Situé dans la perspective de l’éducation inclusive, cet article porte sur la question de l’accessibilité des savoirs dans le domaine de l’enseignement de l’oral au regard des inégalités scolaires et sociales liées à son usage. Il s’agit d’analyser, dès la conception d’une séquence, un dispositif didactique et les outils désignés qu’il comprend : en quoi une telle ingénierie, proposée par des chercheurs à des enseignants, favorise-t-elle l’enseignement et l’apprentissage de la lecture à d’autres considérée comme un genre oral ? Cette étude s’intéressera plus particulièrement à la lecture de textes de discours en Enseignement Moral et Civique porteurs d’enjeux thématique et pragmatique dans des classes de cycle 3 (élèves de 9 à 11 ans).
From the perspective of inclusive education, this article looks at the question of the accessibility of knowledge in the field of oral language teaching, with regard to the educational and social inequalities associated with its use. The aim is to analyze, right from the conception of a sequence, a didactic device and the designed tools it comprises: in what way does such engineering, proposed by researchers to teachers, promote the teaching and learning of “reading to others” considered as an oral genre? This study will focus on the reading of thematically and pragmatically challenging discourse texts in Moral and Civic Education in Cycle 3 classes (pupils aged 9 to 11).
Introduction
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Loi n° 2005-102 du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées.
1Initialement, les politiques inclusives visaient la scolarisation d’enfants en situation de handicap en milieu ordinaire (loi du 11 février 20051). Désormais, elles doivent répondre à « l’exigence faite au système éducatif d’assurer la réussite scolaire et l’inscription sociale de tout élève indépendamment de ses caractéristiques individuelles ou sociales » (Ebersold, 2009, p. 79). Pour faire face à la diversité des élèves, les professionnels sont invités à transformer leurs pratiques pédagogiques et didactiques de manière à ce que tous les élèves puissent accéder au savoir, selon le principe d’accessibilité universelle. Notre étude porte sur la possibilité de designer – c’est-à-dire, de profiler en fonction d’un usage disciplinaire, d’un contexte et d’objectifs – les outils d’un dispositif didactique (Dupont et al., 2018) pour le rendre inclusif et se demande en quoi il favorise l’enseignement et l’apprentissage de la lecture à d’autres, considérée ici comme un genre oral.
1. Problématique : langage oral et inclusion
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2Les chercheurs de didactique du français soulignent que l’oral et ses usages diversifiés sont un facteur majeur des inégalités scolaires, d’où l’importance de son enseignement qui reste un parent pauvre de la didactique du français (Gagnon, de Pietro & Fisher, 2017). Dans la construction d’une école inclusive qui vise à assurer une scolarisation de qualité pour tous les élèves2, la didactique de l’oral appelle une réflexion sur l’accessibilité des contenus de savoirs et sur un renouveau des dispositifs d’enseignement proposés depuis la fin des années quatre-vingt-dix (Dolz & Silva-Hardmeyer, 2020).
1.1. Le langage oral facteur d’inégalités
3Les recherches en sociologie du langage soulignent que l’existence des inégalités scolaires et sociales sont notamment liées aux usages de la langue et du langage dans le cadre des apprentissages scolaires (Lahire, 1993). Ces inégalités se creusent à l’école pour les élèves dont le rapport au langage ne permet pas d’entrer dans les apprentissages scolaires qui impliquent un rapport au monde lié au questionnement et à la compréhension et non celui à la seule expérience (Bautier, 2016). L’école doit permettre aux élèves d’acquérir des conduites discursives transformatrices et non d’être « seulement » capables d’effectuer des tâches à l’oral avec un « déjà là » de leur oralité spontanée, car, dès l’école maternelle, les usages du langage par les élèves sont très différents. Il s’agit donc d’enseigner et de faire apprendre des façons d’être au langage et au monde qui participent profondément à la construction et à la socialisation des sujets. À cet égard, Bautier note que « la familiarité avec l’oral pour apprendre, pour (s’)interroger, et problématiser et ainsi élaborer une compréhension […] fondée dans le travail avec le langage ne fait que rarement l’objet d’un apprentissage scolaire » (Bautier, 2016, p. 96). Face à ces constats, l’institution propose trois axes pour « conforter une école bienveillante et exigeante » (Saillot, 2018, p. 3) : le renforcement des organisations pédagogiques et éducatives, le suivi des apprentissages des élèves et une évaluation positive (Sales-Hitier & Dupont, 2022). Permettre à tous les élèves d’aborder les contenus d’enseignement et de se les approprier amène à réfléchir aux configurations des dispositifs didactiques centrés sur des contenus spécifiques de savoir à enseigner/apprendre du langage oral afin de les rendre accessibles à chacun. Cette accessibilité renvoie à une approche tout d’abord développée au Canada et aux États-Unis, l’Universal Design for Learning, que l’on retrouve dans le milieu francophone sous l’appellation de conception universelle des apprentissages (Eid, 2019). La conception universelle ou le Design pour tous, apparu initialement dans le domaine de l’urbanisme, a été créé dans l’optique d’orienter les décideurs et architectes dans l’élaboration et la mise en œuvre de mesures visant « la participation sociale de l’ensemble de la population dans une perspective de respect des droits humains » (Fougeyrollas, Fiset, Dumont, Grenier, Boucher & Gamache, 2019, p. 169).
4Dans le domaine de l’apprentissage, cette approche vise à prévoir, dès la conception des enseignements, les démarches et les moyens qui permettront de faire progresser autant que possible tous les élèves sans nécessiter d’adaptation secondaire.
1.2. De l’accessibilité universelle à l’accessibilité didactique
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5L’accessibilité, dite « universelle », devient un choix sociétal (Benoit, 2019) pour des pays comme la France qui ratifie en 2010 l’article 24 de la Convention de l’ONU de 20063. Dans le système éducatif français, la perspective inclusive amène une rupture dans la logique qui prévalait jusqu’alors avec le paradigme intégratif. Pour Ebersold (2017, p. 90), « la conception universelle de l’accessibilité scolaire (universal design for learning) vise à pallier les inaptitudes et les incapacités des établissements et non celles des élèves ». Ainsi, plutôt que de proposer des adaptations individuelles centrées sur les caractéristiques intrinsèques des élèves afin de compenser un écart à la norme, il s’agit d’observer et d’analyser dans l’environnement scolaire ce qui peut faire obstacle aux situations d’apprentissage et à la participation sociale de tous les élèves.
