Essais de chantabilité des cantes en français : retours d’expérience Singability Tests of Cantes in French: First Feedbacks
Il s’agit ici de proposer une première réflexion, un premier retour d’expérience, sur la chantabilité des traductions de letras flamencas qui ont été testées au sein de l’atelier Trad. Cant. Flam., et notamment d’interroger la méthodologie d’une telle mise à l’épreuve des traductions par le chant.
The aim of this paper is to give a feedback on, and first analysis of, the singability of flamenco lyrics translated into French, as tested in the Trad. Cant. Flam. workshop, and especially to question the methodology used in testing translations through singing.
Introduction
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En espagnol, « suena flamenco » signifie que la musique entendue correspond au cadre, aux normes de l’idiome musical flamenco et aux attentes des récepteurs qui possèdent cette culture flamenca et connaissent ce patrimoine, ses textes et ses formes.
1L’atelier Trad. Cant. Flam. s’est donné pour objectif de transposer des textes de cantes flamencos en français et ce, dans le but de les réaliser vocalement. Cette réalisation vocale prétend néanmoins s’inscrire dans le respect d’une tradition d’origine : malgré le changement de langue, il s’agit dans un premier temps de chercher à « sonner » flamenco en français, autrement dit de chanter ces traductions dans le cadre de l’idiome musical flamenco1. Les tests de chantabilité consistent donc à s’assurer que les traductions proposées peuvent fonctionner à l’intérieur de ce cadre.
2Si cette démarche inédite peut sembler aisée ainsi présentée, sa mise en application soulève un certain nombre d’interrogations et de problèmes concrets. Certes, déjà dans la pratique du chant flamenco traditionnel le texte chanté occupe une place prépondérante (avec une très grande attention portée à la mise en rythme du texte, à sa prononciation et à son intonation), mais il est néanmoins plutôt rare d’être confronté à la création de texte dans le flamenco dit traditionnel : il s’agit la plupart du temps pour le chanteur de reprendre des letras déjà existantes. Or si traduire, du point de vue littéraire, n’est pas tout à fait synonyme d’une création artistique (ou du moins peut l’être mais en un sens alors particulier), chanter une traduction sur une mélodie déjà existante semble s’apparenter davantage à un tel acte créatif tant ce geste consiste à donner naissance à quelque chose d’inédit. Dans ce cas, il n’est en effet ni possible de compter sur la tradition orale, ni de prendre appui sur un enregistrement ou une performance qui précèderaient cet acte. Se pose alors immanquablement la question de la méthodologie : comment valider ou invalider une traduction flamenco via le chant ? Quels critères nous permettent de dire que telle proposition est plus chantable que telle autre ?
3Lors des ateliers Trad. Cant. Flam., c’est toujours pas à pas, avec des doutes et surtout beaucoup de précautions qu’il a fallu parfois trancher entre des traductions. En tant qu’artistes essayant de chanter ces traductions, nous devions alors chercher une raison de préférer une version plutôt qu’une autre et, surtout, nous devions être en mesure de pouvoir la formuler et d’en débattre avec l’ensemble du groupe de chercheurs. Autrement dit, il fallait mettre des mots sur nos intuitions (lorsque nous en avions) et essayer de comprendre quels critères un tant soit peu objectifs pouvaient justifier un choix de traduction du point de vue de la chantabilité.
4Dans le meilleur des cas, une traduction peut dire d’elle-même qu’elle ne fonctionne pas par son impossibilité à être chantée : le chanteur s’arrête alors au milieu de la phrase en s’apercevant qu’il ne parvient pas à respecter la mélodie et/ou le rythme initial du cante. Mais lorsque plusieurs traductions possibles fonctionnent, il devient nécessaire d’argumenter, de dire où va notre préférence et surtout pourquoi. C’est donc ce « pourquoi » qu’il s’agit d’éclaircir au cours de nos recherches. Pour un premier moment réflexif sur cette question, nous insisterons ici sur l’importance de la mélodie chantée comme premier critère permettant de valider ou d’invalider une traduction chantable.
Retour d’expérience
5En expérimentant la chantabilité des traductions proposées lors des ateliers Trad. Cant. Flam., deux cas de figures se sont présentés : le premier, lorsque la traduction et l’essai de chantabilité sont assurés par la même personne, simultanément traductrice et chanteuse ; le deuxième, lorsqu’une traduction est d’abord effectuée par un traducteur pour ensuite être proposée à un chanteur.
