peut tirer un avantage considérable de son identité professionnelle, dont l’incorruptibilité se doit d’être une composante. C’est en tous les cas l’orientation retenue par Tijan M. Sallah, Tanure Ojaide et Tunde Omobawale qui, à travers leurs écrits, s’engagent pour une autre Afrique.
Conclusion
31La pauvreté est l’une des causes majeures de la corruption. Cependant, la condition de l’homme peut être améliorée en Afrique si les dirigeants se soucient des besoins du quotidien en essayant de trouver des voies et moyens pour rendre ces besoins accessibles au peuple, répètent, chacun à leur façon, Tijan M. Sallah, Tanure Ojaide et Tunde Omobawale. L’homme qui a faim, qui est malade, qui est mal payé, est prêt à saisir n’importe quelle occasion pour se tirer d’affaire. Ceci revient à dire que quand l’État et le marché mondial ne sont plus capables de répondre aux demandes économiques et sociales de ceux qui ont des problèmes, qu’il s’agisse de salariés ou d’entrepreneurs, la corruption apparaît comme une solution sans fin.
32Ce que nous disent Tijan M. Sallah, Tanure Ojaide et Tunde Omobawale, c’est que nous sommes tous directement ou indirectement responsables devant la corruption et qu’il convient de la combattre en commençant du sommet vers la base et de la base jusqu’au sommet comme y invite très clairement Tunde Omobowale. La culture de la justice doit dès lors devenir une priorité chez des dirigeants africains qui pourraient ainsi décourager la corruption en adoptant des lois fortes contre les fautifs. Mais quel antidote possible face à l’écrasante mise en mots du fonctionnement pervers quotidien de cette corruption ? La mission de l’écrivain comme véritable acteur socio-politique n’en demeure pas moins au centre de ces récits. Ces écrivains cherchent, sans nier la réalité, à refonder une autre histoire possible comme des griots ou maîtres de la parole dont le rôle est justement de mettre en garde contre les dangers.
33Tijan M. Sallah, Tanure Ojaide et Tunde Omobowale décrivent non seulement la pratique de la corruption et condamnent les États complaisants, mais ils nous invitent aussi à nous réconcilier avec nous-mêmes afin que puissent renaître en nous des valeurs humaines faisant prévaloir l’intérêt national sur les intérêts personnels, le sens du devoir et du patriotisme sur la politique du ventre. C’est à ce prix que l’éradication de la corruption peut devenir une réalité. Tijan M. Sallah, Tanure Ojaide et Tunde Omobowale en sont bien conscients et mettent leur production littéraire au service de cet objectif à la fois civique et humain pour une Afrique qu’ils continuent de rêver autrement.