Naître et non-être à Ravensbrück. Une expérience extrême de la maternité à travers Kinderzimmer de Valentine Goby Borning and non-being in Ravensbrück. An extreme experience of motherhood through Kinderzimmer by Valentine Goby
Donner la vie dans un camp de la mort. Le roman Kinderzimmer de Valentine Goby nous livre une expérience à la fois traumatisante et sublimée de la grossesse et de la maternité vécues entre les murs du camp de Ravensbrück. Si le texte nous permet de saisir toute la déréliction dont les déportées sont victimes, il est aussi un puissant témoignage d’acte de résistance émanant du plus profond des entrailles d’une femme. A travers ce texte, nous nous proposons d’analyser l’état de conscience modifié que génère l’univers concentrationnaire et d’interroger le rapport que la vie in utero entretient avec la machine exterminatrice nazie. Autrement dire comment extraire la vie de ce cercueil en béton armé.
Dar vida en un campo de exterminio. La novela Kinderzimmer de Valentine Goby nos brinda una experiencia traumática y sublimada del embarazo y la maternidad vivida dentro de los muros del campo de Ravensbrück. Si el texto nos permite captar todo el abandono del que son víctimas los deportados, también es un testimonio poderoso de un acto de resistencia que emana desde lo más profundo del vientre de una mujer. A través de este texto, nos proponemos analizar el estado de conciencia modificado que genera el universo del campo de concentración y cuestionar la relación que mantiene la vida en el útero con la máquina exterminadora nazi. En otras palabras, cómo extraer vida de este ataúd de hormigón armado.
Dar vida em um campo de extermínio. O romance Kinderzimmer de Valentine Goby nos dá uma experiência traumática e sublimada de gravidez e maternidade vivida dentro das paredes da zona rural de Ravensbrück. Se o texto nos permite captar todo o abandono de que são vítimas os deportados, é também um poderoso testemunho de um ato de resistência que emana do fundo do ventre de uma mulher. Por meio deste texto, propomos analisar o estado modificado de consciência gerado pelo universo dos campos de concentração e questionar a relação que a vida in utero mantém com a máquina de extermínio nazista. Em outras palavras, como extrair vida desse caixão de concreto armado.
Giving life in a death camp. Valentine Goby's novel Kinderzimmer gives us a traumatic and sublimated experience of pregnancy and motherhood lived between the walls of the Ravensbrück camp. If the text allows us to grasp all the dereliction of the deportees, it is also a powerful testimony of an act of resistance emanating from the depths of a woman's bowels. Through this text, we propose to analyze the altered state of consciousness generated by the concentrationary universe and to question the relationship that life in utero has with the Nazi exterminating machine. That's how to extract life from this reinforced concrete coffin.
« Si j’ai survécu, je le dois d’abord et à coup sûr au hasard, ensuite à la colère, à la volonté de dévoiler la vérité et à une coalition de l’amitié car j’avais perdu l’envie viscérale de vivre ».
Germaine Tillion
Introduction
Ravensbrück. Un nom à lui seul qui résonne comme un glas. Un lieu qui appartient pourtant à la réalité, situé en Allemagne, composé entre 1939 et 1945 de 16 puis de 32 blocks assimilés à des barraques dortoirs entourées d’un mur de quatre mètres de haut et surmonté de barbelés. Un lieu – au périmètre on ne peut plus clos – marqué du sceau des pires crimes contre l’Humanité, un lieu empreint d’Histoire et d’histoires.
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Ce terme semble bien peu approprié à la problématique à laquelle nous sommes confrontée.
Si Auschwitz, Dachau, Buchenwald sont des noms qui font directement écho dans la Mémoire au génocide de la seconde guerre mondiale, celui de Ravensbrück est peut-être moins immédiatement éclairant. Son histoire n’a été révélée que plus tardivement et ce sont à travers des rescapées comme Germaine Tillion, Denise Vernay, Geneviève de Gaulle, Jacqueline Fleury que l’on doit notre relative « connaissance »1 de l’univers concentrationnaire de ce camp. Ravensbrück a en effet une particularité : celle d’être un camp réservé aux femmes. Pour autant, à l’intérieur, le fonctionnement est identique à celui réservé aux hommes : les détenues y pratiquent les mêmes types de travaux, doivent faire face aux mêmes conditions de vie, aux mêmes avilissements, et bien sûr sont subordonnées à la même finalité : l’épuisement humain, la mort, l’extermination.
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Heinrich Himmler (1900-1945), chef de la Gestapo sous le IIIème Reich est un des principaux responsables de la mise en application de la solution finale dans les camps de la mort.
Ravensbrück a été édifié sur ordre de Himmler2 en mai 1939. Cette volonté d’emprisonnement non mixte tenait au fait d’empêcher la reproduction de ces hommes et de ces femmes que les nazis taxaient de « races inférieures ». Jusqu’en 1937, les camps de travaux forcés n’existaient pas pour les femmes, car la femme n’était pas encore perçue comme dangereuse par le régime. En effet, jusqu’alors on se figurait très archaïquement que les femmes ne pensaient pas. Pourtant dans l’ombre, les femmes intègrent les groupes de résistance, les groupuscules communistes : elles deviennent des opposantes politiques au même titre que les hommes. Viendra ensuite la haine des juifs, des tziganes, des homosexuels qui se conjuguera au féminin. En tout ce sont entre 70 000 et 90 000 femmes qui sont mortes entre les murs de Ravensbrück, toutes nationalités européennes confondues. Aujourd’hui, hormis la Kommandantur, il ne reste plus de bâtiments. Plus de pierres certes, mais il demeure en revanche des mots, des visages, des voix, des livres, des témoignages qui, par le souvenir, recréent un pâle reflet de ce monde du malaise permanent, de ce chaos humain et qui inscrivent Ravensbrück dans un passé qui doit éternellement, au nom de la Mémoire, se dire au présent.
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L’extermination humaine réalisée par le système concentrationnaire relève dans l’idéologie nazie d’une volonté d’épuration et de régénération humaine entreprise au nom du bien de l’Humanité. Face à une telle aberration par laquelle le Mal devient le Bien, notre conscience ne peut être que troublée.
Ravensbrück incarne un espace des confins où la femme se retrouve confrontée à multiples égards aux frontières de son être. Isolée dans ce lieu sordide s’apparentant à une chambre mortuaire à ciel ouvert ; elle doit faire face aux pires exactions. L’expérience du camp, si elle se déroule dans un espace bien délimité, ne connait en revanche aucune limite dans les supplices qu’elle afflige à ses prisonnières. Tout n’y est que surenchère de souffrance et d’abomination. S’éprouver soi-même, devoir faire face à l’au-delà de l’insupportable, de l’indicible : l’univers concentrationnaire est un monde qui pulvérise totalement la raison, distend les principes fondamentaux du Bien et du Mal3. Le Bien n’existe plus et le Mal excède toutes les représentations de l’imaginaire collectif. C’est tout le système des valeurs qui se trouve donc renversé, broyé au sein de cette cellule.
Comment parvenir alors à retranscrire une telle aberration, à rendre visible, compréhensible, sensible ce vécu apocalyptique ? Comment exprimer l’inexprimable, expliquer ce qui relève du non-sens ? L’écriture même des camps semble être une aporie tant sa mission s’avère complexe : nommer l’innommable. Les femmes qui ont survécu à ce supplice nous ont livré de précieux témoignages dans lesquels elles souhaitent rendre compte de ce qu’elles ont vécu. Toutes ont été confrontées à la limite de l’humain, aux confins de la mort et pire encore, aux affres de la torture aussi bien physique, que mentale.
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Citons parmi les écrits de Marie-José Chombart de Lauwe : Résister toujours qui aura permis d’étayer notre propos. Dans Kinderzimmer, Sabine, la puéricultrice représente Marie-José Chombart de Lauwe.
C’est à travers le roman de Valentine Goby Kinderzimmer que nous allons aborder cette expérience des ténèbres. Notre analyse ne porte donc pas sur un témoignage réel mais sur un roman qui a fictionnalisé l’expérience d’une femme déportée à Ravensbrück pour raisons politiques alors même qu’elle était enceinte. Pour autant, malgré le générique « roman » donné à cette œuvre, cette dernière est un véritable miroir historique car il s’appuie sur les témoignages de rescapées rencontrées par l’auteur et notamment sur celui de Marie-José Chombart de Lauwe4, déportée à Ravensbrück et qui, de 1944 jusqu’à la libération du camp, aura tenu le rude et ingrat rôle de puéricultrice à la « Kinderzimmer », cette fameuse chambre des enfants où étaient placés les nouveaux nés jusqu’à leur mort.
Jusqu’en 1944, cette « Kinderzimmer » n’existait pas. Les femmes enceintes qui arrivaient au camp mourraient soit avant même la date de leur terme ou devaient se soumettre à un avortement forcé aux alentours de leur septième mois de grossesse. Sentant venir la débâcle, et dans l’objectif certainement de tromper l’ennemi sur les atrocités perpétuées, les nazis ont donc laissé les enfants naître sur les derniers mois d’existence du camp et ouvert cette pouponnière pour les accueillir. Pour autant cette chambre pour enfants n’est autre qu’une véritable anti-chambre de la mort pour les nourrissons.