6La conception universelle des apprentissages propose alors des lignes directrices à mobiliser dès la conception des séquences. Ceci pour permettre à une diversité d’élèves d’un même groupe classe d’avoir accès au savoir. Le point de départ pour la mise en œuvre de cette conception est l’anticipation et l’analyse des obstacles pédagogiques et didactiques relatifs à une situation d’apprentissage et/ou à un objet de savoir. Pour dépasser ces obstacles, les enseignants peuvent avoir recours à de multiples moyens de représentation. Cela permet aux élèves d’avoir accès à diverses informations et connaissances. Les enseignants ont aussi recours à de multiples moyens d’action et d’expression pour encourager les élèves à démontrer ce qu’ils savent. Enfin, de multiples moyens d’engagement peuvent être mobilisés pour favoriser une rencontre avec des situations variées qui suscitent leur intérêt. Ces principes fondateurs de la conception universelle des apprentissages peuvent être conjugués au sein d’une même séance pour favoriser l’accessibilité des savoirs (Rose & Meyer, 2002). Il s’agit de penser ces moyens au service d’une pédagogie qui s’adresse à tous, pédagogie dite universelle, et non de les mobiliser à des fins de remédiation pour certains élèves seulement. « Plutôt que de proposer un chemin quasi unique et de pallier les difficultés au fur et à mesure qu’elles émergent, la pédagogie universelle mise sur l’accès à une multitude de chemins susceptibles de répondre aux besoins individuels d’une diversité d’élèves » (Bergeron et al., 2011, p. 92). Cette flexibilité permet alors de réduire les barrières dans l’accès au savoir et offre à tous les élèves des opportunités d’apprendre.
7Rendre possible l’accès au savoir et la participation sociale de tous repose sur la « cohérence d’une posture pédagogique interactive, collaborative et inclusive », qui reconnait en chaque élève un être de langage et de culture (Benoit & Feuilladieu, 2017, p. 32). Le processus d’accessibilisation doit rendre les élèves « capable[s] d’agir comme [leurs] pairs dans [une] situation d’enseignement-apprentissage » (Ibid., p. 42). Cela suppose d’articuler les gestes d’enseignement et les outils pédagogiques et didactiques mobilisés, ce que les auteurs nomment l’ « opérationnalité inclusive ». Les différentes ressources (outils, supports) peuvent en effet être plus ou moins didactisées selon la fonction qui leur est attribuée par l’enseignant au regard de la situation d’enseignement apprentissage.
8Des didacticiens de différentes disciplines scolaires interrogent les conditions d’accessibilité didactique, par exemple aux savoirs mathématiques (Suau & Assude, 2016) à travers notamment l’étude de dispositifs particuliers mis en œuvre. Cette question de l’accessibilité didactique est cruciale dans le domaine de la lecture qui est souvent essentialisée et réduite à l’une de ses composantes (les correspondances phonème-graphème, la compréhension, la fluence de la lecture à voix haute, etc.). Son accessibilité est également importante dans le domaine de l’oral, dont les contenus d’enseignement sont difficiles à délimiter, ce qui ne favorise pas une clarification du contrat didactique avec les élèves.
2. Le dispositif de la lecture à d’autres
9La lecture à d’autres peut être définie comme un oral public réalisé à partir d’un texte écrit (Dolz et al., 1996). Elle ajoute une dimension pragmatique à la lecture à voix haute, traditionnellement pratiquée dans les classes, pour évaluer les compétences en lecture. Elle présente des enjeux spécifiques tels qu’informer, convaincre, instruire ou procurer du plaisir aux auditeurs et inscrit la lecture dans un cadre interactionnel. La lecture à haute voix apparaît comme une situation langagière propice au développement de compétences spécifiques de mise en voix des textes (linguistiques, pragmatiques, paraverbales, mimo-gestuelles). Ces dernières ne se résument pas aux compétences de déchiffrabilité et de fluence mais nécessitent une compréhension et une forme d’appropriation du texte.
2.1. Dispositif didactique et outils designés
10De façon générale, Weisser définit le dispositif « comme le résultat virtuel, d’un travail d’ingénierie qui prévoit les outils sémiotiques ou instrumentaux à mettre à la disposition du sujet pour que son rapport au monde devienne source d’apprentissage » (Weisser, 2010, p. 292). Cela implique pour les enseignants de gérer et d’anticiper des situations de classe nécessitant une organisation temporelle, de penser des modalités d’apprentissage articulant le collectif, les groupes et les activités personnelles favorisant l’appropriation des savoirs de chacun des élèves, quelles que soient leurs connaissances et leurs compétences.
11Les dispositifs sont à considérer à la fois comme un espace de contraintes visant à orienter et à réguler les démarches d’enseignement et d’apprentissage et, se référant à une épistémologie interactionnelle et socio-constructive, comme un espace de liberté dans lequel les élèves aménagent - d’une certaine façon - leurs activités pour élaborer des savoirs (Bishop & Dupont, 2023). En ce sens, la conception d’un dispositif tend à mettre en scène des outils pour rendre présents les contenus d’enseignement, à valoriser la diversité et à développer la participation sociale (Sales-Hitier, 2023).
12Les connaissances sur le fonctionnement des outils en classe, leur usage et leurs fonctions ne sont pas toujours conscientisées, visibles ou maitrisées par les enseignants et leurs élèves. Ces outils peuvent poser des difficultés s’ils sont complexes, comme le font remarquer des travaux récents (Bonnery, 2015) qui analysent l’impact des outils pédagogiques de l’enseignant comme les fiches photocopiées, les albums jeunesse, les outils numériques sonores, les livrets d’évaluation, etc., sous l’angle des inégalités scolaires. Nous retenons pour notre part que ce n’est pas uniquement leur complexité qui serait productrice d’inégalités, mais surtout le fait qu’ils ne soient pas designés (Dupont & Grandaty, 2019).
13Les outils designés doivent donner à voir aux élèves ce qui est visé par l’apprentissage. Pour cela, le design de l’outil ne touche pas uniquement à sa matérialité, mais également aux significations qui lui sont rattachées et à la mise en scène des contenus de savoirs pour rendre visibles les apprentissages ciblés.