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Tels que les ornements, les mélismes, les respirations, les allongements d’une note plutôt qu’une autre, etc., autrement dit l’ensemble des paramètres qui peuvent varier selon les interprètes (et même selon différentes exécutions d’un même interprète) et les conditions d’exécution.
6Quel que soit le cas de figure, il semble que le travail préalable et essentiel soit l’étude du modèle mélodique du cante correspondant à la copla traduite (et ce, avant même la prosodie ou l’adéquation du rythme musical au compás, s’il y en a un). En effet, tester la chantabilité d’une traduction, c’est avant tout pouvoir lier un texte et une mélodie. Il semble donc nécessaire dans un premier temps de s’appuyer sur la structure mélodique générale du cante, autrement dit de faire émerger le profil mélodique qui le caractérise, indépendamment des conditions particulières de telle interprétation, de telle version enregistrée ou performée2. La première difficulté en tant que chanteur pour expérimenter la chantabilité est alors de savoir distinguer entre les éléments nécessaires et les éléments contingents d’un cante. Pour faire émerger cette structure mélodique générale, un travail concret de comparaison de différentes versions d’un même cante s’avère nécessaire et ce, afin de repérer les notes dites « obligées » qui permettent de reconnaître cette ligne musicale. Tester la chantabilité revient ainsi à se demander premièrement si la versification de la copla traduite en français peut ou non coïncider avec ce modèle mélodique général du cante, en se demandant par exemple : y a-t-il le nombre de syllabes adéquat pour placer les notes obligées ? Autrement dit, il s’agit d’accorder la prosodie à la mélodie du cante. Dans le cadre d’un chant a compás, tout ce travail mélodique et prosodique sera doublé d’un autre, qui portera sur le rythme et qui sera plus contraignant encore (et qui sera différent des efforts – d’ordre rythmique, déjà – de la seule diction) : les vers proposés doivent pouvoir être en adéquation avec le cycle rythmico-harmonique du palo correspondant (sa durée, ses accentuations) et cela ajoute une contrainte supplémentaire à la traduction.
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Ce que l’on nomme tercio correspond justement à une phrase mélodique qui coïncide généralement avec un vers de la strophe chantée. Voir glossaire.
7Une fois ce processus – qui consiste finalement à reconstituer des tercios3 – terminé, peuvent être ajoutés les mélismes et ornements sur les syllabes les plus pertinentes, c’est-à-dire en essayant de respecter à la fois l’accentuation propre à la langue d’arrivée, le sens du texte et le modèle mélodique qui facilite ou appelle tel ou tel mélisme. À cet égard, il faut également noter que les répétitions de vers au sein d’une même copla (que la transcription ne fait pas apparaître) occupent une place importante dans le travail du chanteur puisque la répétition d’un même vers ne donnera pas forcément lieu à la répétition du même tercio, la mélodie ou son ornementation pouvant varier, alors même que le texte reste le même.
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Pour une analyse approfondie de ces nanas, voir l’article de Cécile Bertin-Elisabeth et Hilda González. https://www.unilim.fr/flamme/496.