- Note de bas de page 5 :
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« Se sauver » est ici à entendre dans sa double dimension : « s’échapper, sortir » comme « faire échapper à un grave danger ».
Le roman Kinderzimmer retrace le quotidien de Mila, 20 ans, déportée pour motif politique à Ravensbrück en 1944. Mila est enceinte à son arrivée au camp. Si le roman révèle toute l’horreur de l’univers concentrationnaire, il permet en outre d’aborder la question de la maternité dans un camp de la mort. Porter la vie a-t-il une quelconque incidence dans et sur cet espace tortionnaire ? Ce bébé en gestation est-il une condamnation à mort supplémentaire s’ajoutant à celle à laquelle Mila semble vouée inexorablement ? Devra-t-elle donc mourir deux fois ? Est-il un moyen de « se sauver »5 ? Autant de questions en suspens que cette femme finira par dépasser pour faire de cette vie in utero, un cocon, un rempart contre Ravensbrück, une forme de citadelle à l’intérieur même du mur. Aussi, pour Mila, bien au-delà du vivre, il faut désormais sur-vivre, survivre à la survie : tenir et résister pour donner vie à ce prolongement de soi, parvenir à rétablir du sens dans cet univers insensé.
Territoire de l’infranchissable
Est-il possible de définir un camp de concentration ? Ne s’agit-il pas plutôt d’une réalité qui ne peut se comprendre que si elle a été vécue. Si nous ne pouvons certes palper l’horreur concentrationnaire dans toute sa dimension et sa vérité, nous pouvons tout au moins nous la représenter dans ses caractéristiques les plus élémentaires, celles qui lui donnent sa configuration hermétique où vont se dérouler les pires atrocités que la nature humaine ait réservé à sa propre espèce. Il s’agit d’ :
un terrain rapidement et sommairement équipé […] le plus souvent clos […], où sont regroupés en masse, dans des conditions précaires et peu soucieuses de leurs droits élémentaires, des individus ou des catégories d’individus, supposés dangereux et/ou nuisibles. L’objectif premier d’un camp est d’éliminer (au sens étymologique du terme eliminare, qui signifie en latin « faire sortir »), de faire disparaître (exterminare) du corps social toute personne considérée comme politiquement, « racialement », ou socialement suspecte (Kotek, 2003 : 45).
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Revier = infirmerie.
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Betrieb = atelier de couture.
A Ravensbrück, dans ce monde coupé de tout si ce n’est de l’horreur, les femmes ont pour seuls repères spatio-temporels ceux qui régissent la vie du camp : le Revier6, les blocks, la Kommandantur, le Betrieb7... La découverte du camp se fait dans Kinderzimmer via la sollicitation de tous les sens. C’est l’être physique dans son ensemble qui est mobilisé : la vue d’abord, puis l’ouïe, viendront ensuite le toucher et l’odorat. A chacun correspond une gradation de l’horreur. Le fameux Appell qui scande à raison de quatre fois par vingt-quatre heures le quotidien des femmes s’apparente à un véritable supplice.
Lors du premier regroupement, les femmes scrutent tout ce qui les entoure, cherchent l’horizon au-delà de la vision terrifiante de leurs camarades d’infortune et des gardiennes-bourreaux ; mais rien d’autre que des murs et des barbelés ne se profilent. Chacune comprend alors la dimension réduite de l’espace dans lequel elle va devoir non pas évoluer mais involuer, car c’est bien à un mouvement régressif auquel sont assignées les détenues à Ravensbrück, une forme de vie à rebours. Leur existence est donc limitée et réduite à l’humiliation, la terreur et la souffrance.
Le premier Appell sur la [lagueurplatz], la place centrale, c’est la chance du dehors. […] Le premier Appell, c’est le moment où tes pupilles roulent comme des yeux de mouche. Voir. Mesurer l’espace. Bouger les pupilles d’un coin à l’autre de l’œil et de haut en bas sans remuer la tête, sans rien activer du reste du corps qui doit être immobile ont dit les Françaises : faire la stèle. Au sol du sable, des ombres. En haut, une profusion d’étoiles. Et finalement un pâlissement bleu. Alors les quarante mille femmes sortent de la nuit. Quarante milles stèles. Les quatre cents de la quarantaine voient et c’est laid. Une laideur répétée de visage en visage, de guenille en guenille, le même corps grêle démultiplié qui rétrécit dans la distance, jusqu’à l’horizon tout au fond de la place, où il n’y a que la taille d’une allumette. Derrière les quarante mille, des baraques identiques, derrières les baraques des murs verts, des arbres verts derrières les murs, des cimes de pin, et des barbelés. Voilà c’est le champ de vision et de silence, que seules traversent les silhouettes et les voix des SS, des Aufseherins en uniforme et des chien tatoués (Goby, 2004 : 34-35).
Durant cet Appell qui peut s’étendre sur plusieurs heures, les femmes n’ont pas le droit de se parler, de se toucher. Si le nombre de prisonnières alignées ne correspond pas au nombre figurant sur la liste, alors les femmes sont contraintes, sous un soleil de plomb comme par des températures glaciales, à rester debout avec pour seul vêtement un morceau de tissu rayé informe, et ce jusqu’à ce que les gardiennes retrouvent les détenues manquantes. L’Appell c’est aussi un centre de « triage ». On y trie les femmes comme on y trie du bétail. Elles y sont évaluées en fonction de leurs conditions et apparences physiques. Les plus faibles sont retirées des rangs et transférées vers un camp d’extermination ou envoyées à partir de 1944 à la chambre à gaz de Ravensbrück – seules issues possibles. Souvent Mila se pince les joues au moment de l’Appell pour les colorer un peu et tenter de dissimuler son teint blafard à ses bourreaux.
Les femmes quand elles ne sont pas aux travaux forcés, sont parquées dans des baraques dortoirs qui accueillent jusqu’à deux cents détenues, deux à trois femmes dorment sur une paillasse d’une place. Elles s’évertuent, quand elles le peuvent, à décentrer leur positionnement physique, à se mettre « hors du camp », pour échapper à cet état de conscience modifié auquel oblige la vie à Ravensbrück. Mila évoque ainsi des moments presque joyeux où les camarades de block partagent des chansons, des poèmes, des recettes, tous ces petits riens de la vie d’avant qui faisaient leur bonheur et dont elles mesurent aujourd’hui l’importance.
Le camp avec son atmosphère délétère s’apparente ainsi à un étau qui ne cesse de se resserrer sur celles qui y sont détenues. Le confinement agit sur elles comme une oppression permanente. « Sortir » : ce mot revient pourtant comme un leitmotiv chez les prisonnières. Sortir non pas pour fuir – même si l’espoir demeure toujours dans le cœur de certaines - mais sortir pour respirer hors de cet espace bétonné. Mais ce lieu est un territoire infranchissable de l’intérieur, un espace de la déréliction extrême. Il est une spirale infernale qui consume l’être et déconstruit son rapport au réel.
Les simples signes du dehors agissent comme des provocations qui rappellent aux déportées leur « ancienne vie », celle d’avant le camp. Chants d’oiseau, rayons du soleil, branches d’arbre dépassant du mur, au lieu de les rassurer, de leur apporter une once de consolation, ne font qu’exacerber leur angoisse. Il semble impossible de pouvoir se figurer la radicalité d’un tel lieu tant ce monde en dehors du monde, mu par un désir impérieux d’exterminer l’Autre, ne répond à aucun critère de représentativité, de vraisemblance. Nul n’est en effet en capacité de se représenter l’horreur des camps dans son intégralité à moins de l’avoir appréhendé de l’intérieur.
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Maurice Blanchot citant Gerschom Schloem, historien et philosophe juif
Nous pourrions penser Ravensbrück comme une métonymie de l’Enfer, les gardiennes de Ravensbrück comme des incarnations démoniaques, leurs chiens comme des Cerbères mais cela ne serait que purement symbolique et ne suffirait pas à témoigner de l’extrême intensité de l’horreur de ces lieux. L’enfer, c’est pourtant le topos absolu auquel nous avons recours dès lors qu’il est question d’évoquer les camps, celui qui semble le mieux faire référence à cette réalité. Vouloir comparer, assimiler, c’est notre manière d’inscrire l’univers concentrationnaire dans un schéma culturel, de le délimiter, une manière peut-être de nous rassurer en nous donnant l’impression de maîtriser les contours de cet univers tortionnaire. Car le paradoxe de l’univers concentrationnaire réside bien là, dans notre incapacité à circonscrire cet espace pourtant si confiné : « Le caractère incompréhensible tient à l’essence même du phénomène : impossible donc de le comprendre parfaitement, c’est-à-dire de l’intégrer à notre conscience »8 (Blanchot, 1969). Il est un pur produit du non-sens et du non-être.