14Associer l’action de designer à une méthodologie de conception d’un dispositif, c’est modéliser une idée complexe dans le but de la réaliser concrètement sur le terrain en planifiant méthodiquement sa mise en œuvre (Vial, 2017 ; Sales-Hitier, 2022). La proposition de designer les outils de la classe revient à les configurer pour les adapter à un contexte scolaire en fonction des savoirs à apprendre.
2.2. Le dispositif didactique de la lecture à d’autres comme genre oral
15Le dispositif didactique de la lecture à d’autres s’appuie sur les principes génériques issus des travaux portant sur la conception des séquences d’enseignement minimales de l’oral : SEMO (Dupont & Sales-Hitier, 2023). Les contenus d’enseignement élémentarisés, c’est-à-dire décomposés en sous-unités enseignables, portent à la fois sur des connaissances, celles du genre oral de la lecture publique, et sur les compétences identifiées comme essentielles pour la réaliser afin que les élèves conscientisent leurs apprentissages et les capitalisent. La visée du genre et son objet pour poser les enjeux d’une prise de parole publique reposent sur une culture commune à la classe ancrée dans les disciplines scolaires. Les écrits de travail collectifs (affichages pour mettre en mémoire, exemplier, bilans) ou individuels (fiche d’observation, journal de bord des activités) viennent étayer la réflexivité et l’institutionnalisation des savoirs. Ils sont consignés dans un carnet de bord individuel de langage oral que les élèves utilisent toute l’année. La possibilité est donnée aux élèves d’occuper différentes places dans les échanges en réception et en production et de se familiariser avec différentes opérations cognitivo-langagières (réfuter, reformuler, acquiescer, etc.) et conduites langagières (questionner, décrire, récapituler, etc.). L’évaluation croise plusieurs modalités d’observation instrumentées - fiches d’observation et bilan réflexif pour les élèves, fiche d’observation flottante et billet individuel de réussite pour les enseignants - donnant lieu à des bilans collectifs ou individuels et la formulation de conseils. Elle est circonscrite uniquement aux apprentissages réalisés par les élèves.
2.2.1. Les quatre étapes du dispositif de la lecture à d’autres
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16Une première étape d’acculturation des élèves a pour objectif un apport de connaissances à partir de l’observation de pratiques sociales expertes d’un genre oral donné. Il s’agit, dans le cas présent, de vidéos d’un concours national de lecture à voix haute d’enfants4. L’enseignant souligne l’efficacité de l’imprégnation et de l’imitation par les élèves des attitudes, des mimiques, de l’intonation et de la concentration des sujets observés. Cette observation instrumentée permet l’identification des compétences à mettre en œuvre par les élèves et de recenser des éléments linguistiques et discursifs utilisés. D’abord individuelle, elle donne lieu ensuite à la construction d’une trace mémoire collective.
17L’étape 2 fixe l’enjeu de la prise de parole publique selon la situation de communication en lien avec la discipline scolaire, l’Enseignement Moral et Civique (EMC). Les élèves, par groupe, travaillent sur des textes de discours différents afin d’en réaliser une lecture intelligible, vocalement expressive et intelligente (Dolz & Schneuwly, 1998/2016, p. 188) et préparent ainsi leurs productions orales. Celles-ci sont filmées afin de constituer des ressources pour la classe.
18L’étape 3 est destinée à réguler les productions orales de l’étape 2, dont certaines sont sélectionnées par l’enseignant en accord avec les élèves. Elles sont visionnées et des échanges ont lieu pour repérer les indicateurs de réussite et des points améliorables. Des ateliers différenciés sont mis en place pour répondre aux besoins des élèves.
19L’étape 4, enfin, est une étape d’intégration des connaissances et des compétences travaillées au cours de la séquence. Les élèves reprennent la production orale réalisée à l’étape 2 et sont observés par les pairs. L’élève rédige un bilan final des apprentissages réalisés, et l’enseignant, un bilan des réussites de l’élève.
20La possibilité d’expanser chacune de ces quatre étapes en allongeant le temps de travail sur document, en ajoutant des ateliers pour approfondir des compétences spécifiques ou en valorisant les productions par la réalisation d’un document sonore ou visuel ou encore par une prestation devant un autre public que le public classe, fait partie du dispositif. La déclinaison en quatre étapes du dispositif est récapitulée dans la figure suivante.
Figure 1 – Le dispositif didactique de la lecture à d’autres en quatre étapes
Auteurs : Sales-Hitier & Dupont
21Ces activités proposées dans le dispositif, via une acculturation à des pratiques expertes de lecture rarement mobilisées, comprennent un travail métadiscursif (production d’écrits de travail dans un carnet de bord de l’élève), des dimensions collectives (co-élaboration d’une culture commune et d’une production partagée) et la mise en lumière de l’expérience personnelle des élèves dans leurs écrits réflexifs.
2.2.2. Le choix du discours comme texte à lire
22La question didactique du choix du texte à lire reste souvent un point aveugle dans le design du dispositif. Cependant, la lecture d’un texte peut varier grandement selon son contenu, sa visée, et ses enjeux pragmatiques (Dolz & Schneuwly, 1998/2016) : on ne lit pas de la même façon une consigne de travail, un dialogue de théâtre ou bien un récit à énigme. Les caractéristiques du genre textuel du discours présentent un certain nombre de points d’appui pour soutenir l’activité des élèves afin que ceux-ci puissent réaliser ce que Dolz et al. (1996) appellent une lecture « intelligible » pour des auditeurs n’ayant pas le texte écrit sous les yeux et « intelligente », c’est-à-dire facilitant la compréhension du propos.
23Sur le premier point, Le Bart (1998) remarque que les orateurs experts sont amenés à faire preuve d’une certaine vigilance métalinguistique pour réguler les effets de leur communication. Cette vigilance se traduit fréquemment par un débit plus lent, l’utilisation de pauses et de silences, le fait de mettre en valeur par différents procédés d’insistance les mots clés relatifs au champ lexical du thème traité. Elle conduit à mettre l’accent sur l’interprétation du texte, les aspects prosodiques, ainsi que le langage corporel qui peut l’accompagner. Sur le second point, le genre textuel du discours renvoie à une logique de position que l’on défend et comprend une stratégie discursive afin d’emporter l’adhésion des auditeurs. Sa lecture sollicite une forme d’engagement dans l’activité. Elle nécessite également de bien saisir les enjeux du texte et d’identifier les obstacles de compréhension. Comme l’indiquent Boubert et Dias-Chiaruttini (2023, p. 155), « [...] à la fluidité, à l’articulation, au rythme, à la prosodie (intégrant respiration et silence) de la lecture du texte, il faut ajouter l’intention du lecteur, sa compréhension et son adaptation à la situation de communication et à la situation didactique ».