8Le travail de traduction chantée jusqu’ici effectué a permis de constater que traduire un texte en vue de sa chantabilité exige de ce texte des qualités différentes de celles demandées par la traduction poétique étrangère à toute mise en musique. Notamment, il arrive parfois que la ligne mélodique empêche le respect d’une régularité métrique du vers dans la langue d’arrivée, celle-ci passant alors au second plan pour permettre de répondre à la triple exigence : 1) sémantique, 2) musicale, et 3) de prosodie textuelle. C’est ce qu’illustrent bien par exemple ces coplas de nanas traduites lors des ateliers Trad. Cant. Flam. (colonne de droite) et qui ne rendent pas compte de la régularité initiale du texte original (colonne de gauche)4 :
Nanas por Bernardo el de los Lobitos
A dormir va la rosa (7) De los rosales; (5) A dormir va mi niño (7) Porque ya es tarde (5)
Este niño chiquito (7) No tiene cuna; (5) Su padre es carpintero (7) Y le hará una. (5)
Mi niño, cuando duerme, (7) Lo guarda un ángel, (5) Que le vela su sueño (7) Como su madre. (5)
Nana, nana, nana, nana (8) Duérmete, lucerito (7) De la mañana. (5) |
Berceuses par Bernardo el de los Lobitos
La rose des rosiers (6) va s’endormir. (4) Mon enfant sans plus tarder (7) il faut aller dormir. (6)
Ce tout petit bébé (6) dort sans berceau, (4) son père charpentier (6) en fera un bientôt. (6)
Quand il dort, mon bébé (6) un ange le surveille (6) Il garde son sommeil (6) Tout comme sa mère. (5)
Câlin, câlin, câlin (6) Dors ma petite étoile (6) du matin. (3) |
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Pour une analyse approfondie de cette traduction, nous nous permettons de renvoyer le lecteur à l’article d’Anne-Sophie Riegler qui lui est dédié dans ce même volume de la revue, ainsi qu’à l’enregistrement joint. https://www.unilim.fr/flamme/408.
9Une bonne traduction du point de vue de la chantabilité serait alors une traduction faisant coïncider les accents de la ligne mélodique et du compás avec les accents du texte, telle que celle par exemple proposée dans la letra de caña suivante, qui allie notes obligées, accents du compás et accentuation de la langue, ici soulignés5 :
On peut toujours m'obliger
À servir Dieu et le roi.
Réussir à te quitter
La loi ne m'y oblige pas.
10On peut donc dire qu’il y aurait trois grandes contraintes dans ce type de traduction :
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une contrainte propre à toute traduction, à savoir traduire correctement le sens du texte, ce qui suppose non seulement la connaissance des deux langues mais également du contexte socio-culturel duquel émanent les coplas ;
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respecter le nombre de syllabes appelé par le modèle mélodique et rythmique propre à chaque cante, ce qui revient, dans la mesure du possible, à essayer de reproduire des aspects métriques comme la longueur du vers et/ou certaines particularités du texte original, ceci permettant généralement de répondre aux nécessités musicales ;
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reproduire dans la mesure du possible la prosodie de l’espagnol, c’est-à-dire essayer de trouver des mots de même longueur, ayant les mêmes accentuations et des voyelles qui puissent supporter les ornements, afin de placer les mélismes aux mêmes endroits.
- Note de bas de page 6 :
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Voir la charte co-rédigée par Anne-Sophie Riegler et Vinciane Trancart. https://lwww.unilim.fr/flamme/561
11Nous retrouvons ici en trame de fond le pentathlon de Peter Low (chantabilité, sens, naturel, rythme et métrique) qui vise à déterminer une méthodologie permettant de produire des traductions de chants6. Nous sommes en mesure d’en étoffer le premier axe, celui de la chantabilité, en ce qui concerne la traduction du flamenco spécifiquement. Puisqu’il ne s’agit pas de créer une musique pour une traduction mais d’adapter une traduction à une donnée musicale déjà existante et en partie figée – les cantes sont des compositions mélodiques passées dans le répertoire traditionnel flamenco –, un premier critère important dans notre démarche, pour discriminer entre différentes traductions d’une même letra, est leur confrontation avec le modèle mélodique du cante préalablement existant et avec le modèle rythmique du palo correspondant (si celui-ci en possède un, dans le cadre des cantes à compás). Ce seul critère n’est sans doute pas suffisant pour déterminer une méthodologie de la chantabilité des traductions de letras flamencas, mais il s’est révélé être, pour nous, chanteuses, une première étape essentielle.
Conclusion
12En somme, l’avantage d’être à la fois traducteur et chanteur est d'assumer d’emblée les différents choix de traduction en tenant compte de ces nécessités musicales. Néanmoins, tester la chantabilité d’une letra sans l’avoir soi-même traduite permet de prendre en compte, comme une donnée supplémentaire, les spécificités d’une traduction destinée au chant, engageant une collaboration entre traducteurs et musiciens au sein de l’atelier. Ces tests de chantabilité donnent lieu, en tout état de cause, à de véritables exercices de traduction collective et soulignent l’hétérogénéité des compétences pouvant intervenir dans le champ de la traduction, en l’occurrence, ici, des compétences linguistiques, artistiques, musicologiques et flamencologiques.