L’espace éthique est un espace désamorcé, comme une grenade privée de sa force explosive. Ses objets « désactivés » sont devenus un décor. Toute perception nouvelle, sur fond de ce décor, sera un événement. Dans un espace non éthique, chaque objet, irréparablement nouveau, impossible à apprivoiser, est en lui-même un événement [ …] Sur ce fond d’événements isolés, discrets, encadrés par du vide, aucun événement nouveau ne saurait ajouter de l’être ; sur ce fond, même la mort n’est pas un événement (Jugerson, 2003 : 184).
Une des camarades de block de Mila, Teresa, va l’enjoindre à ne pas se laisser engloutir par cette régression programmée. Le fantasme d’une mort instantanée se fait de plus en prégnant chez Mila mais sa compatriote va chercher à la mettre face à ses contradictions. Elle la pousse alors dans ses derniers retranchements en la provoquant et en l’invitant à se jeter illico dans la mort car, toutes le savent, rien n’est plus simple que de mourir à Ravensbrück :
Tu as vu, tu as entendu comme moi parler de cette femme sortie en trombe des rangs du terrassement pour empoigner les barbelés ! Et peut-être, tu l’as vue. Elle a mordu le fil, clac, un coup de mâchoires franc, l’a agrippé de ses poings fermés. Regarde-moi quand je te parle. Ça l’a traversée de la tête aux pieds, elle bougeait à peine, bien sûr que tu te souviens. Et après, sèche sur le fil comme un vieux linge, la femme. Efficace. Qu’est-ce que tu attends ? (Goby, 2013 : 87).
Par son discours cru, Teresa défie Mila. Elle a compris que son combat se situait dans le maintien de la vie et surtout dans sa transmission. Alors que Mila vient de perdre sa cousine arrivée par le même convoi qu’elle à Ravensbrück et encore sous le choc de sa mort, Teresa veut prouver que son attitude ne relève en rien de la résignation, bien au contraire : selon elle, Mila est dominée par le vouloir-vivre et non le vouloir-mourir :
Je t’ai vue quand [elle] est morte, j’ai vu comme tu palpais le corps, ça te soulageait que la mort l’ait prise, elle. Je t’ai vue lui enlever son sac et lui arracher ses chaussures, des chaussures meilleures que les tiennes, et tu as tout de suite mangé son pain. Tu voulais vivre. Tu n’iras pas te jeter contre les barbelés. Mourir maintenant ou plus tard ça ne t’est pas égal. Alors debout, va te laver les dents ! (Goby, 2013 : 87).
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Teresa fait ici référence au suicide de la mère de Mila.
Pour Teresa, l’excuse du camp n’est pas recevable pour justifier le désir de mourir. Elle pousse donc Mila à tenir une position offensive ou tout au moins défensive. Vivre, selon elle, dépend de la volonté de chacun. Le choix entre la vie et la mort est omniprésent que ce soit ici au camp ou ailleurs : « Il n’y a pas de frontière entre le camp et le dehors. Tous les jours tu fais ton choix : tu continues ou tu arrêtes. Tu vis, tu meurs. Tu vois tu es libre, comme ta mère »9 (Goby, 2013).
Plutôt que de se résigner à mettre un terme à ses souffrances, Mila va se résoudre à entrer une nouvelle fois en résistance en faisant de la résilience à la fois son arme et son bouclier. Elle s’interdit de penser au futur, ayant pleine conscience qu’elle est désormais un être sans destin. C’est sa manière à elle de faire face, de « supporter » ce lieu. S’enraciner dans le présent est la seule solution trouvée pour continuer : ne pas penser, s’empêcher d’espérer, de se projeter :
L’horizon c’est le présent, la minute, la seconde, on l’a su avant mais à cause de l’avancée des Alliés on s’est laissé tenter par des projections folles ; on aurait dû s’en tenir au présent. Mila y est ancrée, elle, depuis des mois, craignant la suite, ignorant tout, ne se forgeant aucune certitude et encline à penser le pire. Le présent te sauve de l’idée du pire. (Goby, 2013 : 154)
Mila ne veut pas céder à cette absence à soi. Face à l’« ignorance de son sort, [l’]ignorance de l’enfantement, du dedans et du dehors, leur somme d’effrois, et de possibles » (Goby, 2013 : 93), Mila va alors mener une vie parallèle à celle de Ravensbrück rendue possible par cette promesse qu’incarne son ventre et dont progressivement elle va prendre pleinement conscience. Dans un mouvement somme toute paradoxal, alors qu’elle devrait être condamnée à ne plus être dans son corps, elle va s’évertuer à l’habiter en vertu de l’être qu’il abrite. C’est une lutte de tous les instants qui commence contre la toxicité du camp.
Décharnées, Désincarnées, déshumanisées
En effet, le combat engagé s’annonce par avance avorté. La réduction de l’espace ne va pas se réduire qu’à la seule topographie du camp mais va conditionner tout le mental de l’être soumis à un mouvement de compression et d’asphyxie. La fatigue, l’éreintement, les maladies vont avoir raison de l’état de conscience des femmes. Elles n’ont d’autres choix face à l’involution forcée de leur vie que de lâcher prise, d’autant que très rapidement elles se voient abandonnées par tout ce qui peut animer un être : forces, capacités, foi, volonté. Le processus est toujours sensiblement le même : les femmes – en raison des pratiques d’affamement et d’assoiffement - se décharnent au point de se désincarner pour atteindre le stade ultime de déshumanisation. Elles deviennent alors ces formes informes errant tels des fantômes ou des zombies :
Il faut juste couler […] comme un fleuve. Patiemment, tout en langueur, d’un lieu à l’autre. Se répandre avec lenteur. Glisser. Passer la colonne de travail au Revier, évoluer parmi les mortes, moitié mortes, les vivantes entassées dans l’attente, centimètre après centimètre […]. Se fondre pas à pas dans chaque paysage et y faire halte suffisamment pour faire croire qu’on lui appartient, qu’on est une figure familière. C’est un mouvement ultra-lent, presque pas un mouvement, pas visible à l’œil nu, une reptation tranquille façon rayon de soleil, le déplacement d’une ombre du matin vers le soir (Goby, 2013 : 135).
L’épuisement est tel que pour beaucoup, l’horreur finit par les consumer avant même le passage de leur corps au four crématoire. Réduites à l’esclavage, les travaux que les nazis leur infligent sont totalement inadaptés à leurs capacités physiques, qui de surcroît s’amenuisent au fur et à mesure que le temps passe. Leur corps en effet est voué à une dissolution progressive et finit par s’effacer, au point que ces femmes ne semblent plus appartenir à l’espèce humaine. Formes décharnées, elles ne sont plus que des ombres, des os. C’est une chute inexorable qui leur est promise.
Assoiffer et affamer les déportées ne suffit pas à l’horreur concentrationnaire, il faut aussi pousser plus loin le processus de destruction. La maladie, les expérimentations sur des femmes cobayes creusent encore l’abîme dans lequel elles sont jetées. En effet, ces corps suppliciés ne représentent que la partie immergée de l’iceberg. L’âme de chacune des femmes est également prise en étau par la « logique » concentrationnaire nazie : l’être doit être anéanti dans toute sa dimension. Être objets, être sans âmes, si la fonction d’étant en tant qu’être existant est totalement éradiqué il en va de même pour l’essence même de chaque individu que les nazis cherchent à anéantir.
Le processus de déshumanisation est déjà en marche au moment où, à la remise de leur gamelle et du tissu qui leur servira de robe, les femmes sont affectées à un numéro. Désormais, on n’appellera plus Mila par son nom ou son prénom, elle sera assimilée à une suite de chiffres. Cette phase de dépouillement total par laquelle passe chaque femme la réduit déjà symboliquement - avant même de connaître les affres du camp - à l’insignifiance. « Le camp est séparé d’avec le monde et par voie de conséquence d’avec les autres éléments du dispositif concentrationnaire. Des forces de néantisation s’infiltrent dans le camp. Sous l’apparence rationalisatrice, la seule règle est de détruire la vie. L’horreur se substitue à la terreur – dont parlait Foucault comme technique à l’œuvre dans les camps. Autant dire que l’homme n’a plus sa place dans un tel chaos, l’homme ne survivant que dans un « kosmos » (comme ordre spontané) » (Calbérac).
C’est une forme de lobotomie que subissent les détenues, lavées et dépouillées qu’elles sont de leur vie « d’avant », de ce qu’elles sont individuellement. Les abrutir pour mieux les avilir. Le code langagier de Ravensbrück en témoigne. La langue de Ravensbrück se limite à quelques vocables jetés par les bourreaux à la manière de borborygmes. L’oreille, la langue, le palais sont donc à rééduquer. La narratrice tout au long du texte fait d’ailleurs l’effort de retranscrire les termes dans une écriture parlée pour être au plus près des phonèmes, afin que le lecteur lui-même s’imprègne, au même titre que les prisonnières, de ce nouveau vocabulaire.