24À l’école, les textes donnés à lire sont des discours en lien avec les thématiques de la discipline Enseignement Moral et Civique (EMC) qui abordent des questions vives de la société relatives à l’école inclusive comme le racisme ou la discrimination, l’exclusion, les droits des enfants, la scolarisation des filles, l’égalité fille/garçon ou encore l’environnement. Leur objectif est de faire découvrir aux élèves des personnages célèbres identifiés comme tels, de leur faire comprendre les qualités et les valeurs qui caractérisent ces personnages et de s’interroger sur leur identification ou leur projection possible en tant que lecteurs. Ici, les différentes opérations langagières à effectuer sont au service d’enjeux disciplinaires : comment la lecture du texte peut-elle informer, faire réfléchir et convaincre un auditoire sur une question importante de notre société ? Ces enjeux concernent au sens large le respect d’autrui et sont centraux dans le prescrit de la discipline tant du point de vue des objets d’enseignement (le respect des autres dans leur diversité) que du point de vue des connaissances et compétences associées (identifier et exprimer les émotions et les sentiments ; partager et réguler des émotions, des sentiments dans des situations d’enseignement). Ainsi, ce dispositif vise à articuler un enjeu langagier – développer des compétences langagières dans le domaine de la lecture à d’autres – et un enjeu disciplinaire – s’identifier et projeter des qualités et des valeurs relatives à des questions civiques.
25Dans le dispositif didactique proposé, les élèves réalisent une lecture de quatre discours politiques de lutte contre les discriminations et pour les droits des minorités (annexe 1). Ont été choisies des figures emblématiques, Martin Luther King pour le racisme et la discrimination, Nelson Mandela pour la dénonciation de l’apartheid et l’émancipation des peuples, Malala Yousafzai pour l’accès à l’éducation des filles, ou Greta Thunberg pour la défense de l’environnement. Des supports spécifiques de présentation des textes ont été créés pour une lecture intelligible et intelligente, afin de faciliter l’appréhension de chacun des textes du point de vue de l’expressivité et de la compréhension. Le support est construit en prenant en compte la mise en espace du texte notamment pour faciliter la prise en compte des dimensions prosodiques et mettre en valeur les procédés anaphoriques. Un lexique permet de comprendre le sens de certains termes spécialisés et de rendre les élèves attentifs au répertoire thématique des mots-clés du texte. Enfin, des informations sur l’orateur et les conditions dans lesquelles le discours a été prononcé donnent des éléments de contextualisation de la prise de parole.
3. Questions de recherche et méthodologie
26Nous explorons dans cet article la possibilité de rendre accessible à tous les élèves l’enseignement de l’oral. Pour cela, nous questionnons le potentiel inclusif d’une ingénierie didactique proposée par des chercheurs à des enseignants. Ce dispositif, mettant en scène des outils designés, vise à favoriser l’enseignement et l’apprentissage de la lecture à d’autres de textes de discours en EMC, posée ici comme un genre oral.
27Aussi, nous posons deux questions de recherche :
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Comment le dispositif didactique de la lecture à d’autres favorise-t-il l’accessibilité des connaissances et des compétences de mise en voix des textes tout en offrant aux élèves l’opportunité de s’approprier les contenus de leurs discours plaidant pour une reconnaissance de la diversité ?
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En quoi les modalités d’appropriation par les enseignants des outils designés et du dispositif didactique rendent compte d’une opérationnalité inclusive ?
28Pour répondre à nos questions de recherche, nous analyserons sous l’angle de l’opérationnalité inclusive et des lignes directrices de la Conception Universelle des Apprentissages (CUA) l’ensemble du processus mis en œuvre : tout d’abord les étapes de la séquence didactique de la lecture à d’autres, puis sa mise en œuvre par les enseignants. Nous observerons enfin la manière dont les élèves se saisissent du dispositif au travers d’un outil : le carnet de bord de langage oral. Nous restituons cette étude dans le cadre d’une recherche impliquant dix enseignants de fin de cycle primaire (élèves âgés de 9 à 11 ans).
3.1. Corpus d’analyse côté enseignants
29Nous chercherons à repérer l’opérationnalité inclusive (Benoit & Feuilladieu, 2017), c’est-à-dire la manière dont s’articulent la posture, les gestes d’enseignement et les outils pédagogiques et didactiques mobilisés. Pour ce faire, nous observerons les commentaires et traces du travail en classe déposés par les dix enseignants sur une plateforme numérique collaborative tout au long de la mise en œuvre du dispositif (Padlet).
3.2. Corpus d’analyse côté élèves
30Côté élèves, nous souhaitons saisir la manière dont ils accèdent à diverses informations et connaissances (multiples moyens de représentation), à différentes voies pour démontrer ce qu’ils savent (multiples moyens d’expression) et à des situations variées qui suscitent leur intérêt (multiples moyens d’engagement), principes fondateurs de la conception universelle des apprentissages (Rose & Meyer, 2002). Pour cela, nous analysons des écrits réflexifs issus des carnets de bord individuels d’une classe de 22 élèves ayant mis en œuvre le dispositif analysé.
31Le carnet de bord est propre à chaque élève et l’accompagne tout au long de l’année. Il n’est pas évalué en lui-même, mais porte les traces des réflexions individuelles et collectives ainsi que des conseils de l’enseignant. Il participe à la visibilité des apprentissages par les élèves en indiquant les critères de réussite des productions langagières et en leur permettant de mettre en mots leurs connaissances et des indicateurs de progrès. Il est constitué d’un ensemble de fiches qui jalonnent le parcours d’apprentissage de la séquence dans l’ordre suivant :
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La fiche d’observation de la pratique experte du genre oral enseigné instrumentée en concordance avec les compétences qui seront privilégiées dans la séquence. Cette fiche est suivie d’une fiche outil sur le genre considéré constituée collectivement à partir des remarques de l’ensemble de la classe.
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La fiche d’observation de la première production d’un pair portant sur deux compétences sélectionnées, complétée par des conseils rédigés à l’issue de l’observation. L’élève formule ensuite à son tour un avis sur sa propre production (ses impressions, ce qu’il a appris, et des points d’amélioration que l’élève se fixe lui-même).
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La fiche d’observation de la production finale porte quant à elle sur des indicateurs de progrès constatables. Cette fiche est à nouveau complétée éventuellement par des conseils ou bien les auditeurs peuvent faire état de leur satisfaction.
32En fin de séquence, l’élève écrit un bilan personnel. Il est amené à s’exprimer sur ce que lui a apporté ce travail. L’enseignant, à partir de ses propres observations, rédige un bref bilan de réussite.
33Ces écrits types demeure identique d’une séquence à l’autre durant toute l’année scolaire.
4. Résultats
34Le choix d’enseigner de manière explicite le genre oral, ici plus spécifiquement la lecture à d’autres, peut être situé d’emblée dans une perspective inclusive puisqu’il s’agit de viser, dans la conception même de la situation d’enseignement, la progression de tous les élèves au regard des usages de la langue et du langage dans le cadre des apprentissages scolaires. En ce sens, la conception d’un tel dispositif tend à mettre en scène des outils pour favoriser l’appropriation de contenus d’apprentissage par une diversité d’élèves.
4.1. Designer des outils : un enjeu d’accessibilité
35Le cadre global de la conception de l’ingénierie proposée s’articule au design des outils. Designer suppose de configurer des outils en fonction des savoirs à apprendre et des situations pédagogiques et didactiques que les élèves vont rencontrer. Il ne s’agit donc pas d’ajuster certains objectifs, modalités de travail ou supports proposés en fonction de chaque élève et de leurs caractéristiques individuelles, mais d’anticiper les obstacles possibles en ajustant et en planifiant les modalités d’apprentissage. Dans cette perspective, décomposer les contenus d’enseignement permet d’anticiper plus finement ces obstacles. Cette démarche vise à réduire les inégalités d’accès au savoir entre les élèves et répond ainsi à l’impératif d’accessibilité (Ebersold, 2017).
36Une attention particulière est portée sur la fonction et l’usage des outils mobilisés. Le carnet de bord, par exemple, est mobilisé en tant que support à la réflexivité des élèves. Il est conçu pour être personnel dans son usage et non soumis à une évaluation de la part de l’enseignant, libérant ainsi les élèves d’attendus normés. Utilisé sur une année entière, il permet aux élèves de s’interroger, de rendre compte de leur apprentissage et de s’approprier les enjeux de l’objet de savoir. Cette mise en visibilité de leur progression, des apprentissages réalisés et ciblés, vise une conscientisation des savoirs. L’opportunité donnée aux élèves de reprendre leur production initiale pour l’améliorer lors de la dernière étape illustre cette volonté. La possibilité d’allonger le temps initialement prévu à chaque étape permet de s’ajuster au rythme des élèves et rend cet objectif atteignable pour tous. Au sens où l’entendent Benoit et Feuilladieu (2017), l’opérationnalité inclusive est ici mise en œuvre en imbriquant ces outils aux gestes et aux postures de l’enseignant, dans un contexte d’enseignement donné, ce qui « rend la pratique du métier opérante » (p. 36).
37De la même manière, se trouver en position de produire une lecture à d’autres ou de recevoir cette lecture offre aux élèves la possibilité d’occuper différents rôles et de s’essayer aux différentes fonctions et usages de l’oral. Cette alternance est favorable à l’implication des élèves, aux relations scolaires entre pairs et concourt à la constitution d’un groupe classe au sein duquel les élèves co-construisent leurs savoirs. Ne pas se sentir isolé face à la construction des savoirs permet de soutenir l’effort et la persévérance des élèves, l’un des enjeux majeurs de la CUA.
38Dans cette démarche, l’évaluation elle-même est pensée dans différentes formes, individuelle, collective, conjointe et n’est donc pas du ressort uniquement de l’enseignant, mais aussi de l’élève concerné et de ses pairs. Elle est mise en œuvre tout au long de la séquence et ne s’envisage pas ici comme un temps sanctionnant l’acquisition des savoirs ciblés. À l’inverse, elle rend compte des savoirs réalisés et permet d’y inclure la progression de chacun. L’enseignant peut alors ajuster les modalités de travail (individuel et collectif) dans une alternance qui permet de laisser du temps aux élèves pour s’approprier les objets de savoir. Cette démarche renvoie à une pédagogie universelle en reconnaissant la nécessité d’ajuster les rythmes d’apprentissages aux besoins de chacun exprimés en situation d’apprentissage.
4.2. Un dispositif didactique structurant la construction des savoirs pour tous les élèves
39L’étape 1 dite d’acculturation met les élèves en situation d’observation de pratiques expertes. Les situations qui leur sont proposées offrent, au sens où l’entend la CUA, diverses possibilités d’engagement et de représentation. En effet, les situations vraies qu’ils sont amenés à observer sont de nature à éveiller leur intérêt et à les inciter à entrer dans la tâche. Par ailleurs, le choix d’une vidéo présentant des enfants qui lisent à d’autres dans le cadre d’un concours national favorise la personnalisation du genre, c’est-à-dire la possibilité pour les élèves de se projeter eux-mêmes comme susceptibles de produire ce type de production orale. Les visionnages ont pour objectif d’amener les élèves à percevoir les attendus de la lecture à d’autres, dans sa dimension de production et de réception. La conception de la séquence d’apprentissage prévoit pour les élèves différentes modalités de travail : individuel pour soi à l’écrit, puis collectif à l’oral dans la co-construction d’une trace mémoire. Cette proposition d’accès à de multiples moyens d’expression et d’action, en variant les modalités de travail, correspond à des principes énoncés dans la CUA.
40La démarche d’ « opérationnalité inclusive » (Benoit & Feuilladieu, 2017) amène les enseignants à proposer des outils spécifiques. Si les vidéos utilisées ne sont pas des documents initialement conçus à des fins pédagogiques, elles sont utilisées dans cette situation d’enseignement-apprentissage pour rendre accessible l’identification de compétences propres à l’exercice du genre. Cet objectif de l’enseignant confère ainsi une dimension didactique à l’outil de communication choisi. D’ailleurs, pour permettre aux élèves d’identifier ces éléments lors de l’observation, l’enseignant propose une fiche rendant accessible le repérage de ces indicateurs (annexe 2).