Ce sont les mots tels que les déportées les ont appris, enregistrés, les mots tels qu’elles les ont assimilés et qu’ils sont prononcés. Autant d’éléments linguistiques qui distillent en elles la norme concentrationnaire. Du côté des prisonnières, quand elles se retrouvent entre elles au sein du block, la langue est plus proche de « la babelle des jargons » dont parle Primo Levi. C’est une langue qui hache le lexique, une langue faite d’un enchevêtrement de mots, sans phrases à l’image des ordres vociférés par les gardiennes. Une sémantique altérée, un vocabulaire appauvri et mutique.
Pour Mila rien n’a de nom encore. Des mots existent, qu’elle ignore, des verbes, des substantifs pour tout, chaque activité, chaque fonction, chaque lieu, chaque personnel du camp. Un champ lexical, sémantique complet qui n’est pas de l’allemand et brasse les langues des prisonnières, l’allemand, le russe, le tchèque, le slovaque, le hongrois, le polonais, le français. Une langue qui nomme, quadrille une réalité inconcevable lors d’elle-même, hors du camp […]. C’est la langue concentrationnaire, reconnaissable de Ravensbrück à Auschwitz […] Nommer, ça va venir, ça vient pour toutes. Le camp est une langue (Goby, 2013 : 22-23).
Les verbes d’action employés n’illustrent que des occupations viles et ces dernières sont toujours exposées crument : « ils se sont mis à mourir de faim, de soif, d’épuisement, ils ont chié, pissé par terre, ils n’avaient pas de sanitaires. » (Goby, 2013 : 110). Même les nourrissons baignent dans les immondices : « [Le] temps de nourrisson s’écoule ainsi, immobile, baigné de merde et d’urine » (Goby, 2013 : 129). Aussi, qu’il s’agisse de romans ou de témoignages historiques, il est impossible de traduire la véritable langue des camps. C’est une langue incommunicable car elle ne peut être rendue intelligible. Elle appartient à un univers infigurable car inintelligible. La fiction est juste une tentative de restitution. Kinderzimmer est un exercice du genre. La langue des camps se vit organiquement. Mila revient d’ailleurs de manière très précise sur la manière dont celle-ci envahit progressivement son corps et son mental :
D’abord viennent les images. La première nuit le hurlement d’une sirène en plein nuit. Dehors, de l’autre côté de la fenêtre, dans le champ étroit entre les bâtiments, des ombres mouvantes, ployées. […] Ensuite viennent des mots. Ce sont les prisonnières françaises entrées clandestinement dans la baraque qui les disent […] Elles disent que [l’appel] a lieu à 3h30 du matin, après la distribution de café et de pain. Qu’il dure au moins deux heures, parfois plus. Elles disent qu’à [ravensbruque] on travaille, Ravensbrück est le nom du camp, et qu’elles sont [ferfugbar], elles, disponibles, non affectées à une colonne, qu’elles se cachent pour échapper à toute corvée […] Elles disent qu’il ne faut pas être malade, les malades sont les premières victimes des sélections, qui conduisent à des transports noirs vers d’autres camps, dont ne reviennent que des robes numérotées. Aussi, éviter le [revire], l’infirmerie, qui est un mouroir et vous désigne illico comme charge, plutôt que comme Stück exploitable chez Siemens ou au [bétribe], l’atelier de couture. (Goby, 2013 : 25)
Mila doit se confronter à cet apprentissage du pire, se refaire une « culture » avec un nouveau socle de représentations :
Cette nuit et les jours à venir vont surgir des images qui n’auront pas de noms, pas davantage que le camp au soir de leur arrivée, comme n’ont pas de noms encore les formes aux yeux d’un noueau-né ». Surgiront aussi des sons aux images : triangle rouge, organiser, transport, noir, érysipèle, lapins, cartes roses, NN, [chtoubova], [blocova], [chtrafbloc], […] [chlague], [revire], [komando], yougueunlagueur], [lagueurplattz], [chvaïneraille], [vachraoum]…. » (Goby, 2013 : 23).
Les expressions langagières prises dans leur seule dimension orale voient leur sens dévié, adaptées à l’univers concentrationnaire. Ainsi pour Mila « perdre les eaux » résonne en elle comme « perdre les os » tant les os sont omniprésents à Ravensbrück bien plus que l’eau qui elle, fait défaut. « Perdre les eaux » fait ordinairement référence à l’arrivée au monde, mais naître à Ravensbrück est déjà une petite mort et donc une façon de commencer à perdre ses os. De même, « avoir soif » ne relève pas, par exemple, de la représentation que nous en avons : sa signification est surdéterminée. « Avoir soif » à Ravensbrück c’est « crever de soif ».
Avec ce code du chaos pour seul fil rouge, l’univers concentrationnaire se réduit à un nombre d’axiomes et de représentations relevant tous d’une même notion : celle de l’atroce. Ainsi, Ravensbrück est bien plus qu’une prison, il est une machine destructrice. Quand Mila fait son entrée au camp, elle n’est pas encore contaminée par la vie concentrationnaire, cet univers kafkaïen. Elle débarque dans ce nouveau monde et doit assimiler très rapidement la nouvelle réalité qui l’entoure. La révélation de cette dernière est un véritable choc qui retentit en elle comme un séisme ébranlant tout son système de valeurs, de droits et devoirs à l’égard de l’humain. Aussi, alors qu’elle est encore dans sa phase de « quarantaine », elle découvre les femmes qui peuplent ce lieu. Mila est totalement sidérée par ce qu’elle voit :
Elle fixe la femme. Le visage de la femme. Les os. Les trous des yeux au milieu des os. Le trou de la bouche. L’os du front, les croûtes du front et des oreilles. La femme se baisse, sa robe remonte sur les mollets, Mila voit les jambes. Le bloc de peau congestionnée, l’absence de genoux, de chevilles, le tronc des jambes. Les os du visage ont des jambes sans os. Les plaies des jambes. Le pus jaune clair coule de la chair ouverte, veinée violet comme un marbre fleur de pêcher. Une femme malade, elle pense. Jusqu’à ce que le jour se lève et que d’autres corps passent par-delà la fenêtre, distants mais éclairés, maigres aussi, troués, osseux (Goby, 2013 : 24).
Leur vision préfigure en effet ce qui attend les nouvelles prisonnières. Désemparée face à ces êtres qui ne ressemblent à rien, Mila comprend donc que ces femmes ne sont que son reflet futur. Bientôt elle sera à leur image. Physiquement elles se ressemblent toutes au point de former un amas de formes informes. Elles partagent la même hideur corporelle, le même faciès hâve. Alors, sentant venir sa désidentification, Mila s’identifie à ces femmes charognes, qui comme le précisent ses compatriotes ne sont pas des « malades » mais « des prisonnières » :
Des [chtuques] […], des morceaux, des pièces comme pièce de machine, pièce de viande. Leur corps c’est déjà son corps. Leurs jambes ses jambes. Leurs trous leurs os c’est son visage, ses trous. Mila se contemple avec horreur. […] . Miroir effroyable que celui tendu par ces détenues pour les nouvelles arrivantes au camp. Elles sont des préfigurations de leur destin. Une voie sans issue. Nous sommes face à l’ineffable, à une expérience du vide dans cet univers qui, tel un piège, se referme sur lui-même. (Goby, 2013 )
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En arrivant à Ravensbrück Mila a en effet des doutes sur un début de grossesse et craint que le médecin ne le découvre. Ce dernier a en effet des doutes et l’interroge. Mila préfère nier, persuadée que seule la mort ne peut être envisageable dans un lieu pareil pour les femmes enceintes. Elle ne sait encore si elle attend vraiment un enfant, comment, si cela est le cas, parviendra- t-elle à dissimuler sa grossesse, si celle-ci pourra être menée à terme, s’il existe un quelconque espoir de pouvoir accoucher en dehors de ce lieu, si le moment venu la guerre sera finie, si et comment l’enfant pourra survivre… autant de questions qui la taraudent et qui demeurent sans réponse.
Le sentiment du néant s’empare déjà insidieusement d’elle. La quarantaine à laquelle elle est contrainte en tant que « nouvelle » n’est qu’un prélude à l’humiliation future. Les femmes restent debout vingt-quatre heures sur place dans la cour avant de regagner les douches. Elles doivent se déshabiller totalement. Les nazis leurs prennent tout (vêtements, bijoux…). Les femmes se retrouvent alors nues, les unes devant les autres, parfois même devant leurs enfants. Mais cette gêne n’est rien face à ce qui les attend. Bientôt la notion de pudeur n’existera pas. Le corps lui-même n’existera plus. Cette mise à nu symbolise leur entrée dans un autre monde ; elle est un passage transitionnel vers la fin de leur dignité humaine Après les douches, les femmes sont auscultées par un médecin qui inspecte leurs parties intimes sans aucune protection, sans gants. Mila dans Kinderzimmer revient sur ce moment ressenti en son for intérieur comme un viol et surtout vécu avec la plus grande angoisse10.