41L’étape 2 a pour objectif de mettre les élèves en situation de lecture à d’autres. Pour ce faire, les élèves prennent d’abord connaissance de différents textes dont les thématiques sont travaillées dans le cadre de l’EMC. Ces textes ont été choisis parmi des discours produits par des orateurs engagés dans différents domaines, qui ont été médiatisés et que les élèves peuvent connaitre : Malala Yousafzai, Martin Luther King, Greta Thunberg et Nelson Mandela. Les thématiques abordées par ces orateurs et le style de langage qu’ils utilisent sont susceptibles d’éveiller l’intérêt et la sensibilité de chacun. Pour les élèves, se projeter sur la figure d’un orateur en particulier peut favoriser leur engagement et rendre accessibles les savoirs visés.
42Si le travail mené avec ces textes peut conduire à consolider des compétences repérées comme relevant de l’EMC (par exemple : identifier des situations de discrimination), le travail effectué dans le cadre de la Séquence d’Enseignement Minimale de l’Oral (SEMO) peut aussi être rendu accessible par les contenus déjà abordés en EMC. Permettre aux élèves de situer d’emblée ces enjeux, en les délestant de cette acculturation, semble nécessaire pour cibler les compétences mobilisées dans le cadre de la lecture à d’autres.
43Différentes formes d’étayage sont proposées pour permettre aux élèves d’être en mesure de produire leur lecture. Construire leurs compétences sur la base d’un soutien échelonné (via un temps préparatoire, en groupe, puis seul) en situation de pratique et de performance (phase d’exercice puis de productions filmées) renvoie aux différents moyens d’expression et d’action de la CUA. Deux fiches proposées aux élèves visent à améliorer leur production : l’une d’observation guidée (annexe 3) et l’autre réflexive sur la tâche réalisée (annexe 4). Cette offre rend possible leur auto-évaluation et favorise une prise de distance par rapport à l’objet enseigné (multiples moyens d’engagement). Dans cette perspective, il s’agit aussi d’augmenter le retour d’information pour une plus grande maîtrise (CUA).
44Lors de l’étape 3, l’enseignant, en accord avec les élèves, sélectionne certaines des vidéos réalisées par les élèves lors de l’étape 2. L’objectif visé est ici d’améliorer les productions à partir de l’identification des indicateurs de réussite. Repartir des vidéos réalisées par les élèves donne du sens à l’activité et de la valeur à la production des élèves (moyen d’engagement). De plus, observer sa propre production permet de dégager des indicateurs de réussite et des pistes d’amélioration qui viennent compléter les commentaires indiqués par leurs pairs sur la fiche d’observation. Cette réitération peut s’avérer coûteuse pour les élèves d’un point de vue cognitif, affectif et psychique. Lors de cette étape, l’accent est mis sur le repérage de points d’amélioration plutôt que sur des manques. Puis, sur cette base, des ateliers différenciés sont organisés, ciblés sur des compétences à travailler pour chacun des élèves. Ces choix sont de nature à soutenir l’effort que les élèves ont à fournir pour reprendre encore une fois leur travail dans une visée d’accessibilisation (Benoit & Feuilladieu, 2017).
45L’objectif de l’étape 4 est de réaliser une production finale (la lecture à d’autres du discours initialement choisi) en intégrant les connaissances et compétences travaillées au cours des étapes précédentes. Cette dernière vidéo concrétise un travail de longue haleine tout en rendant compte de la progression des élèves dans la lecture à d’autres. Cette évaluation finale est un des temps de l’évaluation d’ensemble de la séquence. En effet, les phases d’auto-évaluation, les conseils formulés par les pairs et l’enseignant sont considérés ici comme des temps d’évaluation. Cette évaluation « filée », qui prend davantage en compte leur progression que les seuls acquis en production finale, donne du sens à leur implication et soutient l’accès aux savoirs visés. Elle permet en effet aux élèves, tout au long de la séquence, de se situer par rapport aux compétences atteignables et d’envisager les ressources pour y parvenir. Cette évaluation délivre aussi à l’enseignant des indicateurs précieux pour ajuster le contenu des différentes étapes.
4.3. L’appropriation du dispositif par les enseignants
46Le dispositif didactique de la lecture à d’autres a été élaboré par des chercheurs dans une visée d’opérationnalisation des principes génériques issus des travaux portant sur la conception des séquences d’enseignement minimales de l’oral : SEMO (Dupont & Sales-Hitier, 2023). La démarche de recherche s’appuie sur la participation d’enseignants volontaires pour mener l’expérience avec leur classe et mettre en œuvre les étapes successives d’une séquence. Designer des outils pour les adapter au contexte de sa classe en fonction des savoirs à apprendre suppose de la part des enseignants une flexibilité importante associée à une posture réflexive. Le cadre proposé par le chercheur aux enseignants participants propose des ressources et outils, notamment une plateforme numérique interactive (Padlet) permettant de favoriser les échanges collaboratifs entre les enseignants engagés dans la démarche avec leurs élèves. Une dizaine d’enseignants se sont effectivement saisis du Padlet, laissant ainsi des traces de leurs propres modalités d’appropriation du dispositif. La lecture de la plateforme donne à voir la manière dont tel ou tel enseignant organise les différentes étapes de la séquence, ajuste les supports de travail utilisés avec les élèves ou propose de nouvelles ressources.
47Dès la première étape de la séquence, des enseignants prennent l’initiative de simplifier les discours proposés aux élèves : « je me suis aperçu que les discours étaient difficiles à comprendre pour beaucoup d’élèves. J’ai donc allégé les discours ». L’enseignant peut aussi laisser un temps de réflexion supplémentaire aux élèves pour choisir leur texte et proposer lui-même une lecture à voix haute pour favoriser sa compréhension. Au fil des étapes, les enseignants ont recours à des supports supplémentaires pour étayer la progression des élèves : affiches, quotidien, affichage du texte lu pour le collectif, photo des personnages, présentation des auteurs. Ces différents moyens de représentation constituent une palette permettant l’accessibilité de chacun, selon le moment et la disponibilité de l’élève. Sur le Padlet, les enseignants apportent aussi des commentaires concernant les différentes étapes du dispositif et leur investissement par les élèves, qu’ils décrivent comme motivés et actifs : « J’appréhendais le passage à l’écrit sur les fiches d’observation d’experts : Je sais pas quoi écrire, maîtresse, comment on écrit ça ? ... , mais pas du tout, ils ont pris leurs notes au cours de la deuxième lecture de chaque vidéo, sans problème ». D’autres font état de points d’attention à observer en amont de la première étape afin de prévenir des obstacles liés au déchiffrage, au lexique, à l’enjeu de la question abordée.