L’univers confiné du camp s’affranchit de toute logique raisonnable et morale. Il augure d’un changement de paradigme qui bouleverse tous les repères du réel et vient altérer l’état de conscience. Il n’y a plus de limites à la souffrance. Les corps infectés, pullulent de vermines et dégagent une odeur putride qui ne fait que s’amplifier l’été avec la chaleur. Le camp devient donc un ossuaire, un dépotoir humain, où chaque femme doit se déplacer au milieu des immondices de ses congénères, de la vermine, des corps putréfiés et squelettiques :
La despiritualisation de la matière aboutit à une involution. Le processus alchimique s’accomplit à l’envers : au lieu que la pierre philosophale s’épanouisse en or, faisant du monde minéral l’empreinte de celui de l’esprit, la matière humaine se dégrade en un matériau vil, déchet, excrément. […] les textes […] abondent en images du corps humain vu comme un peu de chair malodorante, pouilleuse, scrofuleuse. La chair est dégradée sans limite. Cet état de choses est voulu, organisé par les dignitaires du camp. L’organisation concentrationnaire repose sur une régression générale, sur l’abandon de tous les acquis de l’homme (Jurgenson, 2003 : 320).
Les femmes sont traquées comme des bêtes. On note de surcroît les métaphores animalières employées par la narratrice pour évoquer les caractéristiques physiques et les déplacements des détenues. Les êtres sont réduits aux matières organiques qu’ils dégagent, se résument au spectacle insoutenable de leur déliquescence : « […] la cochonnerie marche en colonne, va et vient, chie, dort, meurt, chante, fantasme des festins de temps de paix, attend sans borne et sans motif. » (Goby, 2013 : 93). Tour à tour insectes, reptiles, elles glissent, elles rampent. Même les nourrissons de la Kinderzimmer plus tard seront dépouillés de toute appartenance humaine, comparés à des « petits vieillards aux os de poulet » (Goby, 2013 : 129).
Leurs mouvements sont amputés. Plus de bras, plus de muscles même pour certaines, celles que l’on surnomme « les lapins » et qui ont été victimes des mutilations et expérimentations médicales du Docteur Karl Gebart. Ce médecin nazi a violé tous les codes déontologiques de la médecine en amputant par sadisme des détenues, en les infectant délibérément de maladies infectieuses comme la gangrène gazeuse. Ces femmes mutilées, sans aucune raison, ont perdu une part de leurs corps et de leur mobilité. Elles deviennent pour les autres détenues de véritables symboles. Aussi, faut-il à tous prix les préserver de la chambre à gaz car elles sont des témoins de l’horreur nazie. Aussi, nombreuses détenues préfèrent-elles sacrifier leur vie et prendre la place d’un « lapin » à la chambre à gaz en vertu du devoir de Mémoire.
Kinderzimmer déploie donc une poétique du démembrement, où l’individu n’est plus envisagé dans sa globalité mais de manière composite, par des bouts de corps, des parcelles restantes de sa personne. Désarticulées, démontées, déshumanisées, les femmes à Ravensbrück relèvent de la tératogonie, d’une forme d’hybridité monstrueuse. Elles n’existent plus qu’à travers les maux qui les caractérisent : « […] des gaz sortent des ventres comme des peaux de charognes au soleil, dont les viscères éclatent. » (Goby, 2013 : 92). Le champ lexical de la douleur est surexploité dans le texte pour signifier au mieux l’ampleur des maux qui sclérosent ces femmes. Une liste de maladies, de formes de plaies que Mila qualifie de « mots de la douleur » est ainsi livrée « en salve » : « abcès, ulcères, lésion, bubon, kyste, ganglion, tumeur, […] mais elles, les femmes disent : érysipèle, plaies d’avitaminose, dysenterie. » (Goby, 2013 : 24).
Ce changement de terminologie témoigne là encore de l’adoption d’un nouveau lexique, celui propre au camp. En effet, les maux d’ici ne sont pas ceux d’ailleurs. Ils ont leur connotation propre, leur douleur spécifique. Ce procédé de l’accumulation est récurrent dans le roman pour signifier l’horreur. Les phrases ne peuvent rien combler. Il y a urgence à dire. Mais comment dire ? Quels mots choisir ? Quel phrasé ? …car à Ravensbrück c’est le champ sémantique entier qui est détraqué. La femme devient absente à elle-même : elle est désincarnée physiologiquement mais aussi parce qu’elle semble ne plus habiter son corps, ne plus être dedans, tant son âme a déjà été réduite à néant. C’est bien de cela dont il s’agit : néantiser l’être, néantiser tout ce qui selon le régime nazi nuit à la race aryenne.
Face à ce processus d’épuration humaine, décrit sans détour et aussi crument qu’il a été mis en place, le lecteur se trouve sidéré. Mila se sait prise entre les serres de cette machine impitoyable, cette machine à broyer de l’humain. La dépersonnalisation ne s’arrête jamais. Si tout commence par le dépouillement au départ de tout signe extérieur symbolisant la vie sociale et extérieure de l’individu, Ravensbrück va briser l’être dans toute sa dimension ontologique. Le processus de déshumanisation et de désidentification s’accroît avec le temps car plus Ravensbrück se remplit, plus les visages s’effacent :
On ne connait plus les visages. Ça n’a jamais été si dense, si plein, si renouvelé, Ravensbrück. Des arrivages des camps que l’Armée rouge approche à l’est, qu’il faut évacuer à pied, et qui viennent remplir les châlits par centaines, y ajouter des étages, saturer les paillasses, trois à quatre corps s’y relaient quelques fois pour dormir. On entre dans les Blocks par les fenêtres, on ne connaît plus les visages, aucune chance, les vivants et les morts se suivent sans interruption et la tente du Block 25, à même le sol où la boue ondule sous les vers, est remplie de nouvelles prisonnières avant qu’on évacue les cadavres. Il n’y a plus de boue maintenant, […] il y a des corps, des visages familiers qui s’altèrent au point de ne plus coller avec l’image qu’on en avait la veille, en quelques heures tu pers ton visage (Goby, 2013 : 137).
Les visages, sièges de l’identification plus encore que le corps, disparaissent. Nous assistons à l’entière désintégration de la personne.
Tu te perds dans la masse des corps innombrables, mous, malades, littéralement défigurés, ils n’ont plus de figure et l’un vaut l’autre, indistinctement, tu te fonds aux autres, toutes les femmes prennent ton visage et tu as le visage de chacune d’elles. Tu disparais […] (Goby, 2013 : 140).
Ravensbrück est contaminé de l’intérieur, de son intérieur, comme pris à son propre jeu. Sous l’effet des effectifs de plus en plus nombreux, du nombre de victimes qui s’entassent, l’espace se restreint au point de saturer : il est comme gangréné. Même l’Appell ne peut plus remplir sa fonction. On ne compte plus les détenues. Elles ne sont même plus un numéro, elles ne sont plus rien. Elles font partie intégrante des immondices qui recouvrent le camp. Ravensbrück est encerclé de toute la putréfaction qu’il a créé. Le camp est engorgé ; il est plein, saturé du vide qu’il a engendré. C’est un capharnaüm de putréfaction, une déchetterie humaine qui macère encore et encore :
Chaque minute de chaque heure, chaque seconde en chaque minute, le temps n’a pas de borne, uni, il se réenfante infiniment, tandis que le nombre des prisonnières enfle et justifie la perpétuation du cycle : le camp grouille comme une tête à poux. Il faudra bien les tuer à défaut de les nourrir. Mila le sait, toutes le savent, ça sent l’exécution (Goby, 2013 : 110-111).
Même le temps semble se dissoudre face à la mort qui rôde. Tout s’atomise entre les murs de Ravensbrück qui se rétrécit et compresse toujours et encore plus. « Le camp forme un espace à trous, et ces trous menacent sans cesse de s’agrandir. » (Jurgenson, 2003 : 184).
Face à un tel processus de pulvérisation de l’entité entendue comme humaine, qu’en est-il de la singularité qui distingue d’ordinaire physiologiquement hommes et femmes ? Le traitement scriptural de l’expérience concentrationnaire met-il l’accent sur la différence entre camp féminin et camp masculin et par voie de conséquence entre la dissolution du corps féminin et celle du corps masculin. Quelles différences porte-t-il ? Aucune. La machine nazie dévore l’être et, ce, peu importe le sexe de l’individu ; toutes les populations honnies par le régime sont destinées à disparaître, enfants compris. Les nouveau-nés ont d’ailleurs quelque chose d’effrayant. Ils sont présentés comme fripés, avec des visages de vieillards, plus proches dans leur physionomie de la mort que du début de la vie. Ces bébés à l’image de leurs mères ne semblent pas appartenir à l’espèce humaine tant ils sont défigurés, décharnés. Leur vision vient parfaire la dimension tératogonique de la cellule concentrationnaire nazie.
L’anéantissement est donc prôné sans distinction d’âge ou de sexe. La Kinderzimmer avec « ses crânes alignés sembl[e] un charnier miniature » : « rien ne bouge, aucun son si ce n’est, de temps à autre, le gargouillis des viscères en souffrance. » Goby, 2013 : 133).
Aussi chacun se retrouve-t-il déshumanisé et ce jusqu’en dans sa sexuation. Les femmes, en âge de procréer, en raison de leur fatigue extrême, n’ont plus de menstruation. Plus de seins, plus de hanches, plus de ventre pour les femmes enceintes : tout est rentré. Le camp absorbe tout. Il est une métonymie de la dévoration intérieure. Les déportés d’Auschwitz et de Ravensbrück finissent par tous se ressembler. Ils ont la même typologie physiologique, qu’ils soient enfermés à Auschwitz ou à Ravensbrück.
C’est le concept même de l’identité qui est annihilé dans ce qu’il a de plus personnel mais aussi de commun. Au-delà de l’homme ou de la femme, c’est l’Homme qui est anéanti. Le seul élément pouvant encore marquer la différence entre homme et femme réside dans le phénomène de la grossesse, de l’acte d’enfantement. S’en prendre à la femme ne suffit pas, il faut également s’en prendre à ce qui symbolise dans l’imaginaire collectif sa féminité : la maternité. L’idéologie nazie cherche à détruire la vie de ces êtres considérés comme « indignes d’exister » à la source. Mais mourir ne suffit pas, il faut torturer. Les nazis ont ainsi fait avorter les rares déportées qui arrivaient enceintes à Ravensbrück. Mais à partir de 1944 ils ne peuvent plus contenir les effectifs : la population des détenues augmente jusqu’à l’asphyxie au point que les gardiens ne sont même plus assez nombreux pour tout contrôler. Ils laissent alors naître les bébés pour mieux les faire dépérir. Mila va subir cette terrible expérience de de maternité étouffée.
La matrice empêchée
Mila est au départ très angoissée par son ventre. Elle ne sait rien de la maternité, de la grossesse à son arrivée à Ravensbrück. C’est un terrain inconnu qu’il va lui falloir apprivoiser. Georgette et Teresa, ses camarades de camp vont endosser le rôle d’éducatrices. Elle ne sait si elle doit nommer l’être qui habite son corps. Elle le réduit très souvent à son ventre, à un corps presque étranger dans ce corps qui semble incapable physiologiquement de l’accueillir. Il y a comme une transmutation de l’univers concentrationnaire de Ravensbrück au corps de Mila qui devient, avant de prendre son caractère de refuge utérin, un lieu étroit, entravé : « Que faire du ventre. De l’enfant dans le ventre, trois mois et demi environ. Que faire du corps empêché. […] L’enfant invisible est-il une mort précoce. La mort portée au-dedans. » (Goby, 2013 : 26).
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Nous sommes encore ici face à un mouvement d’involution.
La mort est dedans, dehors, partout : Ravensbrück est un tombeau. Parallèlement à ce corps qui se délite, qui disparait - alors qu’en toute logique il devrait s’arrondir et s’étoffer11 - la conscience du lien matriciel s’amplifie et ne va cesser de se décupler. En lieu et place de la protubérance du ventre, c’est la voix qui se surdimensionne, s’amplifie. Parler au fœtus, lui parler faute de le nourrir, briser le silence de la mort qui rôde, de peur que lui-même ne meure in utero. On passe alors dans l’esprit de Mila de : « mon ventre, c’est la mort. Il va mourir ici, l’enfant, c’est certain » (Goby, 2013 : 92) à des pensées aux accents moins obscurs.
Le block s’organise pour l’aider à mener à bien sa grossesse. Pour la soulager un peu des travaux quotidiens Teresa parvient à faire embaucher Mila au Betrieb : « La couture, c’est mieux pour toi. Le rythme est soutenu mais tu es assise. […] Si tu dis oui c’est notre enfant. Le tien et le mien. Et je te laisserai pas. » (Goby, 2013 : 92). Ce soutien sans faille intrigue Mila. Pourquoi faire davantage attention à elle qu’à sa propre personne ? Pourquoi se préoccuper autant de son cas, La réponse de Teresa est sans appel « La même chose que toi. Une raison de vivre » (Goby, 2013 : 93). A partir de cet échange là le ventre devient un processus défensif, une citadelle à l’intérieur même du camp, un territoire secret, une cachette préservée de la folie des despotes.
Finalement Mila ne fera qu’un avec son ventre, celui-ci devenant même le foyer de tout son être. Une incroyable introjection lui permet de ne faire qu’un avec son utérus. Mila qui s’est interdit de penser à un éventuel « après », à un éventuel « en dehors » de Ravensbrück, la projection vers la maternité va alors agir comme un élément moteur ; le fœtus va cristalliser la résistance à l’ennemi, incarner un renouveau, l’espoir d’une renaissance :
Mila entre en territoire neuf. Comme le jour d’arrivée au camp, elle découvre un réel inconnu : il faut se figurer le dedans du corps, s’en construire une image, le nommer. Mila écoute Georgette, enregistre les mots, contractions, urêtre, poussée, délivrance, ce dernier lui plaît plus que les autres, délivrance, non parce qu’il marque la fin de la grossesse et de l’ignorance intérieure, mais parce qu’il désigne une évidence nouvelle : contre toute attente ce qui arrive est une échappatoire, le ventre un lieu que personne, ni autorité, ni institution, ni parti ne peut conquérir, coloniser, s’accaparer tant que Mila garde son secret (Goby, 2013 : 97).
Cette grossesse prend une valeur symbolique qui la dépasse. Le ventre devient une place forte protégée, inviolable pour neuf mois. Mila se sent plus forte à l’idée de posséder in utero cette vie insoupçonnée des nazis. C’est aussi une manière de leur faire un pied-de nez : porter la vie dans un camp de la mort. Selon le système concentrationnaire, c’est même contre-nature. Mais Mila comprend que le territoire du ventre est son espace de liberté à elle, sa pirouette à la machine nazie, son refuge contre la barbarie :
Elle y est seule, libre, sans comptes à rendre, on peut bien prendre sa gamelle, voler sa robe, la battre au sang, l’épuiser au travail, on peut le tuer d’une balle dans la nuque ou l’asphyxier au gaz dans un camp annexe, cet espace lui appartient sans partage jusqu’à l’accouchement, elle les a eues, les Boches (Goby, 2013 : 87).
L’embryon prend alors une dimension surdéterminée : « plus qu’un enfant c’est bien ça qu’elle possède : une zone inviolable, malgré eux. » (Goby, 2013 : 97). Le ventre de Mila ressemble pourtant à tout sauf à un ventre de femme enceinte. Georgette qui veille sur elle comme sur sa propre fille s’en inquiète : « Tu es si maigre. […] Ton bébé est si petit. Ou bien il te tient lieu de ventre. ». (Goby, 2013 : 95) ; il semble en effet que le ventre, l’utérus et le bébé aient fusionné dans ce tout petit espace. Pourtant, malgré ce vide physique, l’enfant doit se sentir attendu, exister déjà. Mila n’aura de cesse de s’adresser à lui comme elle le fera ensuite quand il sera né.
Le ventre cristallise donc l’ensemble des symboles féminins et par voie de conséquence ceux de la vie : il est le siège de la fécondation, de la gestation, de la vie et ici précisément de la résistance à la mort. Ravensbrück a désormais un nouvel épicentre pour Mila. Ce nouvel espace vient concurrencer le camp lui-même. Mila projette sur lui l’espoir et l’avenir post folie nazie. Le ventre, souvent désigné comme deuxième cerveau, prend en effet le relais sur le cerveau vidé de Mila. A travers lui, renaissent sensations éradiquées, émotions bannies. Il offre à Mila un ersatz de renaissance, un succédané de vie parallèle à celle du camp. Mais le pouvoir du ventre est éphémère : dans quelques semaines le bébé sera hors de contrôle. Bientôt la frontière entre les deux mondes n’existera plus. Une fois que l’enfant sera sorti de son ventre, il fera partie intégrante du camp, il sera un de ses oripeaux. Le Revier, « c’est la mort » (Goby, 2013 : 2). S’y rendre c’est afficher une faiblesse. Pour Mila le message est clair. Aucune fragilité physique ne sera épargnée. Elle comprend alors l’inexorable équation : « La grossesse, à terme, c’est le Revier donc c’est la mort ». (Goby, 2013 : 25). Pour Mila le camp sera quoi qu’il advienne une impasse, une voie sans issue pour elle comme pour l’enfant qu’elle porte. Il faudra donc pousser plus loin encore les efforts pour transcender la survie, mener « une guerre dans la guerre » (Goby, 2013 : 158).