48Les enseignants valident le choix des vidéos qui suscitent l’intérêt des élèves, ainsi que le format du document qui leur est proposé pour noter leurs commentaires qu’ils jugent soutenant (voir annexe 2) : « le format du document les encourage à écrire en leur permettant de visualiser par la taille de l’espace disponible la quantité d’écrit à produire. Cela les [les élèves] rassure ». Les enseignants soulignent ici la pertinence du dispositif au regard des différents moyens d’expression et d’engagement proposés aux élèves, notamment l’éveil de leur curiosité, ainsi que l’encouragement à montrer ce qu’ils savent, identifiés par la CUA.
49Les phases 2 et 3 s’avèrent bruyantes puisque les lectures de textes ont lieu en simultané, en ilots dans la classe ; un enseignant fait part de son hésitation à proposer un dispositif plus cadré avec lectures successives en grand groupe. Il conclut finalement à la pertinence du dispositif initial qui favorise l’autonomie et l’implication des élèves, ainsi que le lien observateurs/observés. Les enseignants relèvent d’ailleurs le fait que beaucoup d’entre eux ont judicieusement annoté leur texte. L’objectif de susciter l’engagement des élèves prévaut également dans le choix d’un enseignant de laisser les élèves libres de décider, dans leur groupe, de la répartition des textes à lire ou de regrouper les élèves autour d’un même texte et d’approfondir la compréhension des textes et des messages. L’aménagement de l’espace et la prise en compte du corps dans la situation de lecture à d’autres fait partie de la réflexion portée par les enseignants sur les modalités proposées aux élèves. Ainsi, l’installation de tables pour les lecteurs afin d’éviter les balancements ou l’idée d’un pupitre pour libérer les mains des orateurs apparaissent comme des éléments importants pour une scénarisation du discours oral, au plus proche du réel.
50Des enseignants notent également le caractère anxiogène lié à la situation d’oral, pour certains élèves. De ce point de vue, il se peut que la vidéo surajoute une dimension de stress à la lecture à d’autres. Ainsi, un enseignant dit choisir d’alléger la pression en accompagnant les élèves dans une lecture différée : « je leur propose une nouvelle production finale, cette fois filmée », trace indispensable de la qualité du travail effectué et preuve indiscutable de la pertinence de mener un tel travail autour du genre lecture à voix haute par le biais du discours en EMC.
51Sur le Padlet, les enseignants exposent également la manière dont ils ont conçu les ateliers de remédiation sur la base des obstacles qu’ils ont identifiés lors des étapes 1 et 2. Ils rendent compte des modalités de travail qu’ils ont organisées en atelier, dans un cadre collectif ou par le biais d’un accompagnement individualisé. Associé à un objectif précis et délimité dans le temps, ce type d’accompagnement peut en effet trouver sa place dans une perspective d’accessibilisation.
52Enfin, des enseignants témoignent sur la plateforme des effets fédérateurs du dispositif sur le groupe classe. Les différentes observations ou les prises de vidéos ont permis à chacun de s’investir et de progresser ensemble, y compris des élèves qui pouvaient se montrer habituellement réservés : « Des élèves très en retrait m’ont surpris. Ils se sont investis totalement et ont dépassé leur timidité (car ils se sont sentis armés pour se montrer face aux autres je pense) ».
53Au fil des contributions, la plateforme confirme ainsi son rôle de support d’échanges et de partage interactifs, l’enjeu de collaboration apparaissant à plusieurs endroits au fil des étapes : « Je mets les discours simplifié…si ça peut servir. » ; « Je vais lire avec intérêt vos contributions pour y voir plus clair ».
54Les contributions des enseignants sur la plateforme collaborative témoignent des prises d’initiative qui sont les leurs quant aux transformations apportées à l’ingénierie didactique de la lecture à d’autres, qu’il s’agisse de simplifications, d’ajustements, de réductions et d’allongement du temps ou de la construction d’outils intermédiaires. Cette appropriation du dispositif par les enseignants apparaît de manière significative dans les touches que chacun d’entre eux apportent dans une mise en œuvre contextualisée. Loin de se présenter comme une application de bonnes pratiques, designer les outils de sa classe revient à les reconfigurer en fonction des savoirs visés et requiert une posture permettant d’articuler des gestes professionnels à l’utilisation d’outils didactisés.
4.4. L’analyse du travail métadiscursif dans le carnet de bord de l’élève
55« Mon carnet de bord en langage oral » est un outil conçu dans le cadre du dispositif didactique de la lecture à d’autres. Il permet aux élèves de disposer d’un espace personnel qu’ils ont la possibilité de renseigner pendant toute la durée de la séquence pour y indiquer leurs ressentis et ce qu’ils repèrent des attendus du genre oral de la lecture à d’autres. Y figurent également des fiches rendant compte des conseils de leurs pairs suite à l’observation de leur oralisation pour améliorer leur production. Cet outil est pensé pour favoriser la mise en accessibilité de l’objet de savoir visé (Benoit & Feuilladieu, 2017). Que les élèves s’en emparent est alors un enjeu en soi, et permettre son usage sur une temporalité longue favorise son appropriation et le rend ainsi lui-même accessible. Dans l’usage, les élèves peuvent revenir sur les étapes précédentes et visualiser leur progression. Le temps qui leur est accordé pour réfléchir à ce qu’ils ont pu observer ou produire favorise alors une forme de conscientisation des savoirs. « Améliorer sa capacité à suivre ses progrès » renvoie aux multiples moyens d’action et d’expression développés par la CUA. Ce carnet matérialise en ce sens la nécessité de se laisser du temps pour construire un savoir. L’ensemble des écrits qui y sont renseignés permettent de garder des traces de leur travail et contribue à donner davantage de sens à leur activité. Les enseignants peuvent aussi prendre connaissance de ce qu’ils ont renseigné.