Tenir, Résister, Nommer
L’accouchement a lieu dans des conditions inhumaines. Mila n’a d’autre choix que de l’intérioriser. Tout n’est que mouvement intérieur à Ravensbrück. Accoucher dans le silence, néantiser cette venue au monde aux yeux de l’univers concentrationnaire. Garder pour soi ce moment, surtout ne pas le montrer. Seule l’infirmière l’accompagne dans cet instant et contre toute attente tente d’apaiser ses souffrances. Impossible pour Mila de les extérioriser. Crier est interdit, déranger le médecin également. Alors Mila pousse à son paroxysme la maîtrise de soi :
Rentrer le cri […]. Sous les omoplates, les vertèbres, le bassin, le carrelage froid ponce le pointu des os. Perdre les os. Contracter les mâchoires. La Schwester est là, se penche sur ton visage, le sien est lisse, sans expression. Elle imbibe un morceau d’ouate, elle dit schnell, schnell, on dirait qu’elle a peur, schnell, qu’il ne faut pas qu’on la surprenne avec de l’ouate et le flacon, elle accomplit des gestes interdits et toi Mila, tu obéis, tu respires vite. Ça sent l’amande, c’est froid comme la neige, ça allège tout le corps et décolle la douleur, empêche le cri (Goby, 2013 : 118).
L’atmosphère est oppressante, la scène décrite insoutenable. Accoucher sans un bruit, dans des conditions extrêmes : Mila subit une véritable torture qu’elle n’est pas autorisée à exprimer. Toujours intérioriser : à Ravensbrück tout se vit dans la compression. Son corps n’est que tension, raideur, il semble qu’elle va exploser tant elle tient, retient les contorsions de son corps et les douleurs qui les accompagnent. Sa souffrance est abominablement viscérale, organique. Tout n’est que contraction, raideur, rien ne respire. Le texte nous livre alors une mise en abyme magistrale du processus d’intériorisation :
[…] Le son franchit les lèvres de Mila alors la Schwester noue un bâillon sur sa bouche. Le sang bat aux gencives, bat aux tempes, bat dans la poitrine, dans les seins durcis, bat entre les cuisses, bat dans l’utérus, souille la bouche et le foulard, chhhh, souffle la Schwester, le sang pulse dans les veines étroites (Goby, 2013 : 118).
Mila inspire mais ne semble pas expirer. Tout mouvement vers l’extérieur est impossible à Ravensbrück : « […] il faut pousser, inspirer, pousser encore, durcir le ventre et avaler le cri. » (Goby, 2013 : 119). Le bébé arrive sans même que Mila en ait pris conscience. Elle est, comme le symbolise le passage à la focalisation interne puis externe, spectatrice de son accouchement. L’épuisement l’a mise dans un état second, hors d’elle, hors de son corps. L’enfant lui-même est chosifié. Il est perçu comme un produit du camp ; il est d’abord vu comme une chose morte avant d’être envisagé comme un être vivant :
A un moment un bout de chair est posé dans le cou de Mila bâillonnée, elle touche la chose rouge sortie du corps sans os, muette, épuisée, cette chose a un visage, elle ne pleure pas, elle est peut-être morte ou bien elle connait les mots d’ordre, Ruhe, schreist du nicht, ne dérange pas le docteur, la chose sait, se tait, c’est un bébé de Konzentrazion lager (Goby, 2013 : 119).
Puis enfin il revêt une dimension humaine quand l’infirmière annonce son sexe. Il s’individualise alors, se singularise « Ein jung, un garçon » (Goby, 2013 : 119). Mila, en détaillant ses membres, réalise que ceux-ci sont articulés entre eux et constituent un corps, humain :
Mila tâte la chose rouge et silencieuse, une tête, deux oreilles, deux bras, deux mains, une autre vague contracte l’utérus, la Schester jette ce qui en sort, Mila se rappelle la poche translucide autour de ses chatons, […] elle poursuit son repérage, deux jambes, deux pieds, un bébé de Ravensbrück pareil à un bébé du dehors (Goby, 2013 : 119).
La confrontation entre ces deux réalités semble irréelle, impensable, inconcevable. Comment la vie à Ravensbrück peut- elle avoir des points communs avec l’autre vie.
Elle doute quand même, elle se soulève et le sang coule sous son bassin, elle veut voir si l’enfant a deux yeux, deux narines. […] Teresa a raison, que le dedans, le dehors se touchent, dehors la vie en attendant la mort et dedans pareil dehors des grossesses et des nourrissons rouges, dedans les mêmes, et Ravensbrück un pan du monde où la vie s’accomplit comme ailleurs (Goby, 2013 : 119-120).
Les deux mondes - celui du dedans assimilé à l’horreur et celui du dehors - se rejoignent dans l’acte de naissance ou plutôt se percutent dans la tête de Mila, abasourdie par le fait qu’une mise au monde qui sacralise l’entrée dans la vie puisse avoir lieu ici, au sein de ce tombeau.
Désormais, James est un maillon de l’enfer de Ravensbrück, il est un de ses produits au même titre que les détenues. Ce bébé qui « introduit dans le camp quelque chose de la vie normale, banale, du dehors. Qui abolit la frontière, ce que ne cesse de vouloir Teresa. Le camp, déclinaison de l’existence ordinaire. C’est atroce comprend Mila. » (Gobi, 2013 : 120). Sa fragilité, sa vulnérabilité en font même une victime idéale, une proie facile. Le combat pour la vie s’annonce donc encore plus rude pour James.
Aussi paradoxal que cela puisse paraître, le système nazi l’a laissé naitre pour mieux le faire mourir. Résister, tenir, se battre devient plus que jamais concret face à ce petit être qu’elle veut sauver. A toutes ces injonctions que se fixent Mila s’ajoute celle de « nommer ». « Nommer » pour donner au sens propre du terme un nom, désigner, faire qu’un prénom incarne quelqu’un, le désigne, le singularise, le personnifie. Aussi, pouvoir donner un prénom à son enfant est une revanche sur Ravensbrück, antre de la dépersonnification : « Mila se penche sur le front de son bébé. James, mon petit James. […] Pouvoir te nommer c’était une joie violente, plus encore que celle de voir ton visage, plus que celle d’être mère. Nommer quelque chose qui n’appartenait pas au camp. » (Goby, 2013 : 49-150).
- Note de bas de page 12 :
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Irina est la femme qui prendra le relais de Mila pour l’allaitement, alors même que son bébé vient de mourir.
La vision de l’enfant puis son contact agissent sur Mila comme une révélation qui va alors transgresser sa condition de détenue pour tenter de maintenir James en vie. Dans un élan humanitaire incroyable, plusieurs femmes s’unissent alors à son sort pour l’accompagner dans cette entreprise qui s’annonce comme une course contre le temps. Il faut tenir, le faire tenir, nommer, faire exister, parler à James : « James, tu dois tenir, Je t’ai pris une couverture bleue. Tu as le sein d’Irina. Tu as ta mère et tu m’as moi. On va te trouver du charbon. Tu dois tenir, James. Car James l’ignore, lui aussi est une branche. La branche de Mila, de Teresa, peut-être bien d’Irina12 ». (Goby, 2013 : 135-136).
Toutes le savent : désormais prisonnier de l’étau de cette spirale infernale, James est condamné à une mort programmée. Un microcosme voit donc le jour. La promesse qu’incarne James est une fenêtre semi-ouverte. Pour ces femmes privations, dévouements, trocs rythment alors leur quotidien au nom du petit James. Il faut se mobiliser, créer un cordon, car à Ravensbrück l’espérance de vie d’un bébé n’excède pas trois mois tant ses conditions de vie sont déplorables.
Ce qui compte c’est qu’elles parlent, qu’elles tissent un châle de voix melliflues autour de Mila revenue, qu’elles ont brodé le nom de James sur un bout de mouchoir, ont stocké langes, tissu, chaussons sur sa paillasse comme autant d’armes de combat, autant de cœurs battants […] qu’elles couvent ensemble cette possibilité folle, cette vie hébergée dans la Kinderzimmer, contre toute logique. (Goby, 2013 : 132)
Mila sacrifie le peu de nourriture qu’elle reçoit pour son enfant : elle prémâche des pommes de terre qu’elle cache ensuite pour pouvoir la porter à James à la Kinderzimmer. Quand Irina prend le relais de l’allaitement, Mila panique :
Qu’elle ne me le vole pas […], le pain, le mouchoir, le chapelet en pièces électriques Siemens, les photos du père et du frère, les chaussettes, même la gamelle, mais pas lui, je veux dire de l’intérieur, qu’elle ne le prenne pas en elle, cette femme, qu’elle ne prenne pas ma place en lui (Goby, 2013 : 128).