56L’analyse des carnets de bord des élèves rend compte de commentaires relatifs à l’exercice de la lecture et de la lecture à d’autres. Les élèves donnent aussi à voir leur ressenti dans les différentes places qu’ils ont pu occuper et témoignent de la fonction d’auto-évaluation que le carnet de bord peut revêtir.
57En revenant sur leur oralisation et celles de leurs pairs, ils repèrent les éléments inhérents à l’exercice de la lecture : la fluidité, le déchiffrage, la concentration, les hésitations, la compréhension du texte lu, le souffle et l’articulation. Ils relèvent également des éléments qui nécessitent une attention particulière quand il s’agit d’adresser cette lecture à d’autres. Ils soulignent la nécessité de rester vigilants aux variations possibles de la voix afin de délivrer un message audible et compréhensible : intonation, ponctuation, vitesse, volume, imitation, accent. Ils repèrent les attitudes qu’ils peuvent mobiliser en ayant recours notamment à leur corps (des gestes, un regard adressé à l’auditoire), la manière dont les lectures peuvent rendre compte d’une incarnation du personnage : « il était passionné », « il était en colère ». Les mimiques utilisées par les orateurs sont alors soulignées comme facilitant la compréhension du texte lu. Ils conseillent de ne pas se couvrir la bouche, de se tenir droit, ne pas trop bouger sinon cela « empêche de comprendre ».
58Nombre de leur commentaires renvoient à leurs ressentis lors des mises en situation, qu’ils soient en place de production (« j’étais stressé », « j’avais la trouille », « j’avais du stress et j’étais heureux ») ou de réception (« j’ai ressenti un choc », « des frissons », « je voulais en écouter plus », « j’ai ressenti de la joie et de l’amour », « du plaisir », « une vague de fou-rire », « j’étais étonné », « ça fait froid dans le dos », « l’impression d’être dans un film »), qui peut quelquefois conduire à dire « j’ai cru voir Martin Luther King ». Lorsqu’ils sont en place d’orateur, des élèves rendent compte également d’une forme de projection sur les figures de l’oral rencontrées : « j’ai l’impression d’être Greta Thunberg lors de la COP24 en train de parler », « c’était trop bien quand je disais I have a dream ».
59Sur le bilan qu’ils ont pu faire à chaque étape, l’un déclare par exemple avoir aimé observer, comme s’il était « le prof ». D’autres soulignent leur progression et celles de leurs pairs. Visualiser la progression de l’autre est décrit comme encourageant. Les élèves remarquent que les commentaires de leurs pairs sont « intéressants et gentils », ils disent d’ailleurs les réinvestir. Le temps donné au travail de groupe leur a permis de s’exercer au travail collectif : « j’ai appris à mieux le faire » et la visée d’un tel travail est d’ailleurs soulignée : « lire en équipe c’est meilleur que ce que je pensais ». Ils repèrent l’enjeu de la dimension sociale dans la construction des savoirs et peuvent aussi l’articuler avec le plaisir ressenti de « lire avec mes copains ».
60D’autres disent avoir beaucoup appris, mais ne pas être en mesure de pouvoir l’expliquer. Aussi, des élèves disent ne pas avoir « grand-chose » à conseiller, évaluent le travail de leurs pairs comme « pas mal », et disent avoir « pratiquement tout compris ».
61Une place particulière est donnée à l’élève dans ce dispositif. Il se retrouve en position de faire, qu’il soit observateur ou orateur. Cette alternance des places semble concourir à une construction de sens quant aux activités proposées et favorise leur appropriation et leur engagement dans le dispositif comme le conseille la CUA. Cette démarche pédagogique, participative, encourage les élèves à formuler des suggestions pour les séquences à venir, ce qu’ils font volontiers. Ils souhaitent alors faire plus de projets « comme ça », être en mesure de choisir les thématiques à aborder, disposer de plus de temps d’entraînement et partager leur expérience avec d’autres classes. L’articulation entre leur construction des savoirs et les dimensions sociales est donc soulignée à plusieurs reprises. L’ancrage du dispositif dans une perspective socio-constructiviste s’avère être un enjeu majeur d’engagement pour les élèves (CUA).
62De manière générale, les commentaires évaluatifs des élèves permettent de prendre la mesure des apports de ce dispositif, dont les enjeux étaient de travailler plus explicitement sur les compétences orales. Le travail fait autour du genre oral de la lecture à d’autres peut amener à dire : « j’ai adoré ce travail, lire représente quelque chose de plus grand dans mon estime ». L’adossement de cet enseignement à la discipline EMC semble avoir permis d’attirer l’attention des élèves sur des sujets sensibles : « je pense à Greta dans la vraie vie ». Ainsi, s’appuyer sur des orateurs médiatisés pour travailler la lecture à d’autres a pu favoriser une forme de projection sur le personnage développant un intérêt sur la thématique abordée. Les connaissances construites dans ce cadre sont alors transférables à la discipline EMC et permettent de donner du sens à ses contenus.
Conclusion
63Ce dispositif didactique pour lire à d’autres des discours en EMC peut être réinvesti dans d’autres disciplines scolaires (littérature, histoire, sciences…) en prenant en compte les enjeux particuliers de chacune d’elles. De même, les compétences de langage oral développées par les élèves sont susceptibles d’être utilisées dans d’autres situations d’oral public comme le débat, l’exposé ou l’interview. Ainsi, dans une perspective plus large, ce dispositif permet d’envisager une programmation des enseignements de l’oral à l’école primaire en fonction des disciplines, des compétences orales visées et des genres (Sales-Hitier & Dupont, à paraître).
64Par conséquent, l’objectif de mise en accessibilité des environnements éducatifs implique que « l’on s’efforce moins de dégager les besoins éducatifs de l’apprenant dans son environnement que de dégager les besoins d’aménagement de cet environnement (...) » (Benoit & Feuilladieu, 2017, p. 26). L’impératif d’accessibilité vise la transformation des conceptions et des pratiques d’enseignement (Ebersold, 2019, p. 100). Aussi, l’avènement d’un environnement scolaire inclusif, qui suppose la mobilisation et la créativité des acteurs de l’école, devrait pouvoir s’appuyer sur de la formation initiale, continue et continuée adossée à des travaux de recherche centrés sur l’accessibilité didactique.