Elle a peur qu’on ne lui vole son enfant Pour autant, James ne survivra pas. Il atteindra trois mois, âge maximum de l’espérance de vie des nourrissons à la Kinderzimmer. Trois petits mois de survie qu’il doit à ces femmes qui ont cristallisé sur lui l’Espoir, qui ont fait consciemment ou inconsciemment de lui leur raison de vivre. Sur-vivre pour permettre à l’autre de survivre. Mila est littéralement sidérée par l’annonce du décès de son fils ; le vide cette fois la submerge :
Dans la tête de Mila c’est blanc et sans image. Elle regarde le trou dans sa chaussure. […] elle se souvient, elle savait que James allait mourir. Depuis le début elle a su, depuis le début il était mort, elle a juste oublié un moment, les choses rentrent dans l’ordre. […] c’est bête d’avoir oublié. De s’être attachée quand même. Il est mort. Il est mort. Il est mort. Il est mort. Il est mort. Il est mort ; Mort. Complètement mort. Mort. Mort. Mort. (Goby, 2013 : 150)
Face à sa stupeur et dans un incroyable élan humain, la puéricultrice lui explique avoir pris le soin de lover le bébé au creux d’une jeune maman venant elle aussi de succomber. Discrètement elle conduit Mila dans cette pièce où sont stockés les cadavres dans l’attente de leur combustion au four crématoire. Envahie par l’émotion, elle réalise alors ce qu’est l’amour maternel :
C’est que la gorge serre, face à l’image ultime, la certitude d’une dernière fois, de ne plus jamais voir ce corps minuscule. Et la laideur des flammes léchant la chair jusqu’au squelette, brûlant les os. Perdre les os. Le déchirement qui se produit, la sensation d’amputation intime, c’est peut-être l’amour ? (Goby, 2013 : 150).
« Perdre les os » cette fois-ci, c’est la mort complète, pleine et entière. C’est le sacrifice de la vie au nom de l’idéologie nazie.
La puéricultrice propose alors à Mila de devenir la mère d’un autre bébé dont la maman vient de mourir. En intervertissant les numéros annexés aux enfants, les nazis ne s’apercevront de rien. Mila de la sorte sauvera peut-être une vie et pourra être mère. Tout est confus dans la tête de Mila : la mort et la vie ne cessent de se superposer dans cet univers confiné. La décision doit pourtant être prise vite. A Ravensbrück, il n’y a pas de place pour le chagrin, pour les larmes ; il n’y a pas le temps de pleurer il faut toujours faire vite toujours à la manière des « Schnell » scandé par les gardiennes. Mila vacille alors, oscillant à nouveau entre le choix de la vie ou celui de la mort. Dans un état de semi-conscience et avec un certain détachement, elle accepte le bébé prénommé Sacha. Elle sait que cette nouvelle vie fonctionne comme une bombe à retardement et confie son angoisse à sa fidèle Teresa :
Elle dit qu’elle ne sait pas si c’est possible d’aimer un autre enfant, d’être la mère d’un autre enfant. […] Sacha a deux semaines, dans deux mois et demi il sera mort et peut-être même avant, de froid, de faim, de dysentrie, des rats. Combien d’enfants de rechange je vais avoir, combien de cadavres, combien de James je vais pleurer jusqu’à ce qu’on sorte du camp… Sortir du camp. Ces mots dans la bouche de Mila, Teresa les entends. Les retient. Ça vient plus tôt que ce qu’elle avait imaginé. Et de façon tellement incongrue. Son espoir de survivre (Goby, 2013 : 151).
Naître à Ravensbrück c’est entamer une existence à rebours de la vie :
Cette fois elle sait. Elle a trois mois, pas plus, la vie s’éteint au-delà. Mila compte. 91 jours moins 14 = 77 jours de sursis, qui s’achèveront mi-février, à la fin de l’hiver. Et chaque matin quand elle marche vers le Revier, vers la Kinderzimmer, elle pense un de moins (Goby, 2013 : 152).
Ce mouvement d’involution à la vie, Mila l’avait pourtant déjà intégré dans les premières semaines de vie de James ; sa physionomie en était même la preuve. A un mois, James semblait déjà ne plus appartenir à l’espèce humaine tant la mort l’envahissait déjà :
Il a un mois […], il a une tête de vieux. Elle passe ses doigts sur le front raviné, les plus autour de la bouche et des yeux. Un vieux, modèle réduit, le cheveu clairsemé, la gencive nue, l’intestin relâché. Peau sèche ouverte d’un coup d’ongle. Mila voit qu’il est vieux. La mort gagne du terrain. Une vie en accéléré. […] Jeune, vieux, elle a oublié l’esthétique de l’âge, oublié l’existence d’enfants avec joues et muscles (Goby, 2013 : 135-136).
Mila va alors s’accrocher à ce bébé de substitution, faire avec lui le chemin de la maternité envers et contre la mort pour donner une chance au petit Sacha-James de survivre :
Ne pas abandonner. Serrer Sacha-James, dire des mots d’amour, Sabine prétend qu’il comprend et même si c’est faux ça ne fait rien, Mila entant les paroles qu’elle prononce, elle s’entend ne pas renoncer. Voir l’éclat du soleil dans les congères. Dire des mots d’amour à James (Goby, 2013 : 166).
Le lien matriciel doit donc transgresser l’instinct maternel commun, être sublimé. Mila y parviendra. Viendra ensuite le temps de la Mémoire où elle devra révéler à Sacha qu’il est un enfant de Ravensbrück. C’est bien là en effet que se situe l’objectif premier de Mila : résister à cette inexistence forcée, résister à l’invasion de la folie de cet Autre qui veut l’engloutir. Mila est consciente de l’anéantissement de son individualité mais veut que ces sacrifices, celui de sa personne et de son enfant, ne soient pas advenus pour rien. La tentation de capituler est parfois si forte.
Conclusion
L’univers concentrationnaire défie toutes les normes, déconstruit toutes nos représentations : politiques, sociales, philosophiques, religieuses. Plus rien n’existe. Le camp relève d’une dimension autre dont la finitude apparente n’a d’égal que l’infini de son ignominie. L’horreur qui lui et consubstantielle relève de l’irreprésentable, de l’indéfinissable. Ravensbrück est une aporie, là où les mots n’existent, là où ils ne peuvent porter sémantiquement ce qu’ils ont à signifier. L’expérience du camp est bel et bien indicible tant le processus réflexif pour la dire ne peut refléter sa réalité. C’est toute la complexité de la littérature des camps de rendre compte de l’espace vécu par l’espace évoqué. Il y a télescopage entre la réalité du camp et la réalité sociale admise, connue et reconnue. Il semble que la vie ne soit qu’une petite mort, un palimpseste de l’idéologie nazie.
Le camp est une injonction tout autant spatiale que sociale. Le changement de norme, de paradigme qu’il fait advenir renverse l’humanité qui devient entre ses murs un groupe dé-essentialisé d’identité. Dans cet univers forclos, c’est une découverte saisissante que de se retrouver face à cette altérité qui relève pourtant bel et bien de la même espèce que soi :
[…] parce qu’il est frappé par l’homme, [le détenu] découvre la présence de l’Autre qui est aussi la sienne propre, car cette présence n’est pas celle en face de lui, elle n’est pas celle du bourreau, mais bien celle de l’espèce humaine qui l’habite. Autrement dit, l’altérité radicale se trouve au fondement d’une communauté de nature universelle (Fossier, Costey)
On ne ressort pas indemne de la lecture de Kinderzimmer. Au cœur de la matrice concentrationnaire, c’est une autre matrice qui est en marche dans Kinderzimmer : une forme de supplément d’âme qui aura permis à la vie d’exister. Cette chambre des enfants qui aurait pu syncrétiser – faute de la réconciliation – la conciliation de la vie et de la mort à Ravensbrück. est un cri poignant lancé à la vie, à la Nature que les nazis ont voulu empêcher. S’il est permis de naître dans ce camp, il n’est pas permis de vivre. Avant même d’être un crime contre l’humanité Ravensbrück se révèle un attentat à l’endroit des femmes car c’est à la femme en tant que femme que le nazisme s’est attaqué, c’est la matrice même de la vie que le camp a voulu réduire au néant. C’était pourtant sans compter sur la voix des survivantes qui sont parvenues à percer le silence dans lequel elles étaient emmurées pour dire et faire savoir, à la manière de la voix de Mila qui n’a cessé de résonner pour dire, nommer et aimer :
Ne pas faire silence, jamais, s’épuiser à parler, partout, en toutes circonstances, dire ce qu’elle a vu. Voir, le maître mot. Imprimer en soi, dégorger les images, le réel. Parler à la Kinderzimmer, aux mères, dans toutes les langues et mélanges de langues, au Tagesraum, au Block, dire, dire maintenant, pour qu’un jour ce soit dit dehors par elle ou par une autre, qu’importe, que celles qui réchappent soient armées de ses yeux à elle, des yeux de toutes. Pourvu qu’on se souvienne. Précisément. […] se répéter encore une fois les événements. Les noms ; Les chiffres. Les dates. Ne pas abandonner, parler, donner à voir. Et garder tous les jours des mots d’amour pour James (Goby, 2013 : 170).
- Note de bas de page 13 :
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Kertész, I. (2002). « Discours de réception du Nobel de littérature ». Stockholm : « Eurêka ! ».
« Ne pas mourir avant la mort. Vivre, dit-on » (Goby, 2013 : 144). Il aura pourtant fallu à Mila comme Imre Kertész en fera le constat relativement à sa propre expérience, « mourir une fois pour continuer à vivre » (Kertész, 2002)13.